Président d’honneur de l’Union des sociétés bretonnes de l’Ile de France
Dans tel ou tel bourg de la Basse Bretagne des gilets jaunes on dit qu’il était de plus en plus difficile d’y vivre normalement : plus de bureau de poste, rares transports en commun, plus d’épicerie, de boucherie, une boulangerie fermée en août, et avec cela du chômage, des emplois mal rémunérés, le logement onéreux. On objectera peut-être qu’il y a aujourd’hui un médecin et une pharmacie qui n’existaient pas hier, mais aussi des services municipaux et sociaux plus développés, des réseaux informatiques, des agences bancaires, une vie associative active, etc. . La déstabilisation pourtant est profonde et les bilans des avantages et des inconvénients respectifs du passé et du présent sont de bien peu de secours pour dissiper le malaise que crée le sentiment de passage d’un mode de vie à un autre. Être une citoyenne, citoyen heureux dans une société en mutation est difficile et même une souffrance pour certains. Mais la citoyenneté est une création continue. Ceux et celles qui nous ont précédés ont eu aussi à résoudre bien des problèmes difficiles et ils y sont parvenus, d’autres se présenteront aux générations futures. Je souhaite aux Bretonnes et aux Bretons de promouvoir vaillamment les valeurs de la République, l’intérêt général, l’égalité, la responsabilité, la laïcité, de défendre les libertés publiques et individuelles, la libre administration des collectivités territoriales, d’ouvrir la perspective d’institutions pleinement démocratiques dans une mondialisation progressiste. Et dans cet effort collectif, une bonne et heureuse année à toutes et à tous.
Cette rencontre est une contribution à la journée d’action nationale de ce jour. S’agissant du service public, je ne pense pas qu’il faille parler de Passion commune, le livre de Jacques Marsaud, comme le feraient les marchands et les financiers, c’es- à-dire « ici et maintenant », mais le situer dans une perspective historique et symbolique. Jacques peut, en effet, être regardé comme témoin de l’aboutissement d’une évolution de plusieurs siècles.
Une longue marche
Il y avait au Moyen Âge une fonction publique locale et des agents à son service. En 1294, sous Philippe Le Bel on mentionne un statut de « tambour public ». Mais ensuite sous la monarchie absolue c’est la fonction publique de l’État qui conduira l’évolution plaçant la fonction publique territoriale dans une position subordonnée. Et ce n’est qu’en 1889 par l’arrêt Cadot que le Conseil d’État admettant sa compétence concernant les agents communaux les reconnaitra comme agents publics. Ils resteront cependant déclassés par rapport aux fonctionnaires de l’État. Au point, par exemple, que la loi de finances du 31 décembre 1937 interdira aux élus de servir à leurs agents des rémunérations supérieures à celles de leurs homologues de l’État, disposition humiliante comme d’autres qui faisaient dire aux communaux jusqu’aux années 1970 lorsqu’ils étaient questionnés sur leur situation professionnelle qu’ils étaient « assimilés fonctionnaires ». Aujourd’hui, Jacques Marsaud, comme il est dit sur la 4e de couverture du livre est « une figure de référence de l’administration des collectivités territoriales ».
Il faut avoir conscience du chemin parcouru du tambour public à l’administrateur Jacques, au plus haut niveau dans la hiérarchie administrative au moment où ceux qui nous gouvernent voudraient nous faire rebrousse ce chemin de l’histoire en s’en prenant plus particulièrement à la fonction publique territoriale. Ils s’efforcent de contourner le principe constitutionnel de libre administration et considèrent que la fonction publique territoriale étant le « maillon faible » de la construction statutaire – notamment en raison de l’importance du recrutement de contractuels qui y est pratiqué et de sa création relativement récente – elle doit être la cible principale de la remise en cause du statut. Mais c’est méconnaitre l’existence de tendances lourdes qui se sont manifestées dans l’histoire longue : sécularisation du pouvoir politique, expansion administrative, socialisation des financements sociaux, maturation des principes d’intérêt généra et de service public. Il reste que la régression néolibérale à laquelle on assiste depuis le début des années 1980, si elle s’inscrit contre ces tendances, ne les met pas fondamentalement en cause.
La fonction publique territoriale comme cible
Pour comprendre quel est l’enjeu, à la connaissance duquel Passion commune apporte une contribution, il peut être utile de revenir sur l’histoire plus récente, car la fonction publique territoriale a joué un rôle déterminant dans la construction statutaire actuelle. En effet, l’une des toute premières priorités de François Mitterrand élu Président de la République le 10 mai 1981 était de faire adopter une loi de décentralisation dont il avait confié le soin à sin ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, maire de Marseille. Dans l’article 1er de ce projet (qui deviendra la loi du 2 mars 1982) étaient prévues des garanties statutaires renforcées pour les agents des collectivités territoriales, mais en se bornant à élargir les dispositions qui se trouvaient déjà dans le livre IV du code des communes. Dès lors, nommé ministre de la Fonction publique, j’y ai vu la perspective d’affirmation d’un système de fonction publique liant l’agent public étroitement à son métier et présentant, par là, moins de garanties que le statut général des fonctionnaires de l’État, avec le risque, à terme, d’un alignement de tous vers le bas. C’est pourquoi je suis intervenu le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale, soit un mois après mon entrée au gouvernement pour dire qu’il ne pouvait y avoir deux types de fonctions publiques et de fonctionnaires en France et que tous devaient bénéficier du système le plus protecteur, celui des fonctionnaires de l’État.
Passant sur les péripéties – en ajoutant cependant que le raisonnement a été étendu un peu plus tard aux agents des établissements publics hospitaliers et de recherche – je peux résumer en disant que l’architecture statutaire actuelle résulte de quatre choix. Premièrement, le choix de la conception du fonctionnaire-citoyen contre celle du fonctionnaire-sujet qui avait prévalu pendant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe ; c’était l’héritage du statut de 1946 dont les communaux avaient été écartés. Deuxièmement, le système de la carrière, assurant la garantie de l’emploi tout au long de la vie professionnelle, contre celui de l’emploi, ou plutôt du métier. Troisièmement, la fixation d’un équilibre entre les principes constitutionnels d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriales donnant naissance à une fonction publique unifiée mais « à trois versants ». Quatrièmement, l’établissement du dispositif sur des principes ancrés dans l’histoire : égalité, indépendance, responsabilité. D’où les quatre lois constitutives du statut général (Droits et obligations 12 juillet 1983, État 11 janvier 1984, territoriaux 26 janvier 1984, hospitaliers 9 janvier 1986).
C’est l’arrière-plan de Passion commune qui témoigne, d’une part de la solidité de l’édifice juridique en dépit de nombreuses attaques frontales du statut et de centaines de dénaturations législatives (225 en 30 ans dont 84 sur la loi relative à la fonction publique territoriale) pendant ses 36 ans d’existence ; d’autre part, de son adaptabilité, car comment accuser de rigidité un statut aussi souvent modifié et toujours debout. Ces qualités valent aussi pour chaque fonctionnaire comme en a témoigné Jacques Marsaud dont la carrière rapportée par le livre justifie que la mobilité ait été érigée dans le statut au rang de garantie fondamentale des fonctionnaires. Je considère ainsi qu’il n’y a pas lieu de changer de modèle et qu’il faut plus que jamais défendre une conception française de fonction publique en phase avec l’évolution de la société. Pour autant, la politique actuelle de l’exécutif doit être combattue car c’est une véritable régression de notre conception française de la fonction publique alors que les enjeux actuels appellent sa modernisation.
Régression ou modernisation
Les partisans du néolibéralisme, c’est-à-dire de l’extension de la loi du marché, de l’idéologie managériale à toute la société, de l’alignement du public sur le privé. Ils n’ont jamais désarmé dans la contestation du statut général des fonctionnaires, s’efforçant de revenir à la situation antérieure au statut fondateur de 1946, a fortiori du statut fédérateur de 1983. La démarche d’Emmanuel Macron est chaotique mais sa stratégie est claire. Démarche chaotique, d’une part parce qu’elle s’inscrit dans la suite des offensives antérieures : loi Galland de 1987, rapport annuel du Conseil d’État de 2003, discours Sarkozy de 2007, livre blanc de Silicani de 2008, ainsi que les multiples dénaturations précédemment évoquées. D’autre part, du fait de l’opération dite CAP22 présentée en octobre 2017comme une machiné de guerre contre le service public, mais qui n’était qu’un leurre, le gouvernement sachant parfaitement ce qu’il voulait faire.
La loi du 6 août 2019 le confirme avec : recrutement massif de contractuels à tous niveaux, réduction des compétences des organismes de négociation, ruptures conventionnelles, plans de départs, rémunération dites au mérite, etc. Tout cela accompagné de discours formels sur la déontologie, le dialogue social et d’une importante bureaucratie (notamment au moins 50 renvois à des décrets en Conseil d’État). Les conséquences en sont : une confusion des finalités publiques et privées, un risque accru de conflits d’intérêts, une dégradation de l’éthique républicaine. Cette réforme est réalisée face à une contestation générale, notamment l’opposition de l’ensemble des syndicats de la fonction publique. Le gouvernement se heurte aussi au front des associations des élis locaux et je partage l’appréciation de M. Philippe Laurent, secrétaire général de l’Association des maires de France et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale qui considère qu’il peut être fait échec à la réforme passée en force si les maires refusent de recruter par la voie des contrats. Elle tourne le dos à la conception française républicaine de la fonction publique.
La modernité doit prendre appui sur trois axes. D’abord, la conception selon laquelle la fonction publique est le résultat d’un effort collectif ce qui implique le rétablissement d’un droit effectif de négociation aux organisations syndicales, l’assainissement de la situation actuelle ouvrant la voie à une codification, le choix de la loi contre le contrat, de la fonction contre le métier, de l’efficacité sociale contre la performance individuelle.
Ensuite, la conception structurelle de la fonction publique qui devrait conduire à un reclassement global des grilles indiciaires intégrant l’élévation des qualifications et permettant une nouvelle gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. Il convient aussi indispensable d’ouvrir des chantiers de modernisation concernant l’égalité femmes–hommes, la révolution informationnelle, l’ensemble du système de formation, les relations internationales.
