Michel Rocard est mort hier et sa disparition me touche car si nous n’avons pas été très proches nous avions à peu près le même âge (j’étais de huit mois son cadet) et nos routes se sont croisées assez souvent au cours des cinquante dernières années. Notre première rencontre eut lieu fin 1965 ou début 1966 dans une salle de réunion du ministère des Finances alors au Louvre rue de Rivoli. J’arrivais à la direction de la Prévision après la Météorologie nationale. Il était secrétaire général de la commission des comptes de la nation. J’ai alors été très impressionné par le brio avec lequel il décrivait les équilibres économiques avec force chiffres dont je ne suis que plus tard que leur maniement était assez aisé pour ceux dont le métier était de pratiquer le Tableau d’échanges interindustriel et de tableau des opérations financières, ces instruments de base de l’analyse macroéconomique. J’attribuais alors sa virtuosité à sa qualité d’inspecteur des finances, le premier que je rencontrais. J’appris aussi très vite qu’il faisait de la politique et écrivait sous le pseudonyme de Michel Servet tandis que j’avais moi-même choisi celui d’Alexis Cousin, un peu par hasard.
Les communistes étaient très nombreux à la direction de la Prévision et j’appris qu’il les contestait, tout en ayant une attitude fraternelle à leur égard. Il fut particulièrement actif pendant les évènements de 1968 à l’occasion desquels il apparut plus clairement comme dirigeant politique. Je me souviens avoir fait un bout de manif avec lui avant qu’il ne me quitte pour rejoindre en tête du cortège le groupe des personnalités, lui comme dirigeant du PSU. Les nationalisations à inscrire dans le Programme commun de la gauche furent un point important de nos échanges. Il adoptait sur le sujet une position restrictive quant au champ et défendait l’idée que la propriété publique à 51 % du capital – ce que nous appelions des nationalisations « financières » soutenues par une partie importante des dirigeants du parti socialiste, tandis que le parti communiste défendait la proposition de nationalisations « franches » à 100 % du capital – suffisait pour avoir la maîtrise des entreprises concernées. Nous eûmes, avec bien d’autres des deux camps, plusieurs occasions de nous en expliquer au cours des années 1970. Le point d’orgue de ce débat eu lieu au cours du conseil des ministres de Rambouillet, en septembre 1981, au cours duquel François Mitterrand arrêta la position du gouvernement de la gauche sur cette question politique et économique cruciale qui avait tant fait discuter au cours de la décennie précédente. Michel Rocard défendit sa position que je considérais comme « réformiste », en compagnie, notamment, de Jacques Delors et de Robert Badinter, contre Jean-Pierre Chevènement, les quatre ministres communistes et, sans doute, Pierre Mauroy. On sait que François Mitterrand se prononça plutôt en faveur de ces derniers ce qui sembla acter l’échec des premiers.
J’eus droit d’être invité – à Conflans St-Honorine, je crois, au grand show organisé par son ami Jean-Paul Huchon pour son soixantième anniversaire. Il y fut question de « phares er balises » un club dont il était proche et parce qu’il avait la réputation d’être un excellent marin. L’assistance était nombreuse, l’ambiance chaleureuse, je m’y sentais un peu seul pour représenter la sensibilité communiste. Je n’y suis pas resté très longtemps, quittant cette fête, dans laquelle je ne me sentais pas très à l’aise, avec Jacques Attali qui devait, pour d’autres raisons, être dans le même état d’esprit.
