Entretien réalisé par Juliette Benabent
Devant l’afflux de réfugiés aux portes de l’Europe, la notion de droit d’asile est violemment questionnée. D’où vient-elle ? Comment s’applique-t-elle ? Pourquoi l’Allemagne est-elle la seule à tenir un discours d’ouverture ? Quel avenir pour ce droit d’asile ? Les réponses d’Anicet Le Pors, juge à la Cour nationale du droit d’asile de 2001 à 2014 et président fondateur de l’Association française des juges de l’asile (AFJA).

Rappelez-nous les grands principes et fondements du droit d’asile?
L’asile est accordé sur la base de l’article 1 de la Convention de Genève du 25 juillet 1951, « le terme »réfugié » s’appliquera à toute personne (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » Cette protection comporte un élément subjectif (craignant) et un élément objectif (avec raison), et donne droit à un titre de séjour de 10 ans.
Nous avons aussi un texte purement français : notre Constitution, dans son article 53-1, stipule que « La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile (…), des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées. (…) Les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif. »
C’est donc très clair : la République peut accorder l’asile à qui elle veut. Il s’agit d’une pure question politique. Quand les autorités françaises ont accueilli Khomeiny ou Jean-Claude Duvalier (ancien président d’Haïti), elles ne s’en sont pas justifiées …
Certains (comme Alain Juppé mardi sur France Inter…), soutiennent que de nombreux demandeurs d’asile sont en réalité des migrants économiques déguisés…
ette assertion n’a pas lieu d’’être. Qui peut penser qu’un demandeur politique n’est pas, en même temps, privé de ressources et d’une vie normale ? Et dans un pays soumis à un despote, la privation de droits économiques et la violence de l’exploitation peuvent bien aussi s’apparenter à une persécution. Il existe encore des situations d’esclavage dans le monde. Il est donc tout à fait hasardeux de faire à ce sujet une distinction radicale.
Estimez-vous que le droit d’asile devrait faire l’objet d’une mise en œuvre massive pour les migrants qui se pressent aux portes de l’Europe?
Oui, et le droit positif existant ne s’oppose en rien à un tel accueil puisque c’est avant tout une question de volonté politique.
La globalisation, la mondialisation impliquent l’interdépendance, la coopération, la solidarité. La politique d’asile correspondante doit être celle d’un large accueil. Les pays développés en ont la possibilité : répétons que ces flux, malgré leur importance, ne représentent qu’une très faible proportion des populations des pays d’accueil (moins de 0,1% des 500 millions d’habitants que compte l’Union, NDLR).
N’oublions pas non plus que plus des trois-quarts des réfugiés dans le monde se trouvent en Afrique ou en Asie et que jusqu’à présent l’Europe n’en protège que 15%…
Comment expliquer les disparités de l’application du droit d’asile dans les différents pays de l’UE ?
D’abord, parce que les pays européens se sont révélés incapables de mettre en place un régime d’asile européen commun, comme ils l’avaient pourtant prévu et annoncé en 2004. Par exemple, ils ne parviennent même pas à se mettre d’accord sur une liste de « pays d’origine sûrs », où l’on peut renvoyer les personnes dont la demande est rejetée. Ce concept est au demeurant très discutable dans un monde aussi instable.
Ensuite, parce que l’Union européenne est en crise comme en attestent de nombreux dossiers d’actualité (Grèce, Ukraine …).
Enfin, parce que les différents pays de l’Union n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes histoires, ni les mêmes cultures. Cela conduit à des attitudes d’opportunisme, à des réactions nationalistes, à des comportements lâches face à des drames humains de masse.
La Hongrie, en érigeant un mur de barbelés, se met elle en contradiction avec le droit international?
omme je l’ai souligné, la question est avant tout politique et humaine, plus que purement juridique. Cela dit, l’attitude du gouvernement hongrois est en contradiction avec le principe de non-refoulement du demandeur d’asile à la frontière, principe posé par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951. Elle contrevient aussi aux différentes déclarations des droits de l’homme existantes et à la Charte des droits fondamentaux de l’UE.
Que vous inspire le discours volontariste d’Angela Merkel?
a chancelière allemande est dans une position économique dominante, qu’elle semble aujourd’hui en mesure de traduire sur le terrain politique – on a pu le constater à l’occasion de la crise grecque. L’Allemagne a longtemps fait prévaloir le droit du sang sur le droit du sol, les immigrés accueillis n’ayant pas réellement vocation à « s’intégrer » dans la population native, en particulier par des mariages « mixtes ». On le voit avec l’importante population turque… Le discours d’Angela Merkel est probablement empreint de compassion, mais aussi d’intérêt puisque l’Allemagne dispose d’une population nombreuse mais d’une démographie déclinante…
Et la France ?