Enfin, s’impose au-delà des discours infondés sur la fin de l’histoire, une vision de la fonction publique à long terme réhabilitant l’histoire, la pensée rationnelle, l’éthique républicaine et dégageant la fonction publique de l’emprise de l’annualité budgétaire (sortir de comptes publics et de Bercy !). Il faut approfondir de nouveaux thèmes de réflexion (propriété et secteur publics, statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé, efficacité sociale), par là, faire du XXIe siècle l’âge d’or du service public, notre Passion commune. Cela dit, dans l’immédiat, comme le pouvoir en place je pense que la bataille de la transformation de la fonction publique se gagnera ou se perdra dans la fonction publique territoriale. C’est l’affaire des citoyens, des fonctionnaires et de leurs syndicats et des élus.
Passion commune, Éditions de l’Atelier, 2019.
* Jacques Marsaud a été successivement un des responsables de la mairie de Saint-Pierre-des- Corps, directeur général des services de Noisy-le-Sec, pois de la mairie de Saint-Denis, directeur général adjoint de la RATP, directeur général des services du département du Val –de-Marne, puis de la communauté d’agglomération Plaine Commune. Il est devenu, au fil de ses responsabilités, une figure de référence des l’administration des collectivités territoriales.
à gauche Jacques Marsaud l'auteur, à droite Stéphane Peu député de la 2°circonscription du 93
Centre de gestion de la Fonction
publique territoriale
« Les agents publics de demain »
Centre départemental de gestion des des Hauts-de-France – Lille, 15 novembre 2019
Je remercie Monsieur le Président Marc Godefroy pour son invitation, Madame Mathilde Icard pour la parfaite organisation de cette rencontre et c’est avec un grand plaisir que je salue Monsieur Michel Hutiart, Président de la Fédération nationale des centres départementaux de gestion auquel me lie un compagnonnage déjà ancien et toujours chaleureux et amical.J’ai bien précisé aux organisateurs qu’ils ne pouvaient pas compter sur moi pour faire le service après vente de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Ils ont bien boulu m’en donner acte et préférer la priorité au débat. Je les en remercie. Et c’est dans cet esprit que je critiquerai l’amorce du programme qui nous a été distribué selon lequel il s’agirait « du passage du singulier au pluriel, d’un statut aux statuts des agents publics … ». Non, je considère pour ma part et je verse cette opinion au débat, qu’il y a bien des situations variées dans la fonction publique, mais qu’il n’y a qu’un statut général des fonctionnaires (SGF) et des contrats.
La loi du 6 août a surtout le caractère d’une loi cadre, vu l’ampleur du renvoi à de multiples textes réglementaire qui ne verront le jour qu’au cours des deux ou trois prochaines années. Ce n’est qu’à ce moment là que nous pourrons apprécier précisément son contenu. Néanmoins, nous pouvons faire aujourd’hui un diagnostic partiel et avancer des propositions, car une autre fonction publique que celle qui nous est présentée est possible.
La régression
La loi du 6 août est
l’aboutissement d’une démarche chaotique. Dès 1987, la loi Galland a tenté de
faire revenir la fonction publique territoriale vers un système de l’emploi
liant étroitement l’agent public à son métier. En 2003, après la cohabitation
Jospin-Chirac, le rapport annuel du Conseil d’État a proposé de faire du contrat
« une source autonome du droit de la fonction publique ». L’idée a
été reprise en septembre 2007 par le Président Nicolas Sarkozy souhaitant
promouvoir « le contrat de droit privé négocié de gré à gré ». Un
livre blanc du conseiller d’État Jean-Ludovic Silicani lui a été remis en avril
2008 en pleine crise financière. L’avis général a été alors que da réforme
était inopportune dans la crise car, avec un secteur public étendu, la France
disposait d’un « amortisseur social » efficace de la crise. Malgré
cela Emmanuel Macron au cours de sa campagne présidentielle a jugé le statut
général des fonctionnaire « inapproprié », (s’attirant aussitôt la
réplique de Martine Aubry : « Macron, ras l’bol ! »), puis dénoncé
en août 2017 les insiders, les
personnels à statuts. Simultanément, pendant les trente années qui ont suivi
l’adoption du statut de 1983, on a pu compter 225 modifications législatives du
SGF, le plus souvent des dénaturations, prouvant malgré tout la solidité et
d’adaptabilité du statut.
Chaotique également le
cheminement de la loi du 6 août. Le Premier ministre Édouard Philippe a lancé
le 13 octobre 2017 une opération complexe Comité action publique 2022 dite
CAP22, qui devait produire un rapport de propositions fin mars 2018. Mais, par
référence à ce qui précède, le gouvernement savait très bien ce qu’il voulait
faire et il n’avait nul besoin de CAP22. Dès le 1er février 2018
effectivement, le Premier ministre a annoncé les réformes qu’il entendait promouvoir :
développement massif du recours aux contractuels, plans de départs consécutifs
à la suppression de mission ou à leur transfert au secteur privé, ruptures conventionnelles,
rémunération dite au mérite. De fait, un
rapport réputé être celui de cAP22 a émergé en juillet 2018, mais il n’a jamais
été cautionné par le Gouvernement. Si on a pris CAP 22 au sérieux c’est un
fiasco. Si on l’a pris pour un leurre – ce qui est mon avis – c’est un manque
de respect.
Toutefois, cette démarche chaotique
recouvre une stratégie claire.
La réforme du code du travail,
amorcée sous le quinquennat précédent, a
eu pour principal effet de faire descendre dans la hiérarchie des normes la
relation salariale au niveau du contrat
de droit privé individuel susceptible de constituer la référence sociale
déterminante pour le privé comme pour le public (en 1982, j’avais dit vouloir
faire du SGF la référence sociale pour
tous les salariés, ce qui ne signifiait pas une volonté de transformer tous les
salariés en fonctionnaires). La voie était alors ouverte pour le lancement de
la croisade anti-statutaire. Elle s’est attaquée d’abord au statut
réglementaire des cheminots et, le Gouvernement étant parvenu à ses fins, au
statut général des fonctionnaires.
La réforme principale comme on
pouvait s’y attendre est la possibilité de recourir aux contractuels à tous
niveaux, y compris aux postes de direction les plus élevés. Cette possibilité va se combiner avec le
développement d’un phénomène qui s’est développé au cours des dernières années :
le « rétro-pantouflage ». Le pantouflage était la pratique de hauts
fonctionnaires émigrant vers le privé. Ce que l’on observe aujourd’hui c’est
leur retour fréquent dans le public avec carnets d’adresses et méthodes de
gestion puisées dans le secteur privé. Le Président de la République en est un
exemple.
L’autre réforme importante est
l’affaiblissement des organismes de représentation et de concertation des
personnels. Le motif est de lever les obstacles aux détenteurs du pouvoir
hiérarchique. Les commissions administratives paritaires (CAP) ne seront plus
compétentes pour examiner les mobilités, les affectations, les avancements, les
promotions. Les comités techniques (CT) qui n’étaient plus paritaires depuis
quelques années, et étaient devenus de ce fait des instances d’enregistrement,
seront fusionnés avec les comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de
travail (CHSCT) en comités sociaux (CS) qui devront appliquer des lignes directrices
de gestion (LDG). On se limitera à ces deux réformes majeures, les ruptures
conventionnelles, les plans de départ, la rémunération au mérite, n’auront leur
pleine signification que lorsque les textes réglementaires verront le jour.
Le Conseil d’État avait formulé
de nombreuses réserves et critiques du projet, regrettant notamment les
insuffisances concernant l’étude d’impact, appelant de nombreuses précisions. Le
Gouvernement s’est efforcé de donner une apparence avenante à ses réformes en
mettant en avant certains thèmes. D’abord celui de la déontologie qui est une
émanation de la notion de « droit souple » américain et qui a pour
expression des chartes et des codes qui ne sont pas normatifs et, par là,
conviennent mieux à l’économie de marché. Ensuite, le thème du dialogue social
dont l’expérience nous apprend que l’on parle d’autant plus du dialogue social qu’il
n’y a pas de dialogue social, alors on dialogue sur le dialogue. Enfin,
l’ampleur du renvoi des dispositions de la réforme au pouvoir réglementaire,
c’est-à-dire exécutif. Le secrétaire d’État lui même, a évalué à 50 le nombre
de renvois à des décrets en Conseil d’État. Crest le signe d’une extraordinaire
bureaucratie, courante lorsque l’on s’éloigne des principes. Ces annonces
en trompe-l’œil ne sauraient cependant
masquer les enjeux.
C’est premièrement celui de la
confiance. Cette réforme n’a été
réclamée ni par l’opinion publique, ni par les fonctionnaires, ni par les
gilets jaunes, ni par les élus dont les associations s’opposent frontalement à
la politique du Gouvernement à leur égard. Mais surtout elle est dénoncée par
toutes les organisations syndicales et je rappelle que le statut de 1983 avait
bénéficié du soutien de toutes ces organisations. Peut-on réaliser de grandes
réformes, efficaces et démocratiques sans la confiance des acteurs ?
Deuxièmement, c’est un enjeu de
transparence et de démocratie. Cette réforme aira de graves conséquences. Elle
brouille les finalités de l’action publique en y introduisant des finalités de
rentabilité de l’entreprise privée. Pat là elle accroit le risque de conflits
d’intérêts. Il s’ensuit une captation de l’action publique par la finance au
mépris de l’intérêt général.
Troisièmement, cette réforme tourne le dos à la conception française du service public et de la fonction publique fondée sur l’idée du fonctionnaire-citoyen et le système de la carrière.
Alors que faire ?
La modernité
Il
convient de replacer la réflexion sur l’avenir de la fonction publique sur ses
bases spécifiques. : la fonction publique appelle un effort collectif,
elle est une réalité structurelle, elle doit par nature être réfléchie sur le
long terme.
