Communisme, un mot à protéger

« Le même mot brille un jour d’un immense espoir et n’émet un autre jour que des rayons de mort », a écrit Vaclav Havel. Ainsi en est-il de « communisme ». Certains soutiendront que cette pensée sanctionne définitivement l’épopée communiste du XX° siècle. Mais ne pourrait-elle pas fonder, à l’inverse, une perspective réaliste pour le XXI° siècle ? Dans ce cas, l’abandon du mot ne serait qu’un opportunisme doublé d’une erreur politique.

Un mot qui subit son passé

En réalité personne n’a jamais soutenu avoir édifié le communisme où que ce soit. Il était mis en perspective d’une représentation séquentielle de l’histoire enchaînant : féodalisme-capitalisme- socialisme-communisme sur la base d’un matérialisme historique à prétention scientifique. Si cette vision a pu sembler se matérialiser dans les pays dits du « socialisme réel », le mouvement communiste n’a jamais constitué un ensemble homogène dans son essor comme dans son déclin. Il n’en subsiste que des formations politiques dénaturées ou marginalisées et le plus souvent discréditées. Ainsi, pour s’en tenir au parti communiste français (PCF), les fonctions identitaires que lui reconnaissait Georges Lavau (tribunitienne, consulaire, auxquelles j’ai ajouté : théoricienne) se sont délitées au fil du temps pour ne laisser subsister qu’un groupe désordonné et sans idées.

Pour autant on peut reconnaître au mouvement communiste une novation importante : le refus de la fatalité de l’exploitation capitaliste, une posture prométhéenne dans l’invention de l’avenir. On doit à Marx une synthèse magistrale des premières analyses des économistes classiques, une présentation pédagogique de la valeur, une claire identification de la force de travail, un exposé vigoureux des mécanismes de l’accumulation du capital et de l’exploitation capitaliste rendue possible par la propriété privée du capital. Si certaines de ces catégories ne sont plus réductibles aux conceptions d’origine, on ne saurait contester qu’elles gardent, sur une base élargie, une grande pertinence. La contribution des économistes du PCF a été particulièrement intéressante avec la caractérisation de la phase du capitalisme monopoliste d’État (CME) et le mécanisme de suraccumulation-dévalorisation comme version moderne de la baisse tendancielle du taux de profit.

Il reste que ce qui s’est réclamé du communisme a nourri une conception dévoyée du pouvoir politique. Certes, ne perdons pas de vue le rôle positif joué par les communistes dans les combats majeurs du siècle dernier contre le nazisme et le colonialisme, dans l’animation des luttes revendicatives pour le progrès social, l’aide aux plus faibles, la gestion municipale. Mais la conception léniniste de conquête du pouvoir était fondée sur une succession de sophismes que la vie a dénoncés : les intérêts du peuple portés par la classe ouvrière conduite par son avant-garde révolutionnaire, le parti communiste dirigé par un collectif réputé détenir science et lucidité. Cette construction dogmatique (dictature du prolétariat, avant-garde révolutionnaire, centralisme démocratique) nourrissait un messianisme fondant la légitimité de directions autocratiques. Dans de telles conditions, l’homme nouveau, le citoyen des temps modernes, ne pouvait émerger.

L’ « en commun » à l’ordre du jour

Le paradoxe est que les expériences qui se sont réclamées du communisme se sont effondrées au moment même où s’affirme la communauté de destin du genre humain avec une intensité sans précédent dans son histoire. C’est d’abord la conséquence des évolutions qui se produisent dans sa base matérielle. Il y a bien sûr la mondialisation du capital qui entraîne celle de l’exploitation capitaliste à une échelle inconnue jusque-là. Mais il y a aussi l’expérience toute nouvelle de la finitude de la planète qui nourrit l’exigence d’une réflexion inédite sur sa survie. Évoquons encore bien d’autres éléments qui participent de cette globalisation : la coopération culturelle et scientifique, le développement d’Internet, la prolifération de milliers d’ONG, l’importance croissante du droit international, etc. De nouvelles solidarités se constituent pour traiter et résoudre de grandes questions comme la solution pacifique des conflits, la lutte contre la faim, les catastrophes naturelles, les épidémies, etc.

La généralisation des problèmes appelle une réflexion sur la production conjointe de valeurs à vocation universelle à partir des singularités des États-nations. C’est dans ce mouvement de convergence-différenciation que peuvent progressivement se forger les dimensions transnationales des citoyennetés aujourd’hui à base essentiellement nationale. L’idéologie des droits de l’homme qui a envahi la sphère qu’occupaient précédemment les grandes idéologies (théorie néoclassique, État-providence, marxisme) en est une manifestation positive, mais elle est insuffisante car elle ne produit pas de sens. Comme le souligne Marcel Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme, a-historique, fonctionnant sur la base de l’indignation spontanée immédiate, combinée au pouvoir médiatique, s’inscrit dans une autorégulation des rapports sociaux qui n’est pas sans analogie avec celle du marché dans la sphère économique ; il analyse l’avènement de la démocratie dans un mouvement pluriséculaire d’affranchissement du religieux dont les expériences communistes n’ont pas su, elles-mêmes, se préserver.

Le siècle qui s’ouvre pourrait ainsi donner sens à une notion d’intérêt général qui prendrait appui sur la globalisation des bases matérielles et la convergence des valeurs. Ainsi, contre le développement capitaliste inégal et l’exacerbation des rapports de forces, la gestion des ressources naturelles du sol et du sous-sol, de nombreuses activités de production et de services, diverses coopérations administratives, scientifiques et culturelles devraient constituer un « en commun » identifié avec une certaine précision, justiciable de services publics organisés au niveau international, voire mondial. Des notions comme celles de « patrimoine commun de l’humanité », de « destination universelle des biens » (Vatican II, « Gaudium et Spes ») pourraient faire du XXI° siècle l’ « âge d’or » des services publics.

Communisme : un mot pour demain

Comment passer du siècle prométhéen à la nouvelle civilisation de l’ « en commun » ? La situation actuelle est de transition, de décomposition sociale profonde caractérisée par une perte de repères qu’expliquent diverses causes : relativisation des États-nations, dénaturation de la notion de classe, bouleversements spatiaux, évolution rapide des mœurs et – peut être surtout – effondrement des grandes idéologies messianiques. Or, pour analyser le présent et explorer l’avenir nous ne disposons que des outils intellectuels du passé. De nombreuses recherches spécialisées existent, mais elles ne constituent pas, pour le moment, un corpus théorique opérationnel. Comprendre la nature du moment historique où nous sommes, les contradictions qui siègent dans la décomposition, est à la fois le moyen de conjurer l’avènement des monstres et de préparer les meilleures conditions d’investissements progressistes.

La crise sociale présente l’avantage particulier, en contradiction avec la période antérieure, de renvoyer la responsabilité politique vers l’individu, alors que, jusqu’à présent, la délégation de pouvoir était le mode le plus général d’exercice de la citoyenneté. C’est désormais au citoyen qu’il revient, dans un monde complexe et peu intelligible, d’exprimer des choix qui l’identifient comme sujet de droit et acteur politique, de se doter de ce que l’on pourrait considérer comme un véritable « génome de citoyenneté ». Alors que le mouvement communiste prétendait au siècle dernier déduire l’ « homme nouveau » de sa problématique, la question qui se posera à partir des affirmations individuelles des citoyennes et des citoyens sera plutôt de savoir comment dégager de la multiplicité des engagements individuels des centralités efficaces permettant l’avènement d’un « en commun » souhaitable qui pourrait se dire « communisme » ? Avant toute construction globale, plutôt que de s’enliser dans la recherche stérile de stratégies d’alliances entre formations politiques exténuées, une première réponse pourrait consister à reconstruire une identité différenciée sur sept questions fondamentales et à engager sur cette base les lourds travaux qu’elles impliquent : service public, appropriation sociale, institutions démocratiques, citoyenneté rénovée, statut du travail salarié, accueil responsable des étrangers, mondialisation universaliste. Une telle démarche pourrait demeurer ordonnée et rythmée par l’idée d’une rupture qualitative marquant l’étape intermédiaire d’une nouvelle cohérence, celle d’une société socialiste.