A l’inverse, l’immigration y a toujours été vue comme devant mener à l’intégration, voire à l’assimilation, c’est-à-dire la fusion complète des populations présentes sur le territoire, quelles que soient leurs origines. Un tel langage d’ouverture est donc sans doute plus difficile à tenir politiquement. Pourtant, c’était à la France de le faire. C’est une véritable occasion manquée. François Hollande et Manuel Valls auraient pu et dû être à l’avant-garde d’un discours compassionnel sous-tendu par un puissant contenu politique, dicté par la tradition française de l’asile, depuis la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et la Constitution de 1793 qui stipulait que « le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres (…). Il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans » Oui, l’opinion est réticente, mais c’est cela la politique : être capable au besoin d’agir contre l’opinion. Avec courage.
Diriez-vous comme Bernard Cazeneuve dans Libération du 2 septembre, que « la France n’a pas failli«
En 2012, la France était la première destination des demandeurs d’asile en Europe, seulement derrière les États-Unis dans l’ensemble des pays développés. En 2014, elle n’était plus qu’en sixième position, loin derrière l’Allemagne, les États Unis, la Turquie, la Suède et l’Italie. Le nombre des demandeurs a baissé en France, à l’inverse du mouvement général de croissance des demandes. Il conviendrait que le ministre de l’Intérieur d’un gouvernement se réclamant de la gauche s’explique sur l’évolution observée jusqu’ici au cours de ce quinquennat !
En tant que juge de l’asile, j’ai constaté à quel point la France garde néanmoins aux yeux de nombre de demandeurs d’asile une réputation de « terre d’asile » et de « pays des droits de l’homme ». Il est dramatique de voir cette tradition se brouiller. Cela devrait interdire en tout cas toute expression de bonne conscience satisfaite.
a réforme en cours du droit d’asile en France est elle de nature à apporter des améliorations ?
Elle comporte des aspects positifs (présence d’une personne pouvant conseiller le demandeur lors de son entretien à l’OFPRA, attente réduite de la décision finale, augmentation annoncée du nombre de place d’accueil en CADA etc). Mais il y a aussi des côtés inquiétants : la réduction des délais paraît impossible dans le respect d’une enquête scrupuleuse ; cette réduction pousse à l’augmentation des décisions prises par un juge unique, ce qui prive le demandeur d’une audition devant une formation de jugement collégiale, il est questions de pouvoir répartitir arbitrairement des demandeurs sur le territoire sous peine de suppression de protections sociales, etc.
Au total, cette réforme n’est ni suffisante ni satisfaisante.
Le droit d’asile doit-il être redéfini ? Comment voir son avenir ?
on expérience est pluriséculaire, et résulte d’évolutions. On est ainsi passé de l’identification d’un lieu d’asile à la protection d’une personne, d’un acte discrétionnaire à une protection juridique internationale. Sans doute faut-il aujourd’hui envisager de nouvelles dispositions juridiques, mais elles n’auront d’effet que si elles sont le fruit de changements de politiques et d’évolution des mentalités. Il faudrait passer, par exemple, d’une politique de sécurisation et de contrôle des flux au droit à l’hospitalité et à la protection de la personne. Revivifier la tradition humaniste de la France. Changer aussi la mentalité des décisionnaires, fonctionnaires et juges, en rappelant des idées simples : en matière d’asile, la preuve de la persécution n’est exigée par aucun texte, ce qui compte c’est l’intime conviction du juge ; la décision finalement prise « au nom du Peuple français » doit être une décision de justice, sérieuse et humaine, et pas seulement une application sèche et conformiste du droit. Enfin, des contradictions dans le récit des demandeurs ne doivent pas invalider automatiquement leur demande vu le parcours du combattant qui est le leur. C’est la crédibilité du récit dans son ensemble qu’il faut considérer et le doute devrait, au final, bénéficier au demandeur.
Cette crise signifie-t-elle la fin de l’espace Schengen? La fin de l’Europe?
L’espace Schengen n’est pas porteur de vertus par lui même vu l’hétérogénéité de sa composition et certaines règles qui y sont appliquées, comme celle qui oblige à déposer la demande d’asile dans le premier pays d’entrée. C’est sans aucune signification au regard du parcours aléatoire de l’intéressé !
Au cours des vingt dernières années, l’Union européenne a été la source des mesures les plus coercitives en matière de droit d’asile (cette obligation de demande dans le premier pays d’entrée, la notion de pays d’origine sûrs, la longue durée de rétention …) Cette crise a le mérite de poser clairement la responsabilité de chaque pays devant cet aspect de la mondialisation. L’Union européenne, qui a démontré son incapacité à mettre en place une politique commune et ne semble pas près d’y parvenir, ne me paraît pas le bon niveau d’analyse et de décision. Il y a aujourd’hui bien plus de raisons qu’en 1951 avec la convention de Genève de poser le problème au niveau mondial. C’est là sans doute l’un des grands défis du XXI° siècle.