La fonction publique résulte
d’un effort collectif. C’est pourquoi elle ne peut se passer d’une contribution
des instances intermédiaires que dont les organisations syndicales auxquelles a
été reconnu en 1983 la capacité de négociation (art. 8 et suivants de la loi du
13 juillets 1983). La réforme actuelle leur enlève toutes leurs compétences
traditionnelles : elles avaient déjà perdu depuis 1983 la capacité de
discuter des rémunérations du fait de la suppression des l’indexation des
salaires et des prix, on leur ôte aujourd’hui la passibilité de discuter des
avancements et de la mobilité. Que leur resterait-il ? La discipline,
c’est indigne.
Il n’y a pas de texte sacré, une
loi qui ne s’adapte pas à l’évolution du monde risque de se scléroser et est
vouée à la disparition. Mais une modernisation statutaire suppose un
assainissement de l’état actuel par l’épuration des dénaturations qui ont
défiguré le statut depuis trente-six ans. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera
opportun de réaliser une codification souhaitable.
Dans cet effort collectif, il
convient de faire des choix clairs : préférer la loi au contrat, la
fonction au métier, l’efficacité sociale (sur laquelle je reviendrai) à la
performance individuelle dirigée contre l’agent et non vers les finalités
d’intérêt général.
La fonction publique est une
réalité structurelle. À l’automne 2016, j’ai eu l’occasion de présenter au
Conseil économique social et environnemental (CESE), dix chantiers de réformes
structurelles de la fonction publique. J’en reprendrai ici quelques unes.
Depuis des décennies, les classements indiciaires de la fonction publique n’ont
pas changé alors que les techniques, les qualifications, les besoins, les contextes
ont été profondément modifiés. La modernité implique un reclassement, avec
revalorisation d’ensemble des corps, cadres et grilles indiciaires. C’est la condition
pour que puisse être mise en place une réelle gestion prévisionnelle des
effectifs et des compétences, avec une traduction effective du principe de
mobilité reconnu comme garantie fondamentale en 1983, la mise en place de bi ou
multi-carrières, les systèmes de formation continue d’ampleur nécessaire. Alors
pourraient être précisés, aussi bien les emplois permanents devant être occupés
par des fonctionnaires que les emplois de contractuels.
Parmi les autres chantiers deux
d’entre eux me semblent devoir être considérés comme prioritaires. Celui de
l’égalité hommes-femmes où le champ des mesures discrétionnaires est très
large. Des mesures peuvent ainsi être rapidement prises pour faciliter l’égal
accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques.
Dans le même temps une attention particulière doit être accordée à la précarité
qui touche spécialement les femmes dans les activités d’exécution de la
catégorie C. La mutation numérique est aussi de la plus grande importance en
raison du champ d’application majeur que constitue l’administration, et du fait
des conséquences de cette évolution sur les conditions de travail des agents et
les relations avec les usagers.
Par une incidente, en réponse à
une journaliste, le Président de la République
a annoncé, dans une conférence de presse au printemps dernier, la
suppression de l’École nationale d’administration. Ce n’est pas une manière
sérieuse d’aborder la question de la formation initiale et continue des
fonctionnaires des trois versants de la fonction publique. La création de l’ENA
a été une réforme progressiste à la Libération, mais son enseignement a été
progressivement dévoyé par l’idéologie managériale. Ce n’est pas en confiant à
l’ancien président de la Ligue française de football (nouvelle diversion et
nouveau leurre), que l’on pourra dégager les traits d’une réforme pourtant
nécessaire, mais en repensant l’ensemble de la politique de formation des
fonctionnaires et particulièrement celle de l’encadrement. Sa liaison avec
l’Université doit être repensée, un tronc commun des aspirants hauts fonctionnaires
doit être créé, centré sur la conception du service public républicain, avec
des écoles d’application spécialisées dans les trois versants, les systèmes
indiciaires et indemnitaires harmonisés, la mobilité encouragée, les
« tours extérieurs » étendus, le passage vers le privé rendu très
onéreux et irréversible.
La réflexion sur l’avenir de la
fonction publique doit se développer sur le long terme. Plus généralement, on
peut déduire de tout ce qui précède que, dans la crise il faut reconquérir les
terrains de l’histoire du service public, de la rationalité, de l’éthique républicaine.
Il faut, pour cela, redonner aux collectivités publiques des moyens d’expertise
permettant d’ouvrir des perspectives à moyen et long terme. La fonction publique
n’existe plus aujourd’hui dans les intitulés ministériels, elle est incluse
dans les comptes publics, ce qui revient à la réduire à un coût, à une dépense,
alors qu’elle est avant tout un ensemble de services publics finalisés par
l’intérêt général. De même la fonction publique me peut être soumise au seul
principe de l’annualité budgétaire. Ce non sens doit se traduire par une
revendication simple : il faut définitivement sortir la fonction publique
de Bercy !
Le service public participe de
la sécularisation du pouvoir politique, de l’autonomisation de l’appareil
d’État, de l’expansion administrative, de la socialisation des financements
sociaux. Il pote de nouvelles exigences sur des questions fondamentales. Par
exemple, l’adéquation à établir entre secteur public (propriété publique) et
service public contrairement à la thèse soutenue par plusieurs rapports
accréditant l’idée que l’essentiel serait la gestion et non la propriété et que
l’on pourrait donc développer de manière générale des services publics « hors
sol ». Ou encore, fonder la complémentarité et la solidarité des secteurs public
et privé en faisant remonter la hiérarchie des normes au salariat privé par un
renforcement de sa base législative dans le code du travail pour parvenir à une
véritable sécurité sociale professionnelle. Sur in autre terrain, développer un
travail théorique pour permettre de mieux appréhender l’efficacité sociale des
actions publiques, celle-ci étant bien plus complexe car multidimensionnelle
que la simple mesure de la rentabilité du secteur privé.
Enfin, il faut ouvrir sur tout
le XXIe siècle. Certains
tentent de nous convaincre que le néolibéralisme serait un horizon indépassable
et que ce serait, comme l’a écrit l’américain Francis Fukuyama, la fin de
l’histoire. Je ne le pense pas du tout. Sous nos yeux on voit que le monde est
de plus en plus celui des interdépendances, des interconnections, des
coopérations, des solidarités, même si tout cela se construit souvent dans les
contradictions, les conflits et la violence. Je crois, au contraire, que toutes
ces formules de socialisation objective se condensent, en France, dans le
concept de service public. C’est pourquoi je pense que le XXIe siècle répondra à une loi de nécessité pour
devenir l’âge d’or du service public. Et je fais mienne cette pensée de Pierre
Teilhard de Chardin, jésuite et paléontologue, homme de science et prophète :
« On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’Homme de se
socialiser ».
La commune est la base de l’aménagement du territoire et de
la démocratie locale. Pour autant son rôle ne prend sens et son importance ne
se révèle véritablement qu’en liaison avec les autres niveaux d’organisation.
En France, celle-ci a été mise en place par la création du département en 1790,
la loi municipale de 1884 et la reconnaissance de la région comme collectivité
territoriale en 1982. Les débats sur l’aménagement territorial ont toujours été
éminemment politiques. Dans le contexte actuel on peut distinguer six niveaux
d’aménagement. Trois sont à dominante politique : la commune, le
département et la nation ; trois sont à dominante économique :
l’intercommunalité, la région et l’Union européenne. Or, en démocratie, le
politique doit l’emporter sur l’économique. La commune se trouve ainsi désignée
comme point de départ de toute politique d’aménagement du territoire,
conception que l’on doit préférer à celle, hors sol, de réforme des
collectivités locales.
La loi de décentralisation du 2 mars 1982, dite loi
Defferre, avait été regardée comme une
priorité par le gouvernement d’union de la gauche d’alors, consécutivement à
l’alternance politique qui avait porté François Mitterrand à la présidence de
la République. Elle a été considérée comme un acte important de modernisation
du pays et soutenue par l’Association nationale des élus communistes et
républicains (ANECR). Elle prévoyant notamment l’élaboration d’un statut de
l’élu, des garanties statutaires renforcées pour les agents publics
(essentiellement les communaux), des possibilités d’intervention élargies pour
les citoyens sur les affaires communales. Cette loi a aussi décidé le transfert
de l’exécutif départemental du préfet au conseil général, imposé au préfet le
contrôle de légalité a posteriori. Toutes
ces promesses de l’Acte Ier de la décentralisation n’ont pas été
honorées.L’Acte II (loi
constitutionnelle du 28 mars 2003) a affirmé
l’organisation décentralisée de la République et en a tiré des
conséquences, mais elles n’ont été que de faible portée.
Ce dispositif va être bouleversé sur la base d’un discours
du président Nicolas Sarkozy prononcé le
20 octobre 2009 à St-Dizier dans lequel li déclare vouloir privilégier
« les pôles et les réseaux » plutôt que « les frontières et les
circonscriptions ». C’est clairement abandonner le cadre national comme
champ d’aménagement des territoires et remplacer les collectivités existantes
par des centres de décision associés à des réseaux affranchis de toute
contrainte géographique. C’est le point de départ d’une inversion des priorités
politiques évoquées précédemment au profit d’un nombre limité de métropoles
(les pôles) et d’une réorganisation autoritaire des champs départementaux et
communaux dans des régions agrandies et des intercommunalités imposées (les
réseaux). Tout cela étant pensé dans le cadre d’un projet d’Union européenne
fédérale. Le département est ainsi disqualifié et les communes invitées à la
discipline.
Les métropoles sont donc appelées à concentrer tous les moyens
de la puissance : l’autorité politique, les activités économiques
majeures, les financements, les moyens de la recherche, les médias, les élites,
etc. Les préfets de région sont appelés à devenir de véritables gouverneurs de
province. Cette réforme est installée sur un fond d’austérité organisée qui
pèsera sur les départements périphériques auxquels il ne restera plus qu’à
organiser entre eux et dans leurs communes respectives la péréquation de la
pénurie. Pour contourner l’obstacle du principe de libre administration des
collectivités territoriales (art. 72 de la constitution), Emmanuel Macron a
engagé une forte réduction des dotations de l’État et assigné aux collectivités
locales une réduction drastique de leurs dépenses, au risque d’un alourdissement
de la fiscalité locale. Amorcé en 2010, l’Acte III de la décentralisation
apparaît ainsi, dans une grande confusion, comme le contraire de la politique
de décentralisation engagée en 1982.