Si le mouvement communiste du XX° siècle a été chargé d’erreurs et de fautes graves, il a été aussi marqué par l’abnégation et le courage d’innombrables communistes qui, en tout état de cause, méritent le respect. Il convient de tirer les enseignements du siècle passé et de poursuivre la réflexion dans les conditions de l’ère nouvelle. La conviction exprimée, l’hypothèse faite ici, est qu’aucun autre mot ne pourra mieux que « communisme » dire au XXI° siècle le primat de la raison et l’espérance du genre humain. Dans ces temps ingrats, il faut donc le protéger.

Anicet Le Pors
Ancien ministre et ancien membre du comité central du PCF

Le sarkozisme en voie de constitutionnalisation – L’Humanité, 4 août 2008

Nicolas Sarkozy n’a pas de l’État de droit une conviction chevillée au corps. En témoigne le peu de cas qu’il a fait depuis son élection du texte en vigueur (art. 20 de la constitution : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ») et la désinvolture avec laquelle il a traité le Parlement (39 projets de lois débattus dans des conditions détestables). Il se veut pragmatique avant tout. Aussi ne faut-il pas s’attacher excessivement à l’exégèse du texte adopté par le Congrès, pour dégager plutôt la signification politique de la réforme.

Une opération de légitimation opportuniste

Cette réforme portant sur la constitution elle-même doit être replacée dans le champ plus large des réformes tendant à restructurer la France pour la mettre en compatibilité avec les lois du marché. C’est une réforme parmi d’autres dont la spécificité est d’accroître la légitimité du Président. Tous les moyens de l’État et du parti majoritaire, même les plus discutables et les plus indignes, ont été mobilisés pour assurer un succès dont l’étroitesse même souligne le risque soi-disant encouru et la figure de gagneur de son initiateur.

C’est aussi un « coup politique » car a été mis en avant l’objectif paradoxal de renforcement des droits du Parlement alors que celui-ci est tenu pour secondaire dans la logique des institutions de la V° République en dépit de ses concepteurs qui y voyaient un « parlementarisme rationalisé », vite contredit par l’institution de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962, ultérieurement par la réforme du quinquennat en 2000 confortant la prééminence de l’élection présidentielle. Et c’est aujourd’hui l’omniprésent Président de la République, celui qui a le plus personnalisé le pouvoir exécutif, qui se pose en promoteur de la représentation nationale !

La portée politique de la réforme tient également aux dégâts qu’elle cause à gauche. Le Parti socialiste sort ébranlé de cette séquence après avoir fait la démonstration de son inconséquence pour avoir refusé des mesures qu’il préconisait sans remettre en cause les fondamentaux de la V° République. Les autres partis de gauche n’ont guère pu faire entendre leur voix, l’opération favorisant la bipolarisation et les mettant par là hors-jeu. Notons encore qu’il a été peu question de VI° République, la démonstration étant ainsi faite de l’inconsistance du slogan.

Le trompe l’oeil du renforcement des droits du Parlement

D’éminents constitutionnalistes, notamment ceux qui comme Jack Lang ou Guy Carcassonne participaient à la commission Balladur, se sont évertués à nous démontrer que le projet de loi constitutionnelle renforçait les droits du Parlement. Isolées du contexte et en choisissant d’ignorer leur usage prévisible, certaines dispositions du projet peuvent en effet être ainsi présentées. Mais c’est porter sur la réforme un regard de myope que de la considérer sur le seul terrain du droit positif.

Certaines des mesures adoptées vont même dans le sens d’une restriction ou d’un usage plus malaisé des droits du Parlement : ainsi le droit d’amendement sera dorénavant strictement circonscrit. Mais, surtout, il est possible de contester point par point l’effectivité des prétendues avancées. Les limitations apportées à l’exercice de l’article 49-3 n’emportent pas de changement notable par rapport à l’usage qui en a été fait jusqu’à présent par les gouvernements ; la maîtrise de l’ordre du jour ne laissera en réalité qu’un jour par mois à la disposition de l’opposition, la nouvelle partition introduite entre le Gouvernement et sa majorité parlementaire ne changeant rien au fond puisqu’ils sont ensemble sous la tutelle du président ; le contrôle renforcé de l’exécutif est sans portée avec une majorité aux ordres, de même que les pseudo limitations apportées au pouvoir de nomination du président, etc. S’agissant de nouveaux droits qui seraient accordés aux citoyens, le référendum d’initiative populaire n’a rien à voir avec une réelle initiative populaire des lois. Pour le pouvoir, l’essentiel est dans l’apparence.

Une caractéristique peu soulignée de la révision est le renvoi de l’explicitation des dispositions constitutionnelles à une dizaine de lois organiques ou aux règlements des assemblées sous un encadrement constitutionnel très faible. Cela veut dire qu’il sera possible de revenir de manière restrictive, à la majorité simple des assemblées, sur nombre des dispositions adoptées.

L’important est dans la mise en perspective présidentialiste

Et d’abord dans la pratique des institutions ainsi réformées. On ne voit pas pourquoi l’actuel Président de la République prendrait plus de soin a l’égard des institutions modifiées qu’il n’en a témoigné jusqu’à présent vis-à-vis de celles en vigueur, qu’il s’agisse de sa conception du rôle de Premier ministre réduit à celui d’un simple collaborateur, des attributions dévolues au secrétaire général de l’Élysée et à ses collaborateurs, de la tentative de contournement du Conseil constitutionnel à l’occasion de la rétroactivité de la loi sur la justice, de la précipitation dans l’élaboration de multiples textes législatifs ou réglementaire empêchant le débat contradictoire et la concertation, de sa présence quotidienne dans les médias, de l’utilisation du compassionnel et de sa vie privée dans les affaires publiques. On ne voit pas davantage pourquoi sa majorité parlementaire qui a accepté tout cela changerait de comportement dans un contexte modifié de manière aussi ambiguë, ce que certains commentateurs traduisent par une question faussement ingénue : le Parlement voudra-t-il se servir de ses nouveaux droits ?

Mais la remarque principale tient sans doute dans la réponse à la question suivante : la réforme qui a été approuvée de justesse par le Parlement ne serait-t-elle qu’une étape vers un modèle plus significatif d’un pouvoir plus franchement présidentiel ? On a noté que le Président de la République avait dû, pour faire passer la réforme dans une situation incertaine, en rabattre sur certaines de ses propositions tenant en particulier au rôle du Premier ministre. Édouard Balladur, dont la commission qu’il présidait a inspiré l’actuelle réforme, n’a pas caché qu’il ne s’agissait pour lui que d’une étape vers un vrai régime présidentiel. Pour y parvenir il faudrait à la fois supprimer la responsabilité du pouvoir exécutif devant le Parlement et le droit de dissolution de l’Assemblée nationale du Président de la République. Nous y sommes presque. Sur le premier point, l’affaiblissement du Premier ministre met dès maintenant face à face le Président de la République et le Parlement devant lequel il n’est pas lui-même responsable ; la condition est donc pratiquement réalisée. Sur le second, rien ne presse le président de se priver du droit de dissolution.