Au conseil des ministres, Michel Rocard se trouvait souvent en face de moi et je l’observais avec intérêt pour retrouver le savoir-faire qui m’avait tant impressionné au début. J’y étais habitué et, par conséquent, je n’étais pas surpris par ses efforts pour avancer des idées personnelles, tenter de les mettre en cohérence, convaincre du bien-fondé de sa démarche. Il n’était pas toujours très clair et je crois que je l’avais définitivement classé parmi les réformistes qui ne pouvaient contribuer à la transformation sociale que nous espérions. Mais, surtout, son intervention était singulière en ce qu’elle révélait de ses rapports avec le Président François Mitterrand. Celui-ci lui passait distraitement la parole, continuait à signer des parapheurs ou à consulter des documents sans prêter beaucoup d’attention à l’intervenant. Quelques ministres courtisans s’affichaient ostensiblement dans les mêmes dispositions. C’était assez cruel et traduisait un fort ascendant politique et psychologique de François Mitterrand, à l’évidence le plus fort dans la hiérarchie. On imagine mal ce que l’accumulation de vexations pouvait nourrir de rancœur, mais aussi l’abnégation dont Michel Rocard devait témoigner malgré tout.
Je n’ai pas eu de relations étroites avec Michel Rocard si nous nous connaissions bien. Ces relations ont toujours été chaleureuses, même lorsque nous débattions dans le cadre du Programme commun où nos désaccords étaient francs. J’ai plusieurs fois été surpris lorsque dans un échange d’arguments contrastés, il semblait chercher de ma part un minimum d’acquiescement, comme s’il n’était pas tout à fait sûr de ce qu’il défendait. Je me souviens en particulier d’un débat dans le cadre de la 8° Université d’automne de la Ligue des droits de l’homme le 23 novembre2002 sur le thème « La cité, la loi et le contrat. Il était arrivé en retard et n’avait pas bien préparé son intervention alors que j’avais soigneusement travaillé la mienne jugeant la question essentielle et compte tenu du prestige de mon interlocuteur. Il s’en rendit compte et souligna dans son intervention le soin que j’avais pris à préparer la mienne. La sienne fut tout à fait présentable mais n’apporta pas grand-chose sur un sujet qui aurait du le passionner vu ses orientations générales et sa réputation. Il repartit aussi vite qu’il était venu. Premier ministre, il me nomma au Haut Conseil à l’intégration lors de sa création en 1990 ; j’en démissionnai en 1993 après l’alternance pour ne pas cautionner les lois Pasqua sur la nationalité.
Sa mort a été submergée de commentaires généralement très élogieux sinon dithyrambiques, c’est la loi du genre a dit un commentateur. Sans doute soulignée par la médiocrité du contexte. Mais, à mes yeux le rocardisme ne résiste pas à une critique élémentaire. Michel Rocard a été un réformiste somme toute assez classique, anticommuniste mais quand même un peu libertaire, idéaliste mais pas théoricien, autogestionnaire proclamé mais hiérarchique sans état d’âme (il utilisera 28 fois la procédure d’adoption d’une loi sans vote par le recours à l’article 49-3 de la constitution). On retiendra des idées réformistes mais qui ne lui sont pas propres : l’anticolonialisme, le choix du contrat de préférence à la loi, l’autogestion largement in déterminée. De même le temps permettra de se souvenir de certaines réformes, mais elles s’inscrivent dans une évolution qui les dissoudront. Lorsque l’on veut citer son apport on ne va guère au-delà de : le RMI, la CSG, les accords Matignon sur la Nouvelle Calédonie. L’histoire ne conservera pas très longtemps ces traces. La figure reste attachante parce qu’elle est en contrepoint de ce qui existe aujourd’hui et qu’elle reste singulière par une certaine sincérité dont elle témoigne. Je parlerai à son sujet d’une sorte de scoutisme politique. Un commentateur a rappelé que, lorsqu’il appartenait dans sa jeunesse aux scouts protestants, on lui avait donné lé surnom de « hamster érudit ». C’était assez bien vu et prémonitoire.
Sans savoir qu’il était très malade, j’avais mis en exergue sur mon blog, il y a un mois, la phrase par laquelle il concluait un article sur « Les mystères de la finance » dans la dernière livraison de mars-avril 2016 de la revue Le Débat. Une belle phrase : « Sur la fin de mes jours, je ne resterai optimiste que par devoir. »