Mais pour le pouvoir actuel il y a loin de la coupe aux
lèvres. La crise sociale s’est déclenchée en raison notamment de la régression
des services publics de proximité, assignant ainsi des limites aux politiques
creusant les inégalités et méconnaissant l’avis des populations. Celles-ci ont
témoigné leur soutien aux élus et aux fonctionnaires des services déconcentrés
et décentralisés. Toutes les associations d’élus ont fait front commun pour
revendiquer une nouvelle loi de décentralisation. Les communaux ne se
considèrent plus comme les « assimilés fonctionnaires » qu’ils
disaient être avant 1983, mais comme des fonctionnaires à part entière dont la
place s’est considérablement accrue dans la population active. L’action
conjointe des citoyennes et des citoyens et, en leur sein, des élus et des
fonctionnaires est la promesse d’une politique d’aménagement du territoire
démocratique, efficace et moderne.
a question de l’étranger est présente dans toutes les dimensions de la citoyenneté. Dans ses valeurs puisque l’intérêt général se définit sur la base de la communauté nationale ; le principe d’égalité détermine le modèle d‘intégration ; la responsabilité se fonde sur le principe de laïcité. Dans son exercice et les moyens prévus à cet effet ; les droits et obligations du sujet de droit ; la démocratie locale et la capacité à intervenir dans les décisions de proximité ; les institutions et la représentation populaire. Dans sa dynamique qui s’exprime aujourd’hui dans une crise de civilisation une « métamorphose » selon le mot d’Edgard Morin, et conduit à s’interroger sur la nature de la mondialisation et le genre humain comme sujet de droit permettant d’évoquer la perspective d’une citoyenneté mondiale.
Le droit d’asile se situe dans
toutes les interfaces de ces thèmes. Les réponses apportées au fil du temps au
problème de l’immigration ont beaucoup varié. La question plus spécifique de
l’asile a donné lieu, selon les pays, à des conceptions diverses et la France a
pu, en raison de sa longue expérience en ce domaine, servir de référence (Patrie
des droits de l’homme, Terre d’asile). Pour éclairer les problèmes
d’aujourd’hui il est donc utile de revenir sur l’émergence et l’évolution du
droit d’asile dans notre pays et son insertion dans une réglementation
internationale de plus en plus déterminante. Le développement des flux migratoires
est un problème mondial irréversible.
Dans ces conditions, on peut poser
la question de manière simple : « Que doit faire le citoyen d’ici
quand un citoyen d’ailleurs frappe à sa porte ? Et réciproquement ».
« Hospitalité
signifie le droit qu’a un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas
être traité en ennemi par ce dernier […], le droit qui revient à tout être
humain de se proposer comme membre d’une société en vertu du droit à la commune
possession de la surface de la Terre, laquelle étant une sphère, ne permet pas
aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint à supporter malgré
tout leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre
le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre. Cependant, ce
droit à l’hospitalité, c’est-à-dire le droit accordé aux nouveaux arrivants
étrangers, ne s’étend pas au-delà des conditions de la possibilité d’essayer
d’établir des relations avec les premiers habitants. C’est de cette manière que
les continents éloignés peuvent établir entre eux des relations pacifiques, qui
peuvent finir par être légalisées. »
Emmanuel Kant
Pour la paix perpétuelle, 1795
1. Vue d’ensemble sur l’asile dans le monde et en France
De fortes inégalités de protection dans le monde
Relevons tout
d’abord que les flux migratoires Sud-Nord sont du même ordre de grandeur que
les flux Nord-Sud ; les caractéristiques de ces populations sont
évidemment très différentes. Le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations
Unies (UNHCR) a comptabilisé, début 2018, quelque 68, 5 millions de personnes
« déracinées » sous contrainte. Parmi elles, le HCR évalue à 25,4
millions le nombre de réfugiés. 85% des réfugiés viennent de pays en
développement. 57% sont originaires du Soudan, d ‘Afghanistan, de Syrie. 67%
des réfugiés se trouvaient en Afrique et en Asie, seulement 17% en Europe, 16 %
dans les Amériques et le reste du monde. A cela il faut ajouter 3,1 millions de
demandeurs d’asile et plus de 5 millions de Palestiniens assistés par l’UNRWA,
une autre organisation des Nations Unies. On doit aussi déduire quelques
centaines de milliers de réfugiés qui chaque année retournent dans leur pays. Les principaux
pays d’accueil sont : la Turquie (3,5 millions), l’Ouganda, le Pakistan,
le Liban, l’Iran (ces derniers autour d’1 million). On compte 10 millions
d’apatrides.
Il y a 10 à
12% d’immigrés dans la population française contre, par exemple, 16% en Suède
ou 28% en Australie. Il n’y a pas de nombre optmal de population étrangère dans
un pays. Mais l’asile ne représente qu’environ 6% des titres de séjour
accordés. En 2018, la France a délivré 255 500 titres de séjour se
répartissant, selon les catégories suivantes : économique 35 600,
familiale 89 200, étudiants 82 600, humanitaire (incluant l’asile) 33 800 et
divers 15 300.
Survol historique
De tous temps les peuples ont
pratiqué l’asile, mais selon des motifs et des modalités très divers. En
France, l’Église en a eu le monopole pendant tout le Moyen Âge. Elle
accueillait qui elle voulait dans les lieux placés sous son autorité et pouvait
frapper d’excommunication le monarque qui violait ces dépendances. Par l’Édit
de Villers-Cotterêts de 1539 François 1er a mis fin à ce monopole.
Par la suite la monarchie s’est montrée peu favorable à l’asile.
La Révolution française va initier
la réputation de la « France terre d’asile » par l’article 2 de la
Déclaration des droits de 1789 qui appelle à la résistance à l’oppression, mais
surtout par les rédactions de la constitution de 1793 qui, outre qu’elle
décrète le droit à l’insurrection, s’exprime ainsi sur l’asile : « Le peuple français est
l’ami et l’allié naturel des peuples libres » (art. 118) « il donne
asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le
refuse aux tyrans » (art. 120). Le XIX° siècle sera accueillant en France
(Frédéric Chopin, Heinrich Heine). Le XX° siècle pourra être considéré comme le
siècle des réfugiés concernant successivement les Arméniens, les Russes, les
Allemands, les Espagnols, les Juifs. Des instruments juridiques internationaux
vont alors se mettre en place dans l’entre-deux guerres mais surtout après
la seconde guerre mondiale : le droit d’asile figure à l’article 14 de la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le HCR est créé en 1950,
la Convention de Genève adoptée le 28 juillet 1951, ne concerne à l’origine que
les réfugiés antérieurs à son adoption ;
elle deviendra de portée générale par le Protocole de New York adopté en 1967.
En France, en raison de la crise économique et
des séquelles de la guerre, des sentiments xénophobes se développeront. Elle accueillera
néanmoins 1 million de demandeurs d’asile à la fin des années 1930 (pour une
population de 38 millions d’habitants), mais l’État français se déshonorera en
livrant nombre d’entre eux à l’occupant nazi. La France ne ratifiera qu’avec
retard les conventions internationales. Par la loi du 25 juillet 1952 elle
créera l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et la
Commission de recours des réfugiés (CRR) qui deviendra la Cour nationale du
droit d’asile (CNDA) en 2008.
À grands traits on peut caractériser
l’évolution historique du droit d’asile en disant que l’on est passé, d’une
part de la désignation d’un lieu à la protection de la personne et, d’autre
part, d’un droit discrétionnaire à une protection nationale mais surtout
internationale.
Les déterminants des politiques migratoires en France depuis 1945
Après la seconde guerre mondiale, c’est
l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui a fixé le cadre juridique des conditions
d’entrée et de séjour des étrangers en France. Maintes fois modifiée elle a
néanmoins été largement admise et les étrangers accueillis en période de
croissance soutenue jusqu’aux années 1970, malgré les évènements dramatiques
associés à la décolonisation. Une régression de l’accueil a lieu ensuite en
raison du ralentissement de l’activité économique[1].
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a conduit, jusqu’en 1993, à des
régularisations de séjour assez importantes au cours des premières années de la
période, puis à des mesures coercitives de renvoi tandis que prenait naissance
une politique intergouvernementale de l’asile au niveau européen[2].
Se développe ensuite, de 1993 à 1997
une politique coercitive vis-à-vis des étrangers, tandis que s’engage un
transfert de compétences accompagné d’une harmonisation des politiques d’asile
au niveau européen dans le cadre des accords Schengen du 14 juin 1995. La
cohabitation de 1997 à 2002 enregistre des modifications juridiques substantielles
sans pour autant modifier beaucoup la situation dans l’immédiat : traité
d’Amsterdam du 2 octobre 1997, loi Chevènement du 11 mai 1998, Charte des
droits fondamentaux adoptée au sommet de Nice le 27 décembre 2000.
De 2002 à 2012 se développe une
politique sécuritaire à partir des lois de novembre-décembre 2003 anticipent
des directives européennes jusqu’à la récente loi de transposition du 29
juillet 2015. L’influence de l’Union européenne est croissante dans la
perspective d’un régime d’asile européen commun (Règlement Dublin II en 2003
réformant la convention Dublin de 1990, plusieurs directives successives dites
« qualification », « procédure », « retour »,
directives du « paquet asile » en 2009). Les mouvements migratoires
massifs observés en Europe depuis 2014 et les réactions très contrastées des
pays de l’Union européenne témoignent de la précarité du dispositif. Sur
l’ensemble de la période on peu distinguer trois phases au niveau
européen: relations intergouvernementales (1945-1993), efforts d’harmonisation
(1994-2002), recherche d’un régime commun (depuis 20.
Il résulte de tout cela que les politiques
migratoires suivies dépendent essentiellement de trois facteurs : le
niveau d’activité économique, l’influence croissante de l’Union européenne,
l’orientation politique du gouvernement en place selon le clivage droite-gauche.