La voie est ainsi ouverte à un pragmatisme qui s’affranchirait aisément d’un encadrement institutionnel aussi ambivalent. Robert Badinter a parlé de « monocratie », j’ai pour ma part évoqué la « dérive bonapartiste » qui caractérisait l’action de Nicolas Sarkozy dans les mois suivant son élection. L’expérience permettra pour l’avenir de choisir la qualification la plus pertinente. L’important est aujourd’hui de prendre acte d’une évolution de la pratique du pouvoir qui tourne le dos à l’exercice par les citoyens et leurs représentants de la souveraineté nationale et populaire. Les défenseurs de la réforme qui vient d’être adoptée minorent l’importance de la disposition sur laquelle le Président de la République n’est pas revenu et à laquelle il attache, lui, la plus grande importance : la possibilité qui lui est désormais ouverte de s’exprimer quand il le voudra devant le Parlement réuni en Congrès ; réforme hautement symbolique et par là fortement politique. L’un d’eux, Guy Carcassonne, a dû cependant reconnaître et avertir : avant Nicolas Sarkozy, trois chefs de l’exécutif se sont exprimés devant des assemblées parlementaires, Louis XVI devant les États généraux, Thiers et Mac-Mahon sous la III° République. Et à chaque fois ça s’est mal terminé …

Immigration et asile, entre principes et rationalité – Migrations Société, n° 117-118, mai-août 2008

Anicet Le Pors (1)

L’arrivée des étrangers sur le sol national dans l’intention d’un séjour durable a des causes diverses : asile politique, immigration du travail, regroupement familial, études ou recherches, etc. Leur accueil peut répondre à une demande nationale ou être inspiré par des motifs humanitaires ou philosophiques et se réaliser par application de règles de droit nationales ou internationales. Les populations d’origine étrangère sont ainsi susceptibles d’être analysées sous des angles divers : économique, social, politique, culturel, mais qui renvoient essentiellement à deux types de préoccupations : d’une part la connaissance scientifique de ces populations, d’autre part le respect de principes politiques à leur égard. Par commodité ou intérêt, on peut choisir de se placer exclusivement sur l’un ou l’autre de ces terrains, mais il est beaucoup plus difficile de lier les deux démarches. L’expérience développée au cours des dernières décennies est intéressante à cet égard car elle montre qu’il y a une corrélation forte entre le développement de la connaissance rationnelle des phénomènes migratoires et le respect des principes régissant l’accueil des étrangers. Au développement des politiques sécuritaires au cours de la dernière période correspond en effet une régression du traitement scientifique des populations étrangères au sein de l’administration économique, à l’initiative des autorités publiques elles-mêmes.

Sans vouloir en faire une analyse exhaustive, on rappellera quel était l’état de la problématique au milieu des années 1970, à la fin d’une période de longue croissance marquée par le premier choc pétrolier, coïncidant avec la décision des autorités publiques de suspendre officiellement l’immigration des travailleurs en 1974.

Immigration et développement économique et social

 

Les décennies de croissance régulière qui ont suivi la seconde guerre mondiale et la reconstruction n’ont guère donné lieu à d’importants débats sur la place des immigrés dans la société française et sur l’accueil des demandeurs d’asile. Les étrangers y trouvaient naturellement une place que les conditions économiques justifiaient et le taux d’admission des demandeurs d’asile dépassait les 90 %. Mais comme antérieurement lors de la crise des années 1930, ils devinrent naturellement boucs émissaires lorsque la situation devint plus difficile. C’est l’époque où les plus hautes autorités de l’État s’efforcent de convaincre l’opinion publique que le million de chômeurs de l’époque pourrait être aisément résorbé par le renvoi d’un même nombre de travailleurs immigrés dont le départ pourrait être encouragé par une aide au retour. C’est aussi l’époque ou la politique économique demeure pensée dans un cadre essentiellement hexagonal : la planification à la française garde un grand prestige à la fin des années 1960 où se multiplient les plans sectoriels (sidérurgie, informatique, construction navale, nucléaire, etc.) sous le thème général de l’ « impératif industriel ».

Concomitamment, surgit la problématique de la Rationalisation des choix budgétaires RCB (dans le feu de 1968 les économistes de la direction de la prévision n’hésiteront pas à traduire par « Rationalisation cubaine au budget »), problématique issue du PPBS (planning-programming-budgeting-system) américain à base d’analyse de systèmes, de gestion par programmes et d’études analytiques. C’est dans ce cadre que fut décidée, au milieu d’une dizaine de sujets, une étude interministérielle qui prit finalement le nom, à sa publication en 1977, de « Immigration et développement économique et social »(2). Cette étude relevait de préoccupations idéologiques contradictoires : pour les commanditaires, il s’agissait à l’origine, sur un mode rationnel, de stigmatiser le déséquilibre de la balance des paiements de la France provoqué par les transferts d’économies des travailleurs immigrés vers leurs pays d’origine ; pour les participants à l’étude c’était l’occasion d’une réflexion approfondie sur la place des travailleurs immigrés dans l’économie française, ce qui n’allait pas non plus sans a priori sur cette présence.

De caractère interministériel, cette étude se devait en premier lieu de définir rationnellement son périmètre. C’est ainsi que fut imposé au ministre rédacteur de la lettre de mission que l’étude ne se limite pas aux effets des transferts financiers d’immigrés sur la balance des paiements, mais embrasse également leur rôle spécifique dans les modes de production en vigueur et leur participation aux systèmes de redistribution sociale. Mettant en œuvre les techniques disponibles au sein de l’administration économique (direction de la Prévision, Commissariat général du Plan, INSEE) et recommandées par la méthodologie RCB, les auteurs de l’étude, forts du caractère scientifique de leurs travaux, parvinrent lors de leur conclusion à s’inscrire avec poids dans le débat idéologique et politique d’où les questions qu’ils avaient traitées étaient parties. On en donnera ci-après un bref rappel.

L’impact des transferts de fonds des travailleurs immigrés sur la balance des paiements doit être relativisé – L’analyse structurelle de la balance des paiements révéla que si le déficit au titre des transferts des salaires et d’économies était le poste le plus important de la balance des invisibles, il ne présentait pas un caractère anormal pour un pays industriellement développé tel que la France, l’Allemagne, par exemple, étant dans une situation comparable. Une étude par sondage fut lancée afin d’étudier les comportements de transferts et des recherches économétriques furent menées dans le cadre de l’enquête afin de révéler les facteurs explicatifs de ces transferts. Il en ressortit que le niveau des transferts ne dépendait pas simplement du niveau des revenus et que plusieurs nationalités à faibles revenus transféraient beaucoup ; que souvent les transferts étaient liés négativement à la qualification professionnelle, au niveau d’instruction, à l’ancienneté de l’immigration. Il est apparu également que les transferts des mariés étaient plus importants que ceux des célibataires ; que les mariages mixtes n’avaient pas d’effet sur les transferts et que la présence d’une épouse étrangère (voire d’enfants) en France était un facteur favorable, en raison sans doute d’une meilleure économie domestique. Les urbains transféraient plus que les ruraux et l’existence d’un projet dans le pays d’origine constituait un fort stimulant.

