Colloque de l’Institut d’histoire sociale Mines-Énergie (IHSME) – Montreuil 22 juin 2016
LA PERTINENCE DE LA NATION
Je vous remercie de m’avoir invité à intervenir dans ce colloque. Je n’ai d’autre légitimité à le faire que l’intérêt que je porte avec vous aux questions traitées dans le cadre du très intéressant programme que vous avez établi. C’est aussi pour moi l’occasion de prolonger la discussion très animée que nous avons eue lors du précédent colloque de l’IHSME le 12 décembre 2012 sur la nationalisation et en hommage à Marcel Paul.
J’ai interprété le thème qui m’a été proposé « la pertinence de la nation » sous forme d’une interrogation : « La nation est-elle encore pertinente ?
L’importance prise par les questions de déréglementation dans ce colloque invite à s’interroger sur l’identification du souverain et les atteintes portées à la souveraineté nationale et populaire. Avoir placé cette problématique dans le cadre du 70e anniversaire des lois de nationalisation de 1946 fait de la propriété publique un élément essentiel de la souveraineté et, par là, de l’identité nationale. Reste à s’interroger sur le contenu actuel de ces concepts.
Je profite aussi de cette intervention pour signaler que cette année sera aussi celle du 70e anniversaire du Statut général des fonctionnaires institué par la loi du 19 octobre 1946.
Mais d’abord quel est le souverain aujourd’hui ?
Pour répondre correctement à cette question, je pense qu’il faut se situer dans l’histoire longue dans une époque qui, sous l’emprise de l’idéologie libérale, tend à fonctionner « ici et maintenant ». Je souscris à cette parole d’un auteur dont je partage pas généralement da pensée, Alexis de Tocqueville, qui a écrit : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir l’esprit marche dans les ténèbres ». On peut suivre l’identification du souverain à travers quatre mutations.
La première mutation peut être située à la fin du Moyen Âge lorsque le Roi décide d’affirmer son autorité politique propre engageant ainsi une sécularisation du pouvoir. Le monarque n’est plu seulement roi « par la grâce de Dieu ». Ainsi Philippe Le Bel enjoint au pape Clément V de s’installer à Avignon. Il y a, en quelque sorte, une séparation – relative – du Roi d’avec Dieu.
La deuxième mutation est la conséquence de l’affirmation de cette autorité royale sous forme d’une monarchie absolue qui, pour imposer son pouvoir, entreprend de mettre sur pied un appareil d’État de plus en plus puissant, structuré, regardé comme le lieu du pouvoir véritable qui va peu à peu mettre en question la légitimité de la personne même du Roi. Louis XIV avait commencé son règne en affirmant « l’État, c’est moi ! » ; après 72 année de règne il l’aurait terminé en 1715 par ces mots : « Je meurs, mais il reste d’État ». Il y a donc alors distanciation de l’appareil d’État et des catégories sociales qui s’y rattachent de la personne du Roi.
La troisième mutation découle de cette marginalisation du pouvoir royal. On sait comment la question a été tranchée en France, mais reste la question : qui désormais est le souverain ? Sous l’influence des Lumières, la réponse est apportée par Jean-Jacques Rousseau dans son livre Du contrat social en 1762 : c’est le Peuple. Dès lors c’est lui, dans sa diversité, qui va entreprendre la conquête du pouvoir d’État au long des XIXe et XXe siècle. Le XIXe siècle sera celui de l’affirmation des nationalités. Il sera dans notre pays le théâtre d’une puissante accélération de l’histoire selon trois axes : la lutte pour la République qui sera consacrée en 1875 ; la lutte pour le progrès social, voire, selon certains, pour le socialisme, qui aboutira aux lois sociales de la fin du siècle relatives au droit de grève, au droit syndical notamment ; la lutte pour sortir de la toute puissance de la religion conclue provisoirement par les lois des années 1880 de Jules Ferry et la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Avec l’affirmation des nationalités, se constitueront des empires coloniaux et la conquête du pouvoir d’État donnera lieu tout au long du XXe siècle à la constitution de grandes organisations sociales, mais aussi d’États totalitaires et de mouvements politiques de grande ampleur guidés par des idéologies messianiques, des religions séculières. Le grand intellectuel catholique René Rémond caractérisera l’avènement d’un siècle « prométhéen » au sens où l’homme avait cru qu’il pouvait, par la connaissance et sa volonté propre, forger son destin et dominer la nature. La contradiction État-Peuple demeure irrésolue, mais contenue dans le concept d’État-Nation
Ces grands systèmes s’effondreront dans la deuxième moitié du XXe siècle, nous laissant dans une situation de décomposition sociale, de perte de repères, de « métamorphose » selon la juste expression d’Edgard Morin. On peut penser que s’ouvre ainsi une quatrième mutation sur la base d’une bipolarisation entre, d’une part, une individuation libérée des allégeances du siècle précédent et, d’autre part, une promotion du genre humain s’affirmant comme sujet de droit pour la première fois de son histoire ce qui fait du XXIe siècle une étape majeure de l’hominisation. Mais je reviendrai sur cette hypothèse et sur la place que pourrait y occuper la nation, renouvelée dans sa pertinence évolutive.