2. Les conceptions de l’asile
Concepts et catégories
Il convient tout d’abord de ne pas
confondre le demandeur d’asile et le réfugié. L’asile correspond à une
situation de fait en même temps qu’il est un terme générique couvrant toute la
matière. La qualité de réfugié est un statut juridique. La
pratique de l’asile montre qu’il est erroné de distinguer radicalement les
demandeurs d’asile et les migrants économiques. Tous les demandeurs d’asile au
titre de l’un des critères requis par les textes juridiques, ont aussi des
raisons économiques : comment imaginer qu’un étranger persécuté dans son
pays puisse y obtenir un emploi et y mener une vie normale ? Et il existe
des exploitations économiques qui relèvent de la persécution ; l’esclavage
existe toujours en Mauritanie, par exemple et la vente d’êtres humains a été
pratiquée récemment en Lybie.
Le droit d’asile permet de
distinguer plusieurs catégories de bénéficiaires : l’asile constitutionnel
prévu par la constitution, l’asile des réfugiés relevant du mandat du Haut
commissariat des réfugiés des Nations Unies (HCR), l’asile des réfugiés au sens
de la Convention de Genève (dont je parlerai dans un instant), l’asile au titre
de l’unité de famille, la protection subsidiaire, la protection
temporaire, les asiles discrétionnaire
et de fait. Le mot migrant, lui, n’a pas de signification juridique
particulière.
C’est l’article 1er de
la Convention de Genève qui définit le plus clairement la qualité de
réfugié : « Le terme « réfugié » s applique à toute personne qui (…) craignant avec
raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité,
de son appartenance à un certain groupe social, ou de ses opinions politiques,
se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de
cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays … ». Se
trouvent ainsi combinés un élément subjectif (craignant) et un élément objectif
(avec raison). La crainte de persécution doit être actuelle, personnelle et
d’une certaine gravité. La qualité de réfugié est « reconnue »,
c’est-à-dire qu’elle a un caractère rétroactif. L’État qui reconnaît substitue
sa protection à celle de l’État de nationalité. Les principales catégories de
réfugiés ont été reprises par l’article 711-1 du code de l’entrée et du séjour
des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Elles peuvent s’analyser de la
manière suivante en distinguant deux sources.
La source de l’asile
constitutionnel ouvre droit à la reconnaissance
de la qualité de réfugié bien que, comme d’autres catégories mentionnées
ci-dessus, il ne soit pas expressément retenu par la Convention de Genève, mais
est l’écho des dispositions de la constitution de 1793 précédemment évoquées et
que l’on retrouve sous forme du 4° alinéa du Préambule de la constitution de
1946 : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la
liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Au surplus,
a été ajouté à la constitution un article 53-1 aux termes duquel, nonobstant
les accords passés avec d’autres pays européens en matière d’asile, « …
même si la demande n’entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords,
les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger
persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la
protection de la France pour un autre motif ». Bref, la France accorde l’asile a qui elle
veut.
La source de l’asile dit
conventionnel par référence à la Convention de Genève couvre la plupart des
situations par les motifs qu’il retient.
Les opinions politiques peuvent
être celles de l’opposition au pouvoir en place, avoir un caractère ouvertement
militant ou résulter d’une simple imputation. Des motifs de conscience peuvent
être reconnus à ce titre. Ex : Turquie, Syrie, Égypte.
L’appartenance à une minorité
nationale ou ethnique est souvent la conséquence des découpages arbitraires de
l’histoire, notamment à la suite de la décolonisation ou de l’effondrement de
l’empire soviétique. La persécution pour ce motif peut se traduire par le
bannissement, la spoliation, la purification ethnique. Ex : Côte d’Ivoire,
Kosovo, Kurdes.
Le motif de confession religieuse
englobe tout à la fois l’appartenance à une religion interdite, à une secte,
voire aux partisans de la laïcité ou aux agnostiques ou aux athées. Ex :
Chrétiens du Moyen-Orientt, Ouigours, Falungong.
L’appartenance à un certain groupe
social vise des caractéristiques communes identifiant ce groupe et le caractère
transgressif de cet état. Il s’agit souvent de l’homosexualité dans les pays où
elle est condamnée. Ex : parents refusant l’excision, albinos,
homosexuels.
Les auteurs de persécution
considérés sont soit les autorités étatiques du pays d’origine ou, à défaut, de
résidence habituelle. Il peut s’agir aussi d’organisations paraétatiques
(partis, milices) ; ou encore d’autorités de fait installées de manière
stable.
Les restrictions à l’asile
Depuis 2003 existe un autre type de
protection relevant du droit d’asile : la protection subsidiaire qui est
instruite comme les demandes d’asile par reconnaissance de la qualité de
réfugié. Elle a remplacé la protection dite territoriale dont l’attribution
dépendait discrétionnairement du ministère de l ‘Intérieur. Cette
protection donne à son « bénéficiaire » ( qui n’est donc pas
reconnu comme « réfugié ») un titre de séjour renouvelable de un an, porté
récemment à quatre ans, au lieu de dix ans pour le réfugié. Ses motifs se
situent en dehors des motifs de la Convention de Genève et concernent :
des menaces graves contre la vie, des traitements inhumains ou dégradants, des
menaces directes et individuelles concernant un civil en situation de violence
généralisée.
L’asile interne est une autre forme
de restriction : le demandeur d’asile devrait pouvoir se retrouver en
sécurité dans une partie de son pays non concernée par les persécutions avant
de demander asile à un pays étranger. Le conseil constitutionnel a encadré
cette solution en exigeant que les conditions de vie dans la partie sécurisée
permettent une vie normale (emploi, logement). Or la ligne de partage des zones
est incertaine comme souvent la situation géopolitique de l’ensemble du pays.
Enfin les États, en principe, ne reconnaissent que les États.
Par ailleurs, l’Union européenne
avait décidé d’établir une liste de pays d’origine sûrs (POS) conduisant à une
procédure accélérée en cas de demandeurs d’asile ayant la nationalité de ces
pays, mais elle n’y est pas parvenue en raison des désaccords entre pays
membres. Certains pays ont alors décidé d’établir la leur, dont la France sous
la responsabilité de l’OFPRA. Cette liste a été régulièrement contestée par le
Conseil d’État et les juges de l’asile n’en tiennent généralement pas compte
dans leur appréciation tout comme la situation d’asile interne.
Les refus de l’asile
Outre le rejet à l’issue de la
procédure, la qualité de réfugié peut être remise en cause de manière
prétorienne, notamment dans le cas de fraude ou de changement de situation
individuelle (naturalisation dans un pays tiers).
La qualité de réfugié peut aussi
être retirée si les conditions du pays d’origine qui avaient été à la base de
la reconnaissance ont cessé à l’occasion, par exemple, d’un changement de
politique ou de régime. Néanmoins, les craintes peuvent persister, soit en
raison de l’action de factions subsistantes de l’ancien pouvoir persécuteur,
soit du fait de traumatismes physiques ou psychiques qui ne permettent pas au
réfugié de retourner dans son pays sans conséquences graves. Ex :
républicains espagnols, magistrat tunisien
La qualité de réfugié peut enfin être
refusée par la voie de l’exclusion lorsqu’il y a « de sérieuses raisons de
penser » que le demandeur s’est lui-même rendu coupables de crime contre
la paix, d’un crime de guerre, d’un crime contre l’humanité, d’un crime grave
de doit commun ou d’actes contraires aux buts et principes des Nations Unies. Le
paradoxe est que si les « séreuses raisons de penser » ne sont pas
reconnues comme suffisantes pour l’exclure, la situation de l’intéressé étant
néanmoins grave, il a toutes les chances de se voir reconnu comme réfugié.
Exclu, il ne sera pas expulsé mais mis en résidence surveillée.
3. Un système « à bout de souffle » ?
Procédure et garanties
La procédure du droit d’asile est
organisée dans la plupart des pays en deux phases. Une phase administrative se
dédouble en une séquence d’admission au
séjour pour vérifier que la demande n’est pas « manifestement
infondée », elle a lieu en France en zone d’attente ; puis une
séquence de dépôt de la demande d’asile à l’OFPRA, établissement public qui
instruit cette demande, prend sa décision et en cas d’accord assure la
protection administrative et juridique du réfugié. La deuxième phase (pour les
déboutés) est juridictionnelle auprès de la CNDA instance de recours contre les
décisions de rejet de la demande par l’OFPRA ; il existe ensuite une
possibilité (très limitée) de pourvoi en
cassation devant le Conseil d’État. On retrouve ces quatre séquences dans la
plupart des pays. Les possibilités d’intervention du HCR aux différents niveaux
sont très variables. En France, la formation de jugement collégiale classique
est composée d’un président, conseiller d’État, membre de la Cour des comptes,
président de tribunal administratif, d’un assesseur nommé par le Vice-président
du Conseil d’État et d’un assesseur nommé par le HCR sur avis conforme du
Vice-président du Conseil d’État, caractéristique singulière dans notre État de
droit et, semble-t-il, dans le monde.
C’est un véritable « parcours
du combattant » que doit effectuer le demandeur d’asile pour tenter de
faire aboutir son projet. Le maintien en zone d’attente pour vérifier si sa
demande n’est pas « manifestement infondée » peut durer jusqu’à 26
jours. Il dispose ensuite d’un visa de 8
jours pour retirer un dossier de demande en préfecture (en réalité l’attente
est beaucoup plus longue). Il doit déposer son dossier en français à l’OFPRA
dans un délai de 21 jours. Il reçoit alors une autorisation provisoire de
séjour (APS) de 3 mois renouvelable. L’OFPRA entendra le demandeur et statuera
dans un délai moyen de 6 mois (3 mois dans la perspective de 2 mois selon le
directeur de l’OFPRA). En cas de rejet de la demande l’intéressé pourra exercer
un recours devant la CNDA dans le délai d’un mois suivant la notification du
rejet de sa demande. La juridiction statuera dans un délai moyen de 5 mois en
2017. Le pourvoi en cassation est de portée réduite. Pour le demandeur d’asile,
il s’agit donc d’une procédure à délais courts, difficile dans la constitution
du dossier en français, coûteuse, avec des relations parfois compliquées devant
les administrations concernées.