Les immigrés sont contributeurs nets au budget social de la nation – La comptabilisation des coûts sociaux de l’immigration, spécifiques ou de droit commun, a montré qu’étant donnés les principes qui régissent le système social national et les caractéristiques démographiques de la population immigrée, le bilan des prélèvements et des réaffectations était positif pour les finances publiques. Le système social national étant fondé sur un certain nombre de principes et de règles (territorialité et plafonnement des cotisations notamment) le système avait des effets discriminants sur la population immigrée en raison de ses caractéristiques propres : plus jeune, davantage sous plafond, les célibataires relativement plus nombreux. En outre existaient des dépenses sociales spécifiques en leur faveur (action sociale, logement, formation, etc.). Si leur morbidité générale est alors apparue plus faible, il a aussi été relevé que les accidents du travail les frappaient particulièrement, entraînant des surcoûts correspondants. Ils bénéficiaient moins que les salariés français des dépenses de formation. Pour de nombreuses aides (assurance-chômage, aide sociale, action sanitaire et sociale), on ne relevait pas de différence sensible entre travailleurs français et étrangers. À défaut de pouvoir établir un véritable bilan coûts-avantages social, l’étude a encore mis en évidence que les immigrés contribuaient au financement des cotisations sociales dans une proportion sans doute supérieure à leur part dans les revenus (taux d’activité relativement élevé, proportion de salariés plus importante, nombre de salaires étrangers sous plafond du régime général) et qu’ils payaient des impôts directs plutôt faibles.

Les travailleurs immigrés constituent une donnée structurelle de l’appareil productif national – Des travaux de simulation macroéconomique ont été réalisés à l’aide du modèle physico-financier alors utilisé pour le VII° Plan. De nombreuses hypothèses et variantes ont été étudiées dont les plus vraisemblables montraient qu’une réduction de la population immigrée n’entraînerait que peu de créations d’emplois pour les nationaux et même, compte tenu d’une faible réduction des transferts de fonds, provoquerait une aggravation du déficit extérieur. Ces conclusions globales ont été corroborées par de nombreuses analyses sectorielles qui ont souligné le caractère structurel de l’emploi d’immigrés dans notre pays, notamment dans des secteurs comme le BTP et l’automobile, et que cette situation ne pouvait être remise en cause sans conséquences graves pour la compétitivité de ces branches, cette rigidité sectorielle se doublant d’ailleurs d’une rigidité géographique. L’examen des évolutions passées a montré que la modernisation d’une grande partie de l’appareil industriel français s’était faite dans le cadre d’une substitution capital-travail d’ensemble, mais avec une main-d’œuvre immigrée de faible qualification (manœuvres et OS) accompagnant l’effort d’investissement de grandes capacités. D’autres facteurs ont également joué dans le recours à la main-d’œuvre immigrée : la nécessité de disposer d’un volant de main-d’œuvre dans les industries d’équipement, ou l’organisation du travail en continu dans l’industrie textile, par exemple. Il a été encore reconnu que l’embauche de travailleurs immigrés présentait un certain nombre d’avantages : acceptation de travaux particulièrement pénibles, contrats plus limités dans le temps, moindres exigences en matière de rémunérations et de droits syndicaux.

Ces conclusions ont, à l’époque, été contestées par les pouvoirs publics commanditaires dans la mesure où elles ne correspondaient pas à la politique de renvoi ou de retour des immigrés qu’ils s’efforçaient de mettre en œuvre. S’ils ne critiquaient pas la valeur scientifique de ces travaux, ils soutenaient qu’ils valaient davantage pour le passé antérieur à la crise pétrolière que pour le présent et l’avenir. Pour autant, aucune relance de ces travaux ne fut décidée par la suite.

Une régression de la démarche rationnelle

Les travaux qui viennent d’être rappelés étaient caractérisés par le fait qu’ils partaient des fins politiques poursuivies, interprétées contradictoirement par les commanditaires et les praticiens. La recherche des informations et le recours aux méthodes n’étaient qu’induits par les objectifs poursuivis. Chemin faisant les lacunes étaient apparues dans la statistique de l’immigration et de l’asile qui reposait sur l’existence de sources multiples qui non seulement communiquaient peu entre elles, mais apparaissaient rivales et cultivaient leurs secrets respectifs. Par ailleurs, les limites des méthodes d’analyse préconisées par l’opération RCB apparaissaient plus clairement, appelant dans ce domaine aussi des initiatives et des innovations.

On aurait pu espérer que progressivement puisse se mettre en place un système statistique unifié permettant d’y voir clair dans les flux et les stocks de l’immigration et de l’asile. Lors de sa création en 1990, le Haut Conseil à l’intégration avait considéré que l’unification statistique était l’une de ses priorités et, à cette fin, il avait créé en son sein un groupe statistique qui a pu pendant quelques années produire une représentation statistique recueillant l’accord des principaux organismes pourvoyeurs ou traiteurs (DPM, INSEE, Intérieur, OMI, INED, etc.). Le but n’était pas seulement d’harmoniser les données et de tirer avantage de la pluralité des sources (tentant ainsi de surmonter les vifs conflits personnels existants), mais de les rendre signifiantes en réalisant un accord sur les concepts (assimilation, intégration, insertion) et de les mettre en rapport avec des batteries d’indicateurs d’intégration (liens aux nationalités, vie familiale, promotion sociale, vie en société). Une vaste enquête avait également été lancée sur la mobilité géographique et l’insertion sociale sur la base d’une étude de cohorte reposant sur un échantillon de 12 500 personnes, étude qui avait donné lieu à une discussion serrée avec la CNIL. Les lois sécuritaires de 1993 ont disloqué le dispositif (3), qui n’a pu reprendre sur les mêmes bases quelques années plus tard le consensus s’étant brisé.

On ne retracera pas ici les péripéties qui ont marqué ensuite la statistique de l’asile dont certains ont même pu nier un moment l’utilité, considérant qu’il n’y avait pas lieu de l’isoler au sein de la statistique sociale, ce qui s’apparenterait, selon ces personnes, à une discrimination. On peut toutefois regretter que la situation, quelque vingt ans plus tard, ne soit pas davantage éclaircie (4). Il existe aujourd’hui trois rapports sur les chiffres de l’immigration : le rapport de la DPM, le rapport de l’OSII (suite des rapports du groupe de travail du HCI que l’on vient de rappeler), le rapport au Parlement coordonné par le CICI, sans parler de données provenant d’autres sources qui ne sont pas principalement centrées sur les populations immigrées ou étrangères (INSEE), ou à l’inverse qui le sont de manière très spécialisée (OFPRA, CNDA). À quoi il faut ajouter une persistante pénurie de moyens qui permet de douter que les autorités publiques veuillent réellement améliorer la connaissance en ce domaine en dépit des déclarations officielles. Bref, une cacophonie poussée à son comble. Et en point d’orgue : la censure par le Conseil constitutionnel en novembre 2007 de la disposition législative prévoyant des statistiques fondées sur l’origine ethnique.

La comparaison proposée entre les pratiques des années 1970 et celles en vigueur aujourd’hui peut également être réalisée en ce qui concerne la démarche méthodologique. On doit à ce sujet évoquer le grand intérêt et l’importance du travail effectué par la Cour des comptes (5). Ainsi la Cour a réalisé une enquête en 2003-2004 selon trois axes : le contrôle de la gestion et des comptes des organismes intervenants, l’analyse d’un certain nombre de thèmes pertinents (scolarité, lutte contre les discriminations, situation des femmes, etc.), les moyens et les orientations de la politique publique. Elle a relevé l’hésitation des politiques publiques entre le souci de ne pas stigmatiser les populations concernées et celui de traiter les problèmes spécifiques qui les concernent. Elle a constaté que la maîtrise des flux migratoires tendait à occulter la question des modalités d’intégration. Elle a décidé d’assurer le suivi de la situation et du degré de mise en œuvre de ses recommandations au cours des années suivantes. La Cour a relevé elle-même les limites de sa démarche, soulignant combien il était difficile d’établir une véritable évaluation des politiques d’immigration et d’asile alors que le dispositif législatif et réglementaire ne cessait de se modifier : « La Cour ne cherche pas à se prononcer sur les coûts et les performances de telle mesure nouvelle. Elle examine seulement en quoi les réformes ou la mise en place de dispositifs nouveaux vont ou non dans le sens de ses recommandations, et en quoi ces évolutions ou ces transformations en modifient le contexte. » La problématique est ainsi strictement circonscrite à cette démarche comparative qui ne se prononce ni sur l’efficacité sociale des politiques ni sur le bien fondé de leurs orientations qui ne relèvent que du pouvoir politique.

