S’inscrivant dans le cadre conceptuel du rapport annuel du Conseil d’État de l’année 2003 , le prédécesseur de l’actuel ministre de la Fonction publique, Renaud Dutreil, avait entrepris, d’avril 2004 à mai 2005, d’engager une grande réforme statutaire. Celle-ci, prenant appui sur les griefs habituellement ressassés contre les fonctionnaires et la fonction publique (inefficacité, corporatisme, privilégiature), visait à mettre en place une fonction publique rompant avec la conception républicaine formalisée par le Statut général, en faisant de la contractualisation une « source autonome du droit de la fonction publique » et en alignant notre système de fonction publique « de carrière » sur le modèle de fonction publique « d’emploi » dominant au sein de l’Union européenne . La réaction des organisations syndicales et de quelques esprits vigiles, ainsi que, vraisemblablement, la perspective de la prochaine élection présidentielle, ont conduit le gouvernement à renoncer provisoirement à ce projet au profit d’une stratégie moins ostentatoire, de portée plus limitée, mais gardant la même orientation : tel est le sens de la loi dite « de modernisation de la fonction publique » que le ministre Christian Jacob vient de faire adopter par la Parlement.
La nouvelle loi contient en effet des dispositions qui constituent autant d’atteintes caractérisées à la conception française de la fonction publique. Ainsi, les règles déontologiques sont rendues plus laxistes : le délai d’incompatibilité entre les activités exercées par un fonctionnaire cessant ses fonctions et une activité lucrative dans une entreprise, un organisme privé ou une activité libérale est ramené de cinq à trois ans ; les cumuls entre activité publique et privée sont considérablement assouplis pour un fonctionnaire en vue de créer ou de reprendre une entreprise, ou pour un dirigeant de société privée embauché en qualité de non-titulaire de droit public (jusqu’à deux ans) ; la détention de parts sociales de capital par les fonctionnaires est mise sur le même plan que la production d’œuvres d’art ; les agents titulaires et non-titulaires à temps incomplet peuvent simultanément exercer une activité privée lucrative dans des conditions renvoyées à un décret en Conseil d’État. D’autres dispositions sont également susceptibles de déstabiliser le fonctionnement des organes de représentation et de gestion (constitution de commissions administratives relatives à plusieurs corps) ou l’égalité de traitement des fonctionnaires par l’introduction de l’expérimentation dans certaines administrations (entretien professionnel pour l’évaluation de la valeur professionnelle).
Plus généralement, la loi tend essentiellement à brouiller l’interface entre le public et le privé. Ainsi, la mise à la disposition qui n’était jusqu’à présent qu’une situation particulière de la position d’activité devient le moyen essentiel de la mobilité largement et réciproquement ouverte au privé sans présenter les garanties du détachement dès lors frappé d’obsolescence, alors que c’est sa réforme qui s’imposait pour dépasser les obstacles actuels au passage, notamment, d’une fonction publique à l’autre. L’article 22 du titre 1er du Statut général avait consacré en 1983 le droit individuel à la formation du fonctionnaire ; sur le fond la nouvelle loi n’apporte donc rien. En revanche, d’une part, elle renvoie à un décret en Conseil d’État la détermination des conditions et modalités d’utilisation et de financement de ce droit, mais surtout, d’autre part, elle place dans la partie législative du code du travail l’explicitation des modalités de la formation professionnelle des agents publics, ce qui gomme les spécificités de la formation au service public. La loi n’innove pas non plus en matière d’action sociale, sinon en prévoyant que « le bénéfice de l’action sociale implique une participation du bénéficiaire à la dépense engagée », ce qui passera difficilement pour une avancée sociale.
La proposition prévue à l’article 56 de la loi de « procéder par ordonnance à l’adoption de la partie législative du code général de la fonction publique » aurait pu retenir favorablement l’attention en vue de remettre un peu d’ordre dans l’architecture de la fonction publique « à trois versants » mise en place en 1983, 1984 et 1986 et modifiée de nombreuses fois depuis. Cette codification, alors évoquée, avait été vivement combattue à l’époque par des organisations syndicales qui y voyaient une remise en cause de la notion de statut. Alors même que la codification pourrait être regardée aujourd’hui comme un progrès de la réforme administrative , comment ne pas voir, dans les conditions de dénaturation et de confusion public-privé créées par la nouvelle loi, que cette harmonisation se ferait a minima ? Proposons qu’elle ne puisse intervenir qu’après l’abrogation de la loi Galland du 13 juillet 1987 (qui a ramené la fonction publique territoriale vers une fonction publique d’emploi) et de toutes les dispositions législatives prises par les gouvernements hostiles à la conception française de la fonction publique et consacrées par connivence ou lâcheté par les autres.
Anicet Le Pors
ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives (1981-1984)
conseiller d’État (h)