Des garanties couvrent le demandeur
d’asile et le réfugié. S’agissant du demandeur, l’article 33 de la Convention
de Genève pose tout d’abord, le principe de non refoulement de l’étranger sur
le territoire d’accueil. Après le dépôt de sa demande, l’intéressé reçoit donc une
autorisation provisoire de séjour (APS) de trois mois renouvelable. Il peut être
hébergé dans un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) où il touche,
au titre de l’aide sociale, sous conditions de ressources, l’allocation
temporaire d’attente (ATA). Il reçoit une allocation pour la couverture de ses
besoins individuels. Sauf exceptions, la situation de l’emploi lui était
opposable s’il souhaitait travailler ; depuis 2018 il le peut au bout de
quatre mois. Il bénéficie de la couverture médicale universelle (CMU) ou de
l’aide médicale d’État (AME) s’il est entré irrégulièremen. Reconnu refugié, il
bénéficie de droits et de garanties prévus d’une part par la Convention de
Genève, d’autre part par la législation
interne du pays d’accueil. En France, ces droits sont proches de ceux des
nationaux, à l’exception du droit au travail qui connaît des restrictions
(accès à la fonction publique, par exemple) et du droit de vote. Outre l’effet
suspensif de toute décision de renvoi durant la procédure (sous réserve de la
situation spécifique de l’outre-mer), des garanties sont prévues en cas de
renvoi (nécessité d’une décision de justice, pas de renvoi vers un pays à
risques).
Des évolutions contrastées
Structures et procédure : Le
système a connu cependant une évolution structurelle plutôt positive au cours
des quinze dernières années. En 2005, le CESEDA a remplacé l’ordonnance de
1945. La CRR est devenue la CNDA en janvier 2008 et sa gestion a été placée
sous l’autorité du Conseil d’État l’année suivante échappant ainsi au non sens
de la gestion administrative, budgétaire et statutaire de l’OFPRA l’organisme
dont elle est chargée de réviser les décisions. L’aide juridictionnelle a été
attribuée sans condition de régularité de séjour à compter du 1er
décembre 2008. La loi du 29 juillet 2015 et un décret du 16 octobre 2015 ont
notamment institué une procédure
d’audience avec juge unique. Une réorganisation interne par arrêté du
vice-président du Conseil d’État a créé 3 sections regroupant 11 chambres
présidées par des présidents permanents. A été identifiée aussi la procédure
devant une Grande chambre (sections réunies).
Statistiques : En 2018, la
France a enregistré 122 700 demandes d’asile soit une progression de +22% par
rapport à 2017 en progression depuis 2014. À l’inverse de la tendance à la
baisse (-13%) observée par la plupart des pays européens, en baisse après le
pic de 2015-2016. Elle se situe en deuxième position derrière l’Allemagne. La
demande provient principalement, d’Afghanistan, d’Albanie et de Géorgie, de
Guinée et de Côte d’Ivoire. Nombre des demandeurs en France sont des « dublinés ».
Le nombre de protections accordées progresse et atteint 36% des demandes (27%
directement à l’OFPRA, 9% après recours devant la CNDA.
Il y a aussi une hausse des reconduites à la frontière.
Le droit : L’évolution
jurisprudentielle est de plus en plus restrictive sous l’influence de l’Union
européenne guidée par des préoccupations de contrôle des flux et de
sécurisation. Étaient déjà d’origine européenne : la protection
subsidiaire, la procédure Dublin II (le pays responsable de l’instruction de la
demande est le pays d’entrée dans l’espace Schengen), la liste des pays d’origine sûrs, l’allongement
des durées de rétention (jusqu’à présent de 45 jours en France au maximum), de
la durée d’interdiction de séjour, le développement de l’externalisation, etc. Le gouvernement français a souvent anticipé
ces dispositions. En revanche, les juridictions européennes ont joué un rôle
plutôt positif. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) reçoit les
requêtes en interprétation. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)
veille au respect des droits dans le traitement de l’asile. Elle a donné des définitions
et des interprétations. Le Conseil constitutionnel, de son côté, dans plusieurs
décisions, a rappelé un certain nombre de principes : affirmation de la
souveraineté nationale, respect des droits de la défense, plénitude des
garanties légales, indépendance de la juridiction administrative, encadrement
strict des notions d’asile interne et de pays d’origine sûrs.
Le droit positif a été marqué par
une évolution confirmant la primauté des préoccupations de contrôle des flux et
de sécurité sur la protection des réfugiés. La
loi du 29 juillet 2015 (loi Cazeneuve) prévoyait quelques dispositions
positives : assistance d’un conseil pendant l’entretien à l’OFPRA,
caractère suspensif de la reconduite même en procédure accélérée ;
toutefois elle prévoyait aussi un raccourcissement des délais d’instruction et
l’élargissement du recours au juge unique. La loi Colomb du 10 septembre 2018
comporte quelques ponts positifs précédemment soulignés concernant la
protection subsidiaire, l’accès des demandeurs d’asile au marché du travail, la
possibilité pour un mineur reconnu réfugié d’être rejoint pas ses ascendants
directs et ses frères et soeuirs mais elle comporte de nombreuses dispositions
aggravant les aspects sécuritaires : réduction à six mois des délais d’instruction
globaux, réduction de 120 à 90 jours du délai de dépôt de la demande d’asile
après l’arrivée, allongement de 45 à90 jours du délai maximum en centre de
rétention, etc.
Pour une « révolution culturelle » de l’asile
L’asile pose la question des
relations qui peuvent être établies entre le citoyen d’ici et le citoyen
d’ailleurs qui lui demande protection à défaut de pouvoir bénéficier de celle
de son pays d’origine dont il a la nationalité, en raison des craintes de persécution
qui seraient les siennes s’il devait y séjourner. Cette rencontre forme leurs
citoyennetés respectives, mais leurs situations ne sont pas égales :
l’accueillant est en position dominante en tant qu’occupant du lieu d’accueil
sollicité sur lequel il exerce sa souveraineté. C’est cependant à lui
qu’incombe la responsabilité de donner sens à son hospitalité, d’établir des
règles de droit qui en permettent la mise en œuvre dans un cadre national et de
contribuer à l’établissement d’un régime d’asile commun au plan international
et mondial puisque la question se place désormais principalement à ce niveau.
Le fonctionnaire de l’OFPRA comme le
juge et les rapporteurs de la CNDA doivent posséder de sérieuses compétences tant
en matière de droit d’asile que de connaissances géopolitiques. Mais cela n’est
pas suffisant, ils doivent aussi s’interroger en permanence sur leur
responsabilité de citoyen dans les décisions qu’ils prennent d’accorder ou de
refuser l’asile. Pour le juge notamment, il y a là une question culturelle et
éthique qui implique que la clarté soit faite sur (au moins) trois questions.
* S’agit-il simplement d’appliquer
le droit ou de rendre la justice ? Le droit positif n’est qu’un instrument
et, en matière d’asile, l’appréciation des faits concourt de manière
déterminante à la formation de l’intime conviction du juge laquelle est
décisive. La décision est rendue « au nom du Peuple français » ce qui
investit le juge d’une parcelle de souveraineté nationale faiblement
susceptible d’être contestée. Or le juge admet difficilement qu’il dépend de
lui même malgré les efforts qu’éventuellement il peut faire pour objectiver
sincèrement ses décisions. Il dépend de son éducation, de sa religion ou de sa
philosophie, de ses engagements éventuels, de ses intérêts personnels, des
circonstances, de ses fréquentations, etc. I : est courant que certains
juges parmi les plus sévères se défendent en disant « j’applique le
droit ! » ce qui est généralement le cas. Mais, pour autant, ils ne
rendent pas nécessairement la justice et n’encourent aucune sanction.
* La preuve de la persécution
est-elle exigible ? Aucun texte national ou international ne prévoit la
nécessité de la preuve à la charge du demandeur d’asile. Le Guide des procédures
du HCR met l’accent sur la crédibilité et la cohérence d’ensemble du récit qui
doit servir de base à la formation de l’intime conviction du juge. La procédure
du jugement doit donc avoir pour objectif d’être un réducteur d’incertitude
quand bien même ne peut être complètement réduit le doute qui subsiste. Si
celui-ci n’est pas trop important il doit bénéficier au demandeur. Le juge doit
donc être capable d’évaluer sa propre subjectivité comme celle du demandeur
dans l’appréhension des craintes de persécution.
* Quelle est la portée des
contradictions voire du mensonge affectant la demande d’asile ? Face aux
obstacles de toute nature élevés devant le demandeur d’asile dans le parcours
qu’il doit effectuer, il n’est pas étonnant que celui-ci tente de lever ses
difficultés en adaptant son comportement : il peut s’être confié au départ
à un rédacteur occasionnel en français qui a pu prendre quelque liberté avec
son récit voire même le remplacer par un autre; par la suite le demandeur
introduira des différences qui ne manqueront pas de lui être opposées ; les
repères en vigueur dans sa vie antérieure ne sont pas ceux qui lui sont
désormais utiles (composition familiale, coutumes, calendrier); il peut
souhaiter améliorer son argumentation en prenant quelque liberté avec la
réalité, etc. Un comportement de « débusqueur de mensonge » aura vite
fait d’invalider un discours en soulevant une seule contradiction alors que
c’est la crédibilité d’ensemble qui doit être retenue. Au mythe du
« réfugié menteur » (on a même pu parler de « peuple
menteur ») on peut opposer celui du « juge bien pensant ».
La qualité du jugement en matière
d’asile requiert donc une citoyenneté éprouvée du juge, ce qui n’est pas
toujours le cas. D’où de fortes disparités dans les taux d’accord d’asile selon
les présidences des formations de jugement, même si l’écart révélé par la
statistique de ces disparités semble s’être réduite. En tout état de cause, d’importantes
réformes pourraient être introduites dans la réglementation nationale. Leur
inventaire devrait être le résultat du travail des parties concernées, mais on
peut néanmoins avancer, à titre d’exemple : le rattachement de l’OFPRA au
Premier ministre ; l’alignement du délai de recours devant la CNDA sur
celui de droit commun de la juridiction
administrative, soit deux mois ; la limitation stricte du champ des jugements
par voie d’ordonnances ; le maintien corrélatif des formations de jugement
collégiales ; la suppression de la liste des pays d’origine sûrs ; la
suppression de la notion d’asile interne ; l’alignement de la durée du
titre de séjour de la protection subsidiaire (actuellement de quatre ans) sur
celle des réfugiés reconnus (dix ans), etc.