De nombreuses autres études pourraient être évoquées, mais force est de constater que leur ensemble ne permet pas d’appréhender les politiques d’immigration et d’asile dans leur globalité et de se prononcer sur leur efficacité sociale. Le Haut Conseil à l’intégration souhaitait que fût entreprise une étude du type de celle réalisée en 1975-1977 rappelée ci-dessus. Il n’était pas parvenu à convaincre les administrations concernées, car le Plan n’était plus ce qu’il était, la RCB avait laissé place au thème de l’évolution des politiques publiques restreinte en fait à quelques secteurs, et nous avons précédemment évoqué les errements de la production statistique.

La « balkanisation » de la production statistique et la réduction de l’ambition méthodologique semblent ainsi aller de pair avec la volonté du pouvoir politique de conserver l’exclusivité du diagnostic et de l’orientation des politiques publiques en matière d’immigration et d’asile. Ce constat ne s’explique pas seulement par des raisons spécifiques à un secteur jugé particulièrement sensible ; il s’inscrit dans un mouvement plus général de régression de la rationalité dans la conduite des politiques publiques et le développement de réflexes étroitement identitaires.

Un contexte défavorable à la rationalité

On a vu apparaître au début des années 1990 un nouveau type de relation entre administrations économiques. Alors que la concertation était le mode normal de répartition des tâches et d’établissement des programmes de travail respectifs, des conventions se sont multipliées entre services jaloux de l’exclusivité de leurs sources, y compris ceux chargés de la statistique de l’immigration. Il s’agissait là en réalité de l’expression d’un mouvement plus général de contractualisation, d’empiètement constant du domaine de la loi par le contrat qui se poursuit. Le mouvement avait pris naissance à la fin des années 1960 avec le rapport de Simon Nora invitant les entreprises publiques à contracter avec l’État, poursuivi par les contrats d’aménagement des villes moyennes d’Olivier Guichard en 1973. La loi de réforme de la planification du 29 juillet 1982 a développé la notion de contrats de plan, qui n’étaient à l’origine qu’un habillage d’actes unilatéraux que le Conseil d’État avait ainsi qualifiés : « le contrat de plan n’emporte par lui-même aucune conséquence directe quant à la réalisation effective des actions ou opérations qu’il prévoit » (6). En réalité, cette contractualisation rampante avait sans doute pour objet et certainement pour effet d’empêcher une claire expression des missions de service public. Les lois de décentralisation et le principe de concurrence imposé au niveau européen ont contribué à cette segmentation de l’intérêt général.

Les conséquences sur l’administration économique ont été lourdes. Les principaux outils de l’analyse macroéconomique (tableau d’échanges interindustriels, tableaux économiques d’ensemble, modèles de prévision) ont été frappés d’obsolescence. Si l’on peut regarder la LOLF comme une retombée de la RCB et de l’entreprise d’évaluation des politiques publiques, sa pratique contribue au morcellement des enjeux et des stratégies, privilégie la poursuite managériale de sous-objectifs déconnectés de l’intérêt général et la performance individuelle sur la recherche de l’efficacité sociale. Cette dérive est particulièrement pénalisante pour les fonctions publiques majeures telles que la conduite des politiques d’immigration et d’intégration qui ne trouvent pas dans les nouveaux cadres la cohérence indispensable à leur mise en œuvre. On retrouve ici l’une des causes de la conclusion dégagée par le rapport de la Cour des comptes : les politiques de l’immigration et de l’asile progressivement réduites à la gestion des flux au détriment de l’intégration et la perte de conscience de la responsabilité nationale vis-à-vis de l’étranger demandeur de protection.

Cette affaiblissement de la rationalité d’ordre public s’accompagne de changements structurels significatifs. Ainsi la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des finances a été réintégrée à la direction générale du Trésor et de la politique économique d’où elle était issue en 1965 ; le Commissariat général du Plan a été supprimé, remplacé par le Conseil d’analyse stratégique concurrencé par l’élitiste Conseil d’analyse économique. Un Conseil de modernisation des politiques publiques s’est tenu le 12 décembre 2007 pour entreprendre une « Révision générale des politiques publiques » (RGPP) qui, dans l’immédiat, s’est traduite par 96 mesures en tête desquelles : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; il a intégré la Direction générale de l’administration et de la fonction publique au sein du ministère chargé du Budget. Ajoutons à cela l’idée selon laquelle le CNRS n’aurait plus de raison d’être à la suite de la création en 2005 d’une Agence nationale de la recherche (ANR) et de l’autonomie donnée aux universités par la loi du 10 août 2007 (7).

Dans le domaine de l’immigration et de l’asile, la création en 2007 d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement aurait pu constituer l’exemple contraire de l’évolution qui vient d’être décrite, s’il avait eu pour mission de refonder la politique d’immigration et d’asile sur des bases claires conformes aux principes républicains. Il est malheureusement apparu, dès sa création, comme l’instrument d’une politique discriminatoire vis-à-vis de l’étranger en soulignant ostensiblement et de façon provocatrice sa référence à l’identité nationale et en s’assignant comme objectif central de son action le renvoi de 25 000 étrangers dans l’année (8). Seule retombée positive de cette restructuration, la dissociation administrative, budgétaire et statutaire de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et de la Commission des recours des réfugiés (CRR) devenue la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), juridiction jusque-là dépendante budgétairement, administrativement et statutairement de l’établissement public dont elle contrôlait les décisions. Dissociation qui ne garantit pas pour autant l’autonomie effective de l’établissement public qui se trouve désormais placé sous la tutelle d’un ministère dominé par des impératifs sécuritaires et qui a hérité de la plupart des prérogatives du ministère de l’Intérieur en matière de droit d’asile. La réforme devrait entrer en vigueur en 2009 (9).

Les principes républicains en cause

La France « patrie des droits de l’homme » a aussi une tradition de « terre d’asile ». Elle est elle-même produit d’un métissage qui a forgé son unité dans une grande diversité. Il s’ensuit qu’elle ne devrait craindre en rien une politique d’ouverture dont elle a l’expérience et qui s’inscrirait dans un mouvement de mondialisation qui n’est pas seulement celui du capital mais simultanément celui de la communication, de la technologie, du droit, de la culture, etc. C’est dire que moins que jamais les politiques d’immigration et d’asile ne doivent être instrumentalisée à des fins régressives voire xénophobes, mais fondées rationnellement et inspirées par des valeurs correspondant aux histoires nationales dans une commune recherche d’universalité. Ainsi que le souligne le directeur de l’Institut national d’études démographiques « La vérité est qu’on peut difficilement se passer d’un corps de principes alimenté par des valeurs » (10). Notre époque est celle de la prise de conscience accélérée de la communauté de destin du genre humain au-delà les différences. Elle appelle ainsi l’organisation d’une convergence des démarches nationales et continentales dans le respect des singularités et l’acceptation de la patience. Cette nouvelle ère pourrait s’organiser dans la recherche collective du bien commun, elle pourrait être à ce titre l’âge d’or de services publics mondiaux ou internationaux au sein desquels la régulation des mouvements migratoires pourrait prendre sens et place. Le premier choix est donc celui de s’inscrire dans un mouvement de mondialisation démocratique et d’en tirer des conséquences constructives quant à la politique d’immigration et, en corollaire, d’intégration éventuelle.