Auparavant, quel est aujourd’hui l’état des lieux de la souveraineté ?
La souveraineté s’exprime par des institutions et des pratiques institutionnelles. Il existe un débat traditionnel entre souveraineté nationale et souveraineté populaire. La première prend en compte l’apport des générations successives et prend appui sur la démocratie représentative. La seconde a un caractère plus spontané et préfère l’expression de la démocratie directe. Aux termes de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 :« Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Tandis que l’article 7 de la constitution de 1793 énonce : « Le peuple souverain est l’universalité des citoyens français. » Le Conseil National de la Résistance (CNR) avait retenu les deux acceptions. Les constitutions de la IVe et de la Ve République ont réglé la question par la formule : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (article 3). La souveraineté légitime l’exercice du pouvoir d’État c’est-à-dire la prérogative d’instituer un État de droit, de battre monnaie, d’engager des politiques publiques, d’établir des relations internationales, etc. L’énoncé de ces différents chapitres permet – sans qu’il soit nécessaire de développer – que la souveraineté peut être gravement menacées par les conséquences d’intégrations supranationales, notamment dans le cadre de l’Union européenne actuelle. Néanmoins, à ce sujet comme pour ce qui concerne les autres domaines, il faut éviter de verser dans deux attitudes extrêmes : un catastrophisme démobilisateur et une complaisance irresponsable.
La souveraineté nationale se définit également dans son rapport aux autres souverainetés nationales, donnant une expression concrète à la notion d’indépendance dans l’interdépendance. L’article 55 de la Constitution dispose que « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. » J’ai connu des personnes qui considéraient que cette disposition pouvait être l’instrument d’une affirmation de l’internationalisme prolétarien ». Il a pu servir à l’introduction de mesures progressistes en droit interne (la Convention de Genève sur le droit d’asile de 1951, par exemple) mais il a surtout servi l’intégration supranationale, contraignant la souveraineté nationale. Le traité de Maastricht a introduit la notion de subsidiarité qui permet des délégations de compétences mais ne doit pas conduire à des transferts de souveraineté. L’actuelle mondialisation tend à supprimer bien des spécificités nationales à des fins de normalisation alors que ces spécificités pourraient être des contributions enrichissantes pour tous les peuples. Il en est ainsi, par exemple, en ce qui concerne la France, de l’ampleur de ses services publics, de ses milliers de communes, de l’inscription de la laïcité dans sa constitution, de son modèle social ou d’intégration, de sa compétence juridique et institutionnelle, etc. A juste raison, le philosophe Marcel Gauchet a dénoncé la « banalisation » de la France au cours de quinquennat de Nicolas Sarkozy. Si l’on peut apporter des nuances, la tendance n’a pas été inversée par l’actuel président de la République.
La souveraineté dépend aussi, bien évidemment, de la maîtrise économique de l’État-nation. Celle-ci est gravement mise en cause actuellement par la domination d’un nombre limité d’oligopoles financiers sur l’économie mondiale – voir à ce sujet les travaux de l’économiste François Morin et d’autres. Ils peuvent prendre appui sur l’indépendance décrétée des banques centrales. Par là, si l’on y ajoute au surplus les effets des traités de l’OMC et du TAFTA à venir, ces banques limitent fortement l’action des États. Ceux-ci ne peuvent contenir l’offensive qu’en disposant des moyens notamment matériels de leur indépendance économique et politique aux premiers rangs desquels il faut compter la propriété publique. À cet égard, avoir choisi d’organiser ce colloque en l’associant au thème de la pertinence de la nation m’apparaît particulièrement judicieux.
Car, en effet, l’importance de la question de la propriété publique m’apparaît décisive.
À ce sujet, je considère qu’il faut partir de données simples. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1755, Jean-Jacques Rousseau a écrit : « Le premier homme qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dure » ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile (…) ». Il établit par là que la propriété est un rapport social, un rapport de force social, un pouvoir d’un homme sur une chose et éventuellement aussi, sur des hommes.
Pour m’être déjà exprimé sur le sujet lors du précédent colloque de l’IHSME en 2012, je rappellerai seulement que je distinguais trois générations de propriétés. Premièrement, la propriété individuelle conçue comme un attribut de la citoyenneté par l’article 17 de la Déclaration des droits de 1789 qui en fixait cependant la limite en cas de nécessité publique : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » La deuxième génération est la conséquence de l’accumulation du capital et du développement de l’organisation sociale et politique ; elle est définie au 9ème alinéa du Préambule de la constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. ». Le Programme commun de la gauche de 1972, tout en précisant les critères de nationalisation retenait la même problématique. La troisième génération devrait être dégagée d’un retour sur les nationalisations effectivement réalisées par la loi du 11 février 1982 dont il conviendrait de dégager les enseignements de son échec. J’y vois pour ma part deux raisons principales bien que je considère qu’au seul plan juridique cette loi opérait un vaste transfert de propriété industriel et bancaire. D’une part, les nationalisations ont été privées de finalités et d’objectifs lorsqu’est survenu au printemps 1983 le « tournant libéral » initié par François Mitterrand : désormais c’est la « main invisible » du marché qui pilotait l’économie. D’autre part, l’intervention des travailleurs n’a pas pris corps, sans doute parce que les mentalités n’avaient pas évolué au point de pouvoir mettre en œuvre de « nouveaux critères de gestion », mais surtout parce que les lois Auroux se sont dispersées sur plusieurs années et que la loi de démocratisation du secteur public n’est intervenue que le 26 juillet 1983, soit après le tournant libéral. Sous le nom d’appropriation sociale – que je n’utilise qu’avec prudence car l’expression a pu laisser penser qu’elle se substituait à celle de propriété publique ce qui n’est évidemment pas le cas – les nouvelles propositions de nationalisation devraient prendre en compte avec rigueur ces deux volets.