Enfin, en raison de son histoire et
de sa tradition ancienne, la France est légitime à faire des propositions
d’évolution de la réglementation internationale, tant au niveau européen que
mondial, le contexte ayant beaucoup changé depuis la Convention de Genève de
1951 et même du protocole de New York de 1967. Il ne s’agirait pas de modifier
ces dispositions consacrées, mais de les compléter en tenant compte notamment du
fait que les deux-tiers des réfugiés se trouvent en Afrique et en Asie ; que
la reconnaissance ou la place de la protection subsidiaire et d’autres formes
d’asile (climatique, temporaire …) doivent être révisés ; que le rôle du
HCR doit être accru ; que les droits et les garanties juridiques doivent
être consolidés, que soient le cas échéant normalisées les notions de pays
d’origine sûrs, d’asile interne, de pays de transit, de la catégorie spécifique
des réfugiés palestiniens, etc. Toutes ces questions, et d’autres éventuellement
devant faire l’objet d’une concertation internationale. Le XXe
siècle avait été qualifié de « siècle des réfugiés », le XXIe
siècle pourrait être celui de l’ « avènement du genre humain »
comme sujet de droit, sur la base du même principe d’égalité des femmes et des
hommes, citoyennes et citoyens du monde.
[1] Rapport interministériel
sous la direction de A. Le Pors, Immigration
et développement économique et social, La documentation française, 1975. Ce
rapport qui s’appuyait sur les modèles mathématiques macroéconomiques alors utilisés contestait les affirmations
officielles concernant le rôle des étrangers concernant l’emploi, le budget
social et la balance des paiements de la nation.
[2] On notera la création du
Haut Conseil à l’intégration en 1990 dont l’auteur de ces lignes sera membre
jusqu’en juin 1993, démissionnant alors pour ne pas cautionner les lois Pasqua sur la
nationalité.
La laïcité joue un rôle déterminant dans la formation de la citoyenneté. Elle agit sur les valeurs et principes, les moyens pour permettre un exercice effectif, sa dynamique. Elle repose sur les principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État, des collectivités publiques et des services publics.
La conception de l’intérêt général est politique dégagée de fatalité, de notions de lois naturelles ou transcendances.
L’affirmation du principe d’égalité conduit à l’interdiction de toute discrimination
en raison de l’origine, de l’ethnie, de la religion … Elle appelle des actions
positives pour que le principe conduise à l’égalité réelle en dépit des
différences de situations.
L’éthique de la responsabilité se décline de multiples façons. Ce sont
les citoyens et les citoyennes qui établissent les règles de la morale sociale.
Le statut du citoyen s’établit sur des bases politiques, économiques et
sociales.
La démocratie locale constitue le cadre privilégié dans lequel
s’expérimente la laïcité en matière de financements, de pratiques des libertés
individuelles et collectives.
La laïcité est annoncée dès l’article premier de la constitution. La
nature des institutions et le comportement des dirigeants conditionnent
l’application du principe.
La citoyenneté se développe aujourd’hui dans une situation de crise
systémique. La perte de repères idéologiques trouble l’action des
défenseurs de la laïcité.
Les droits de l’homme qui sont des libertés, mais ils ne peuvent être un
substitut aux droits des citoyens qui sont des pouvoirs.
La citoyenneté européenne décrétée n’existe pas dans la vie des peuples
de l’Europe. Le XXI° siècle peut voir se développer les prémices d’une citoyenneté
mondiale au sein de laquelle le principe de laïcité est appelé à jouer un rôle
essentiel.
Colloque de la FSU – Maison de la chimie, le 12 juin 2019
Avec la participation de :
* Bernadette GROISON, secrétaire générale de la FSU
* Daniel GUIRAUD, maire des Lilas
vice-président
de la métropole du Grand Paris
* Marylise LEBRANCHU, ancienne Garde des Sceaux, ancienne ministre de la fonction publique
* Anicet LE PORS, ancien ministre de la fonction publique
*
Argumentaire repris au colloque CGT – UFSE – UGICT le 24 juin 2019
* *
L’action publique du gouvernement porte une atteinte
grave à la conception française républicaine de la fonction publique. Elle est
aussi l’occasion d’une discussion au fond du projet de loi de transformation de
la fonction publique actuellement en débat au parlement. La meilleure réplique
est de répondre à la question proposée comme
thème de cette rencontre, de s’interroger sur le rôle que doit être appelée à
jouer la fonction publique dans l’évolution de la société.
Première partie – Une action publique contraire à la conception
française républicaine
Une action
publique marquée par une démarche chaotique couvrant une stratégie claire
L’offensive actuelle s’inscrit dans une longue
filiation : la loi Galland du 13 juillet 1987 tendant à ramener la fonction
publique territoriale vers une fonction publique d’emploi (transformation des
corps en cadres, retour au système des « reçus-collés » dans les
concours), le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 proposant de faire du
contrat une « source autonome du droit » de la fonction publique, le
discours en 2007 de Nicolas Sarkozy en faveur du « contrat de droit privé
négocié de gré à gré » pour l’accès aux emplois publics, le Livre blanc de
Jean-Ludovic Silicani allant dans le même sens mais contrarié lors de la crise
financière de 2008, le secteur public apparaissant alors comme un efficace
« amortisseur social ». À quoi il convient d’ajouter les multiples
dénaturations du statut général des fonctionnaires (225 modifications législatives enregistrées dans les 30 années suivant son
adoption). La démarche actuelle du
pouvoir installant un système complexe dit CAP 22 s’est révélée être un leurre
car l’exécutif savait parfaitement dès l’origine ce qu’il entendait faire,
notamment le développement du recrutement par la voie du contrat et l’extension
de l’idéologie du nouveau management public (NMP). Leurre, l’opération CAP 22 a
rapidement tourné au fiasco mais sans conséquence pour une stratégie
parfaitement claire articulant : réforme du code du travail, suppression
du statut des cheminots, remise cause du statut général des fonctionnaires. Le
but est de faire du contrat individuel de droit privé la référence sociale
majeure valable pour tous.
L’alignement
du public sur le privé marqué par une insécurité juridique et la bureaucratie
Si le statut n’est pas immédiatement abrogé, il sera
mis en extinction par le recrutement massif de contractuels à tous niveaux, y
compris celui des directeurs d’administration. Ce mouvement se combine avec la
démarche de hauts fonctionnaires opérant un « rétro-pantouflage »
privé-public. Pour donner plus d’autorité au pouvoir managérial, les
prérogatives des organismes consultatifs traditionnels sont réduites. Les
commissions administratives paritaires (CAP) n’interviendront que dans des cas
limités sur la mobilité, les affectations, l’avancement, les promotions. Les
comités techniques (CT, autrefois paritaires, les CTP) et les comités hygiène,
sécurité et conditions de travail (CHSCT) sont fondus en comités sociaux
(CS) inscrivant leur action dans des
lignes directrices de gestion (LDG). Des plans de départ collectifs pourront
survenir dans les cas d’abandons de missions, de leur transfert au privé, ou de
dématérialisation numérique. La rémunération au mérite est également prévue et
trouvera une expression réglementaire. Pour donner l’impression d’une
contrepartie, il est beaucoup question dans ce projet de déontologie dont la
nature est de ne pas être normative, et de dialogue social d’autant plus évoqué
avec insistance qu’il est défaillant. On relèvera aussi l’aspect bureaucratique
du texte prévoyant quelque 70 décrets en Conseil d’État, de très nombreuses
dérogations et précisions requises.
Une réforme
néfaste dans un contexte d’affaiblissement de l’exécutif qui ménage des atouts
pour le mouvement social
Cette réforme entraine une confusion dans les finalités de l’action publique, entre celles de l’intérêt général et celles des intérêts privés. De là un risque accru de conflits d’intérêts. Et il résulte de tout ce qui précède une véritable captation de l’action publique par l’oligarchie financière. Néanmoins, cette stratégie se développe dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir politique aux causes et caractéristiques multiples : confiance à bas niveau de l’opinion publique, mouvement inédit des gilets jaunes, front uni des syndicats, réserves dés associations d’élus, objectifs de baisse de la dépense publique compromis, difficultés des réformes institutionnelles. Il pourrait y avoir là un terrain favorable pour mettre en échec le pouvoir ; pourtant la mobilisation reste difficile pour des raisons qu’il convient d’étudier. Dans de telles conditions, il ne faut évidemment pas renoncer à faire modifier ce texte par la voie d’amendements, mais il faut en tout état de cause élever le niveau du débat politique par le rappel de l’histoire au cours de laquelle s’est forgée la conception française de la fonction publique, la nécessité de fonder l’action publique sur la rationalité scientifique, le respect scrupuleux de l’éthique républicaine de l’intérêt générale et de la responsabilité des fonctionnaires.
*
Deuxième partie – Un rôle progressiste pour la fonction publique
Quelles mesures prioritaires pour conforter le rôle de
l’action publique ? Les propositions dépendent beaucoup du contexte
politique envisagé. Sur une base assainie, la fonction publique doit envisager
son pôle en termes de structures et de long terme.
Apurer les
contentieux, assainir la situation statutaire, éventuellement codifier
S’impose tout d’abord la satisfaction des
revendications syndicales pour améliorer les conditions de vie et de travail
des fonctionnaires et, par là, de tous les citoyens ; c’est la
responsabilité des organisations syndicales. Ensuite, il convient de revenir
sur les centaines de modifications statutaires intervenues depuis trente-six
ans dont la plupart sont des dénaturations ; il convient donc d’en faire
un inventaire et d’y remédier pour assainir la base de travail. Enfin, il
serait souhaitable de faire sur cette base une codification à droit constant de
dispositions qui se présentent souvent aujourd’hui dans une grande confusion. Le
statut pourrait alors être complété par des dispositions correspondant à l’évolution
des besoins des usagers et des techniques, au renforcement de la responsabilité
des fonctionnaires.