Si la politique d’immigration répond avant tout à des motivations d’ordre économique ou démographique, c’est sans doute la politique de l’asile qui éclaire le mieux la voie politique à suivre. Que l’on se souvienne de cette déclaration solennelle de la constitution de 1793 : « Le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres (…) Il donne l’asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans ». Cette politique dispose aujourd’hui d’un instrument juridique international constituant une référence majeure en la matière, la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et le Protocole de New York du 31 juillet 1967, mais qui ne déterminent pas de manière absolue les comportements des États-nations. La politique restrictive d’inspiration sécuritaire conduite aujourd’hui en France et dans les pays développés peut faire l’objet d’une refondation sur des bases extrêmement concrètes telles que celles proposées par la Commission consultative des droits de l’homme en 2006 (11). Il importe avant tout de distinguer clairement les politiques d’immigration et d’asile qui relèvent de justifications différentes. L’accès au territoire doit être aménagé dans le respect scrupuleux des engagements internationaux souscrits par la France afin de permettre une procédure d’examen d’une demande d’asile dans de bonnes conditions. Les nombreux obstacles actuels au séjour provisoire durant cet examen (délai de dépôt de vingt et un jours, domiciliation, complétude du dossier, utilisation stricte du français, recours excessif à la procédure prioritaire par les préfectures) doivent être réduits ou levés. L’application de dispositions nouvelles depuis 2003 (protection subsidiaire, asile interne, « pays d’origine sûrs », rejets par ordonnance) ne doit pas altérer l’exercice effectif du droit d’asile. La prise en charge et l’accompagnement social des demandeurs doivent être améliorés.

La question fondamentale reste cependant de savoir quelle doit être l’attitude du citoyen d’ici à l’égard du citoyen d’ailleurs qui arrive en France pour y vivre un temps plus ou moins long ou qui, victime de persécutions ou exposé à des menaces graves dans son pays demande la protection de la République (12). Si le droit de résidence ou d’asile ne saurait être regardé comme un droit absolu, il importe de considérer la coexistence du national et de l’étranger de manière féconde pour l’un et pour l’autre dans la confrontation de leurs singularités. Aucun d’eux ne peut a priori ériger ses propres principes en valeurs universelles quand bien même en seraient-ils convaincus, mais l’un et l’autre doivent tendre sincèrement à la même recherche d’universalité. Cela ne conduit pas à la remise en cause de l’État-nation, creuset naturel de formation de la citoyenneté. En France, la conception de l’intérêt général et la notion de service public, l’affirmation du principe d’égalité qui avec le droit du sol définit notre modèle d’intégration, une éthique de responsabilité que fonde le principe de laïcité sont autant de valeurs constitutives du pacte républicain que nous défendons légitimement comme valeurs à vocation universelle (13). Elles rencontrent naturellement les valeurs de l’étranger, certaines étant partagées d’autre pas. Si le recours à la notion d’ordre public est inévitable, elle ne saurait cependant entraver le processus de différenciation-convergence dans lequel se forment conjointement droit de cité et droit d’asile.

La conduite des politiques d’immigration et d’asile suppose une bonne connaissance des faits migratoires et de leur dynamique, mais elle est avant tout guidée par des principes qu’il incombe à chaque État-nation de définir en conformité avec son histoire et l’état réel de la société qu’il organise. Aucune recherche ne peut se dispenser d’une inspiration nourrie des principes qui la guident et qu’elle organise en thèmes politiques. C’est ainsi que les recherches qui ont été rappelées dans les années 1970 entendaient répondre à des questions simples ayant une forte résonance dans l’opinion publique : les immigrés pèsent-ils excessivement dans le budget social de la nation ? prennent-ils le travail des nationaux où , à l’inverse, sont-ils un facteur de compétitivité de l’économie nationale ? l’envoi de leurs économies dans leur pays d’origine déséquilibre-t-il la balance des paiements de notre pays ? Pour l’essentiel ces thèmes demeurent d’actualité et nourrissent une part du débat politique à travers des expressions comme celles de l’ « immigration choisie » ou la création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. On pourrait en déduire que les questions de l’immigration et de l’asile ont apparemment été prises en compte au niveau le plus élevé afin d’être traité avec tout le sérieux que nécessitent des problèmes aussi importants. On peu en douter car on ne reconnaît pas dans les décisions prises au cours de la dernière période la tradition de la France terre d’asile ni une prise en compte réfléchie du recours à l’immigration comme facteur de développement national et de coopération internationale. Il s’ensuit un délaissement des méthodes qui permettraient l’articulation intelligente des principes et de la démarche scientifique d’investigation de ces phénomènes imbriquant économie, sociologie et politique. Pour la même raison, la statistique de l’immigration et de l’asile demeure largement segmentée dans ses différentes sources administratives. Dans ce domaine comme en d’autres on peut constater que, non seulement il n’y a pas contradiction entre l’affirmation idéologique de principes républicains, le développement de méthodes scientifiques d’analyse et de prévision et la production de statistiques pertinentes, mais que ces éléments progressent naturellement ensemble. Reste à en tirer les conséquences.

(1)Ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives (1981-1984), conseiller d’État, président de section à la Cour nationale du droit d’asile, Membre du Haut Conseil à l’intégration (1990-1993), membre du Conseil scientifique du SSAE.
(2)Sous la direction d’Anicet Le Pors, Immigration et développement économique et social, La Documentation française, 1977. Parmi les personnes ayant participé aux travaux citons notamment : M. et Mmes Pierre Berger, Jean-Pierre Broclawski, Henry Bussery, Jean-François Colin, Joseph Debizet, André Lebon, Bernard Mériaux, Georges Tapinos, Charles Thiaville, Olivier Villey, Catherine Wihtol de Wenden.
(3) L’auteur de cette contribution, responsable du groupe de travail sur les statistiques du HCI, a donné sa démission, ce fait établissant l’interdépendance inévitable entre principes, politique et statistiques.
(4) François Héran, « L’immigration au rapport : à propos de quatre rapports récents », Accueillir, juin 2006.
(5) Rapporteurs de la Cour ayant participé aux travaux, « Du contrôle financier comme condition de la connaissance », Accueillir, juin 2006, n° 238.
(6) CE, 25 octobre 1996, Association Estuaire-Écologie.
(7) Idée vigoureusement combattue récemment par deux membres éminents de l’Académie des sciences, Édouard Brézin et Albert Fert, prix Nobel, « CNRS : une institution performante », Le Monde, 29 décembre 2007.
(8) Gérard Noiriel, « À quoi sert l’identité nationale ? », Agone, 2007.
(9) Sur la base d’un rapport commandé par le Premier ministre au conseiller d’État Jacky Richard de mars 2008, faisant suite à un rapport exploratoire d’Anicet Le Pors sur « La situation statutaire des personnels de la Commission des recours des réfugiés » d’octobre 2006.
(10) François Héran, Le temps des immigrés, Seuil, 2007.
(11) Rapport de Anne Castagnos-Sen, Les conditions d’exercice du droit d’asile en France, La Documentation française, 2006. La CNCDH dans son avis fait 79 recommandations.
(12) Anicet Le Pors, Le droit d’asile, coll. Que sais-je ?, PUF, 2008 (2° éd.).
(13) Anicet Le Pors, La citoyenneté, coll. Que sais-je ?, PUF, 2002 (3° éd.).