La question est aujourd’hui encore plus complexe qu’elle ne l’était dans les années 1970-1980 en raison de la mondialisation du capital. Elle l’est aussi car le mouvement de transformation progressiste a perdu beaucoup de terrain pour ne pas avoir fait de retour sur l’expérience de 1982-1983 et persiste à ne pas le faire. Pendant ce temps une offensive idéologique contre la propriété publique – appuyée par plusieurs rapports officiels – s’est développée, tendant à accréditer l’idée qu’elle n’avait pas d’intérêt, que seule comptait la gestion – mieux, la gouvernance – qu’en quelque sorte il pouvait y avoir une généralisation de services publics « hors-sol » et de production de biens fondamentaux sur une large base de propriété privée. Cette démarche s’est exprimée lors d’un très récent colloque au Conseil d’État sur les entreprises publiques en caractérisant une évolution de l’État propriétaire à l’État partenaire (ou de l’État stratège à l’État actionnaire). Aujourd’hui, les forces progressistes ont quitté ce terrain, le plus souvent elles ne disent rien ou se réfugient dans des formules générales, ou bien encore elles ont recours à ce que je considère comme des subterfuges, la notion de « pôles publics » largement indéterminés, qui appellent de ma part des réserves voire un désaccord. Pourtant, les médias évoquent quotidiennement les transferts de propriété privée ; seraient-ils les seuls à considérer que « là où est la propriété là est le pouvoir » ?
Dans ces conditions concernant la nature du souverain, le contenu de la souveraineté, le rôle dévolu à la propriété publique, quelle pertinence et quelle vocation pour la nation ?
Dans sa célèbre conférence à la Sorbonne le 11 mars 1882 sur le thème Qu’est-ce qu’une nation ? Ernest Renan déclarait : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne probablement les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons ». Cela fait 134 ans et, pour ma part, je pourrais souscrire pour l’essentiel à cette analyse qui indique que s’agissant de la nation on doit s’inscrire dans le temps long. Il y avait une cinquantaine de nations au lendemain de la seconde guerre mondiale, on en compte 194 aujourd’hui, ce qui n’est pas un signe de dégénérescence, même si cela ne légitime pas les dangereuses expressions nationalistes. La nation reste pour l’essentiel le creuset de la formation de la citoyenneté, le lieu d’activité principal des bases productives, le centre des décisions publiques en dépit des limitations réelles de souveraineté évoquées, un espace important de création culturelle, etc. Pourtant un doute existe dans une situation incertaine de crise sur l’avenir de notre pays. Hubert Védrine faisait récemment remarquer que, sur la base de son expérience internationale, la nation n’était remise en cause que dans la partie la pus occidentale de l’Europe et que cette attitude n’était pas observée dans le reste du monde. Ainsi, il est possible de considérer, sur la simple base de son potentiel constaté, que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général.
Ce constat et la marche du monde invitent à considérer que la nation peut voir s’ouvrir une vocation rénovée dans ce XXIe siècle. La quatrième mutation évoquée au début de cette intervention situe la nation désormais entre les processus d’individuation et de mondialisation. La nation a, dès lors la mission, d’une part de promouvoir la citoyenneté sur des bases plus affranchies des contradictions du XXe siècle et, d’autre part, d’être créatrice d’universalité tant dans le domaine des valeurs que celui des moyens de toute nature. La France, à cet égard, en raison de sa longue expérience historique, peut apporter à cette évolution une contribution majeure d’une grande diversité. La nation devient ainsi l’opérateur essentiel d’une dialectique reliant citoyen et genre humain. Cette situation n’invalide pas pour autant d’autres niveaux comme celui de l’organisation continentale qui impliquerait une Europe confédérale allant de Brest à Vladivostok. Au demeurant ce ne serait que renouer ave l’Europe du général de Gaulle de « l’Atlantique à l’Oural » ou encore celle des échanges de Voltaire et de Catherine II de Russie.
Il s’agit là d’un processus global de socialisation à tous niveaux comme solution de la « métamorphose », une socialisation qu’évoquant en 1949, Pierre Teilhard de Chardin, jésuite et homme de science puisqu’il était paléontologue, lorsqu’il déclarait : « On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’Homme de se socialiser ».
Anicet Le Pors
Conseiller d’État honoraire
Ancien ministre de la Fonction publique (1081-1984)