Engagement de chantiers structurels prioritaires de modernisation
Trente-six ans après l’adoption du statut devrait être
engagée une réforme d’ensemble du classement indiciaire des statuts
particuliers, corps et grades pour tenir compte des évolutions des
dernières décennies. Dans ces conditions
plus transparentes la mobilité pourrait devenir effectivement une garantie
fondamentale. Les multi-carrières devraient être développées avec un système de
formation continue correspondant. Le recours aux contractuels serait
circonscrit. Parmi les autres chantiers structurels prioritaires on peut
citer : l’action pour l’égalité femmes hommes comportant la lutte contre
la précarité des emplois dans la catégorie C notamment et l’égal accès des
femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, le
développement d’une politique de numérisation et de dématérialisation à visage
humain, la multiplication des relations internationales. En raison de son
caractère symbolique la réforme de l’École nationale d’administration serait
nécessaire en centrant son recrutement sur l’Université, mettant en place une
formation commune de départ prolongée par des écoles d’applications dans les
trois versants, l’égalisation des régimes indiciaires et indemnitaires des
corps de débouché, l’élargissement des tours extérieurs et en rendant onéreux
et irréversibles les départs dans le privé.
Inscrire le
rôle de la fonction publique dans le changement de civilisation
L’État et les autres collectivités publiques doivent être dotés des moyens d’expertise correspondant au niveau de développement de notre temps, et la fonction publique disposer notamment d’une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences Cette gestion ne doit pas être dictée par le principe de l’annualité et le ministère de la fonction publique retrouver son identité et sortir de Bercy. La fonction publique est également appelée à apporter une contribution aux tendances lourdes pluriséculaires d’évolution de l’administration : sécularisation du pouvoir politique et autonomisation de l’appareil d’État, socialisation des financements des besoins sociaux, affirmation des concepts du service public. La notion d’efficacité sociale doit faire l’objet d’un approfondissement théorique. s’inscrivant dans un processus de changement de civilisation, deux questions qui n’ont pas un rapport direct avec la fonction publique doivent être néanmoins traitées : d’une part, la question de la propriété publique, base matérielle nécessaire du service public, d’autre part, le renforcement de la base législative du code du travail permettant d’instaurer une véritable sécurité sociale professionnelle pour les salariés du secteur privé favorisant la convergence des actions et des situations statutaires des salariés des secteurs public et privé.. Enfin, dans la « métamorphose » (Edgard Morin) civilisationnelle qui caractérise notre époque la fonction publique est appelée à participer à un XXIe siècle « âge d’or » du service public.
« du Sénat » – Laurence Cohen et Pascal Savoldelli, sénatrice et sénateur du Val-de-Marne, juillet 2019
D’après vous, quelles sont les
motivations du gouvernement avec son projet de loi ‘’Transformation de la
fonction publique’’ ?
Sa
démarche générale est l’alignement du service public sur le privé. Pendant sa
campagne des élections présidentielles Emmanuel Macron avait jugé le statut général des
fonctionnaires « inapproprié » en ce que, consacré à l’intérêt
général il faisait obstacle à la marchandisation de la société voulue par les
puissances financières qui le soutiennent. Il a achevé la réforme du code du
travail pour faire du contrat individuel de droit privé la référence sociale
majeure, valable pour le public comme pour le privé. Puis il s’est attaqué au
statut des cheminots et maintenant à celui des fonctionnaires concernant 5,5
millions de salariés, 20% de la population active du pays.
En quoi, ce texte est
une attaque contre les 3 versants de la Fonction Publique et les grands
principes qui la fondent (égalité, indépendance, responsabilité) ?
Ce projet concerne quatre réformes principales : le
recrutement massif de contractuel, l’affaiblissement des organismes
consultatifs, des plans de départ collectifs lors de l’abandon de services
publics, la rémunération dite au mérite. Par là sont mis en cause la conception
du fonctionnaire-citoyen instauré par le statut de 1946 au lendemain de la Libération,
le système du recrutement par concours selon les capacités, l’équilibre entre
unité de la République et libre administration des collectivités territoriale
et les principes historiques que vous rappelez. Autant de conditions pour
garantir le fonctionnaire contre les pressions économique et politiques, et par
là assurer une administration intègre, démocratique et efficace. Ce projet de
loi introduit la confusion entre intérêt général et intérêts particuliers,
accroit le risque de conflits d’intérêts et opère une véritable captation de
l’action publique par le privé.
Qu’est-ce que, pour
vous, une Fonction Publique du XXIème siècle pour reprendre le titre de l’un de
vos livres ?
C’est une fonction publique qui s’engage dans de grands
chantiers de modernisation des structures : gestion prévisionnelle des
effectifs et des compétences, organisation de multi-carrières avec un système
de formation continue correspondant, l’égalité femmes-hommes à tous niveaux, le
développement d’une informatisation à visage humain, des instances de
participation active des fonctionnaires à la gestion administrative, le
développement des relations administratives internationales, etc. C’est une
fonction publique qui voit loin, qui se libère du carcan de l’annualité
budgétaire (sortir de Bercy !), qui approfondit la notion d’efficacité
sociale contre celle de la rentabilité, qui appelle une propriété publique
solide comme base des services, qui est attentive à la solidarité des salariés
des secteurs publics et privé. Dans ces conditions,
le XXIe siècle peut être l’ « âge d’or » du service
public.
Union fédérale des syndicats de l’État CGT – Magazine, juin 2019
FP – Magazine : Pour la CGT, le projet de loi de transformation de la fonction publique constitue un bouleversement en profondeur du statut général et de ses principes fondateurs. Le recours accru aux contractuels, particulièrement sur les postes de direction, la volonté de faciliter les allers et retours du public vers le privé et inversement, le rapprochement du code du travail avec la création des CSA proches des CSE, l’introduction de la rupture conventionnelle etc. en sont pour nous l’illustration.
Etes-vous d’accord
avec cette analyse ou pensez-vous qu’il ne s’agit que d’une énième réforme du
statut qui ne remet pas en cause son équilibre ?
Quels sont les
éléments contenus dans le texte qui vous permettent d’étayer votre
position ?
Anicet Le Pors : Ce projet de loi est très dangereux pour la qualité et l’impartialité du service public et pour fonctionnaires qui en sont chargés dont les garanties sociales sont affaiblies. Pour autant c’est le dernier avatar d’une offensive constante des tenants du néolibéralisme pour lever les obstacles à la concurrence des marchés, au plein développement de l’idéologie managériale au sein même des administrations. Il y a eu la loi Galland en 1987 tendant à ramener la fonction publique territoriale vers une fonction publique d’emploi, plus précaire. Puis en 2003, le rapport annuel du Conseil d’État propose de faire du contrat « une source autonome du droit de la fonction publique ». En 2007, Nicolas Sarkozy se prononce en faveur d’un recrutement par « contrat de droit privé négocié de gré à gré ». Dans le même temps, pour le 30e anniversaire di statut général des fonctionnaires en 2013, on pouvait comptabiliser 225 modifications législatives du statut, la plupart des dénaturations entrainant un véritable « mitage » du texte. Aujourd’hui, Emmanuel Macron poursuit l’offensive là où ses prédécesseurs ont échoué. C’est grave, mais ce n’est pas sans précédent. Pour y parvenir, le gouvernement, qui savait parfaitement à quoi il voulait aboutir, a mis en place une machine de guerre dite CAP 22 qui s’est finalement avérée être un leurre qui s’est achevé en fiasco.
Mais sa stratégie est claire. Après la réforme du code du
travail érigeant le contrat individuel comme référence sociale majeure valable,
selon lui, pour le public comme pour le privé. Après la suppression du statut
de cheminots, il a lancé l’offensive contre le statut général des fonctionnaires
Mais le gouvernement sort considérablement affaibli des deux années d’exercice
du pouvoir pour de multiples raisons : opinion hostile, front syndical
uni, élus contestataires, affaires judiciaires en tous genres, reformes
institutionnelles mal engagées, etc. Ce qui explique sa tentative de passage en
force sur le projet fonction publique. L’aspect nouveau c’est l’intrusion du Nouveau
management public (NMP) que l’on espère promouvoir par le recrutement massif de
contractuels à tous niveaux, y compris aux postes de direction, qui vont se
combiner avec les allers et retours de hauts fonctionnaires entre le public et
le privé, à l’instar du parcours d’Emmanuel
Macron lui-même, pour gérer l’État et les collectivités publiques comme
des entreprises privées Pour y parvenir il leur faut déposséder les commissions
administratives paritaires de leurs principales prérogatives (mobilité,
avancements, etc.) créer des comités sociaux sur le modèle ce ceux existant
dans le privé, inscrivant leur action dans des lignes directrices de gestion
(LDG) renforçant une conception hiérarchique autoritaire de la gestion
administrative. Ces deux réformes majeures sont par ailleurs renforcées par de
nombreuses autres dispositions : plans de départs volontaires,
rémunérations dites au mérite en perspective, etc.
Ce projet n’est pas non plus le résultat d’un travail
sérieux, ce qu’a souligné le Conseil d’État dans son avis (étude d’impact
rédigée après coup, nombreuses imprécisions sur des points essentiels). Il
débouche sur la bureaucratie devant multiplier les dérogations, les précisons
techniques d’encadrement, les renvois à des décrets en Conseil d’État (près de
80 !). Pour compenser le recours risqué aux contractuels il multiple les
références à la déontologie, expression particulière du « droit
souple » qui n’est pas normatif mais préféré par les managers. Il bavarde
sur le dialogue social d’autant plus fort que les principaux intéressés, les
syndicats, dénoncent son inexistence. Sur le fond il y a plus grave. L’idéologie
managériale va introduire la confusion des finalités du public autour de l’intérêt général, et celles du privé, la
rentabilité ; à la responsabilité
du fonctionnaire citoyen sera substituée la mesure de la performance
individuelle du fonctionnaire redevenu sujet. L’hétérogénéité des recrutements
publics-privés va accroitre les risques de conflits d’intérêts, de
clientélisme, de corruption. ON s’engagera ainsi progressivement vers une
captation de l’action publique par des intérêts privés, la finance et, à la
limite, une privatisation masquée de l’appareil d’État. Tel est l’enjeu qui
doit mobiliser les fonctionnaires et la population pour illustrer, défendre et
promouvoir notre conception française de la fonction publique fondée sur
l’histoire, la science et l’éthique républicaine.
Anicet Le Pors
Ancien ministre de la
Fonction publique (1981-1984)