« Itinéraire d’un fonctionnaire engagé » par Jacques Fournier, Éditions Dalloz-Sirey, 2008

L’Humanité du mardi 8 juillet 2008 : « La fonction publique ? Un métier spécifique »

 

Jacques Fournier, conseiller d’État honoraire, ancien secrétaire général du gouvernement, a été président de Gaz de France, de la SNCF et du Centre européen des entreprises publiques. L’auteur d’Itinéraire d’un fonctionnaire engagé nous livre ses réflexions sur l’actualité. Suivi de l’avis d’Anicet Le Pors.

À la lecture de votre ouvrage, on a un peu le sentiment que vous êtes davantage un haut fonctionnaire, un grand commis de l’État qu’un homme politique. Pourtant vous avez occupé des fonctions au plus haut niveau politique de l’État. Partagez-vous ce constat ?

Jacques Fournier. Incontestablement ma carrière a été celle d’un fonctionnaire. J’ai toujours été attiré par le service public. C’est ma vocation. Ce choix m’a conduit au Conseil d’État. En même temps, ma conviction était qu’à partir d’un certain degré de responsabilité il était préférable de n’avoir à mettre en oeuvre que des politiques avec lesquelles j’étais d’accord. Au Conseil d’État, j’ai eu des fonctions de contrôle et de juridiction qui n’impliquaient aucun engagement politique. Je n’ai pris de responsabilités dans l’administration dite active que lorsqu’elles m’ont permis de mettre en oeuvre mes convictions. Il faut cependant préciser que mon engagement dans la vie politique a été progressif, au cours des années 1960 et 1970. Le prolongement en a été, en 1981, ma nomination aux fonctions de secrétaire général adjoint à l’Élysée.

Au cours de cette montée en puissance sur le plan politique, il y a l’anecdote que vous racontez. Lors du congrès d’Épinay, vous avouez aujourd’hui que vous vous êtes trompé de vote…

Jacques Fournier. J’avais une vision politique très claire dès le début de la Ve République. J’ai voté « non » au référendum de 1958. Nous n’étions pas très nombreux à gauche à faire ce choix hormis le PCF, François Mitterrand et Pierre Mendès France. Mon sentiment, à partir de ce moment-là, était qu’un renouveau de la politique en France passait par la réalisation de l’union de la gauche. Un changement de cap n’était, selon moi, possible que sur la base de l’union entre le courant socialiste de l’époque et le Parti communiste. Le courant socialiste étant lui-même assez éclaté, et pas très bien représenté par la SFIO à laquelle personnellement je n’ai jamais adhéré. Dans cet esprit j’ai aidé François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965. Après mai 1968, on sentait qu’il y avait besoin de matérialiser l’élan qui s’était exprimé. J’ai animé un groupe de réflexion avec des juristes et des politiques de sensibilités différentes, dont des amis communistes. J’ai suivi d’autant plus près la préparation du congrès d’Épinay que Nicole Questiaux, qui faisait partie de notre groupe de travail, était aussi présidente du comité préparatoire au congrès. Mais je n’étais pas du tout habitué aux grandes manoeuvres des congrès socialistes. Nous étions en présence de deux courants de gauche. Je me suis prononcé pour le courant Poperen alors que j’aurais dû le faire en faveur du CERES qui, par son alliance avec François Mitterrand, allait permettre à ce dernier de renouveler le Parti socialiste.

Vous allez très rapidement ensuite rejoindre ce CERES de Jean-Pierre Chevènement.

Jacques Fournier. J’y ai milité jusqu’en 1981 et je suis toujours resté en bons termes avec Jean-Pierre Chevènement, même si notre cheminement a été ensuite différent. Je participe aux activités de la Fondation Res Publica qu’il anime.

En réalité, vous n’êtes pas un homme d’appareil…

Jacques Fournier. Après avoir été candidat aux législatives dans les années 1970 dans les Hauts-de-Seine, j’aurais pu, à partir de 1981, commencer une carrière politique, comme l’ont fait un certain nombre de mes amis. Mais on m’a proposé d’être secrétaire général du gouvernement et j’ai pensé que je pouvais être plus utile de cette manière. Par la suite, mes responsabilités ont toujours concerné le service de l’État, sans chercher à me faire parachuter en politique. Cette position était peut-être liée à un certain désenchantement vis-à-vis de la politique gouvernementale et de l’évolution qu’elle a prise à partir de 1983. J’en suis resté solidaire mais avec moins d’enthousiasme.

Arrêtons-nous sur 1983. Vous écrivez que les choses ne seront plus comme elles auraient pu l’être dans la foulée de 1981. Mais vous donnez en même temps le sentiment que vous vous y résignez sans affirmer une contestation forte du tournant de la rigueur.

Jacques Fournier. J’ai considéré ce tournant comme inévitable et ne l’ai pas condamné, tout en n’en étant pas non plus complètement solidaire. Mais l’équipe gouvernementale a continué, dans ce nouveau cours des choses, à faire des réalisations importantes. J’ai utilisé mes compétences pour faire tourner la machine gouvernementale, puis à la tête de deux grandes entreprises publiques, Gaz de France et la SNCF. Je suis arrivé à GDF sur la pression de l’Élysée, Jacques Chirac étant alors à Matignon. Je serai plus tard, au début du second septennat de François Mitterrand, nommé président de la SNCF sous le gouvernement Rocard. Même pendant la période Chirac, il n’y avait pas de pression vers la privatisation de ces entreprises publiques. En revanche la question de l’ouverture à la concurrence s’est progressivement posée. La première directive européenne sur les chemins de fer date de 1991, celles pour le gaz et l’électricité arrivant plus tard. Ma position est que l’ouverture à la concurrence pouvait avoir des aspects positifs dans un certain nombre de domaines. Je n’en contestais donc pas le principe. En revanche, s’agissant d’activités de services publics, s’exerçant pour satisfaire les besoins de la population, je considère que la notion de service public doit prévaloir au niveau national comme européen. Il faut encourager la coopération entre les grandes entreprises publiques ou chargées de mission de service public des différents pays. Cela a été le sens de mon action à la SNCF : la coopération avec les autres réseaux de chemin de fer plutôt qu’une concurrence superfétatoire. C’est l’exemple d’Eurostar, le train reliant Paris, Londres et Bruxelles. On aurait pu construire trois réseaux différents, ou chercher à mettre les entreprises en concurrence, chacune se disputant pour avoir des trains aux heures de pointe, etc. On a préféré mettre en place un service ferroviaire commun, Eurostar, qui est d’ailleurs lui-même en concurrence avec les autres modes de transport.

Le TGV, c’est vous ?

Jacques Fournier. Pas seulement. Le TGV est une grande aventure qui a commencé dans les années 1960 et qui continue aujourd’hui. Il est vrai que durant ma présidence il y a eu une très forte extension du réseau. J’ai eu parfois à provoquer la décision. Ce fut le cas en particulier pour la construction du TGV Méditerranée jusqu’à Marseille, face à une opposition prétendument écologique qu’il a fallu surmonter, non sans difficultés.

Dès cette époque, des cheminots dénonçaient des choix en faveur d’infrastructures porteuses de haute valeur ajoutée et de rentabilité, au détriment des liaisons classiques et plus quotidiennes d’un service public de proximité. Comment avez-vous vécu ces critiques ?

Jacques Fournier. Ma position a toujours été de donner priorité au service public. Pour les transports de la vie quotidienne – banlieue, TER, Transilien – j’ai cherché contre vents et marées à améliorer la qualité et les performances. Ce qui n’est pas simple, le réseau très surchargé nécessitant des investissements importants. Le transport de voyageurs à moyenne et à longue distance est de plus en plus dominé par le phénomène TGV. Ma politique a été de ne pas faire que du TGV, tout en faisant prendre conscience que le TGV est une opportunité extraordinaire pour revivifier l’ensemble de cette activité. Le génie du TGV est que le train peut continuer sur une ligne classique en répercutant le gain de temps réalisé sur une ligne nouvelle, et en irriguant petit à petit l’ensemble du territoire. Je n’ai pas eu d’états d’âme. Il est vrai que nous avons connu des problèmes commerciaux avec en particulier le système de réservation SOCRATE. Reste le fret, talon d’Achille de la SNCF. Tous les plans de restructuration ont jusqu’à présent échoué face à la concurrence de la route.

Quel est votre sentiment sur la création de Réseau ferré de France (RFF) ?

Jacques Fournier. C’était une manière astucieuse de régler le problème de la dette pour une SNCF accablée sous le poids du coût des infrastructures. Cette situation excluait que l’entreprise puisse parvenir à un équilibre de ses comptes, en dépit des efforts du plan d’entreprise. Le transfert de cette dette à RFF a permis à la SNCF de fonctionner comme une entreprise de transports normale. Cette séparation, pour moi, était au départ plus symbolique que réelle. Avec le temps, elle s’est affirmée. J’ai l’impression que l’on arrive aujourd’hui à une situation où le problème de la qualité, de l’entretien et du renouvellement de l’infrastructure risque de se poser au niveau du réseau classique.

Comment voyez-vous l’évolution de la fonction publique en général, à l’heure des attaques frontales de la droite ?

Jacques Fournier. La fonction publique est un métier spécifique. Le service de l’État, des collectivités publiques, de l’intérêt général est une activité différente des autres. Les agents publics ont des prérogatives, des pouvoirs, des obligations que n’ont pas les agents du secteur privé. Ils doivent assurer une conciliation entre la continuité de l’État, sa neutralité vis-à-vis de l’ensemble de la population et la mise en oeuvre de la politique du gouvernement du moment. Tout cela appelle des règles particulières et une certaine indépendance. En France cela s’est traduit par un statut qui correspond à notre culture : établi à la Libération en 1946 avec Maurice Thorez, consacré en 1959 par de Gaulle, puis amélioré en 1983 par Anicet Le Pors et François Mitterrand. Cet édifice n’est pas intangible. Il doit être périodiquement renégocié pour une adaptation aux exigences nouvelles. Mais le gouvernement actuel met la charrue avant les boeufs. On ne peut en effet parler d’organisation de la fonction publique en faisant l’impasse d’une réflexion en amont sur ce que doit être l’action publique, les tâches de l’État, les besoins nouveaux des populations, les services à rendre, les fonctions collectives, comme c’était le cas du temps de la planification française. Ce n’est qu’après que l’on peut parler effectifs. De plus, tout cela se fait actuellement en l’absence d’un vrai dialogue social. Le livre blanc de Jean-Ludovic Silicani qui prépare la réforme de la droite est stupéfiant : il parle de tout sauf de ce dialogue social ! S’il ne propose pas la suppression du statut, il modifie la place respective du statut et du contrat, en se prononçant pour une extension du domaine du contrat. Je ne suis pas d’accord. Le livre blanc évoque aussi l’organisation des corps. Il met en avant l’idée de cadre d’emploi en généralisant à la fonction publique d’État un système qui existe déjà dans la fonction publique territoriale. Il y a là matière à discussion.

Quel avenir des services publics et des entreprises publiques dans un système économique mondialisé qui fait la part belle à la rentabilité et au retour immédiat sur les investissements ?

 

 

 

Jacques Fournier. J’y réfléchis beaucoup. Cela pose une question centrale : que doit être aujourd’hui l’action publique ? Pour moi, ce n’est pas le marché. Seule l’action collective peut donner un sens à l’histoire. Depuis deux siècles on assiste à une évolution concomitante du système économique capitaliste, qui s’est progressivement étendu et des interventions publiques pour le réguler et lui apporter des contreparties. Nous arrivons à un nouveau stade du développement économique qui est celui de la mondialisation. Elle implique de recomposer, retravailler ce que doit être une action publique qui ne sera plus la même qu’auparavant. L’une de nos insuffisances en 1981 est d’avoir sous-estimé la dimension internationale des problèmes. Il faut réfléchir dans deux directions. Sur la première il y a un accord de principe même si on ne met pas tous le même contenu : c’est la régulation du système pour éviter, par exemple, le dumping social ou fiscal, pour réguler les flux migratoires, pour assurer un minimum d’égalité, éviter la faim dans le monde… De ce point de vue les gouvernements ne peuvent agir à leur seul niveau, ce qui doit appeler une action européenne, voire mondiale, les intérêts de la France pouvant souvent rejoindre ceux de pays du Sud. La deuxième dimension ramène au service public. Dans un certain nombre de domaines, où des besoins fondamentaux, des droits essentiels sont en jeu, il faut poser le principe que l’organisation économique ne résulte pas du fait du marché. Il y a un rôle pilote, directeur, d’organisation de la collectivité publique. Il s’agit d’organiser ce qui doit être produit et sa distribution. L’exemple évident est celui de l’éducation où il revient à la collectivité de dire ce que doit être l’enseignement et d’essayer de faire en sorte qu’il soit le plus également dispensé entre les classes sociales et les différents lieux géographiques. Vrai pour la santé. Et aussi pour des domaines marchands comme les transports, l’énergie, les communications… Il ne s’agit plus seulement de réguler le marché mais de l’équilibrer par l’organisation collective de la satisfaction des besoins. Cette approche dépasse la vision actuelle des services publics dont on ne parle le plus souvent qu’en termes de défense : il est temps de passer à une démarche offensive répondant aux besoins de la société actuelle. Cette approche dépasse le clivage entre opérateurs publics et privés : la question est de savoir qui dirige, qui organise. C’est ce que j’appelle l’économie des besoins. Lesquels peuvent varier avec le temps. Je pense à un vrai droit opposable au logement ou à un vrai droit au transport, comme en avait posé le principe, dans la rédaction de la LOTI (loi d’orientation des transports intérieurs) mon ami Guy Braibant, hélas tout récemment décédé. Voilà des idées à verser dans un débat à gauche qui me semble insuffisant aujourd’hui sur ces nouvelles questions de fond.
Entretien réalisé par Dominique Bègles pour L’Humanité du mardi 8 juillet 2008.

 

 

 

 

 

LE SENS DE L’ÉTAT

 

Il s’agit d’un témoignage exceptionnel qui fera référence . Dans son Itinéraire d’un fonctionnaire engagé Jacques Fournier restitue les expériences mêlées du militant de l’union de la gauche et du « grand commis de l’État » qu’il a été pendant la deuxième moitié du XX° siècle. Contrairement à certaines publications qui seulement se donnent à voir – je pense en particulier à Verbatim de Jacques Attali – l’auteur se livre à une introspection permanente sur le sens de son action, les conflits qui l’habitent, l’appréciation de ses succès comme de ses échecs, et ce avec une sincérité rare à ce niveau. Contrairement aussi aux visions puériles sur l’État, il montre que celui-ci est sans doute un moyen de domination politique mais aussi un lieu de contradictions fortes qu’il faut avoir le courage d’affronter avec intelligence. Ce qu’il a fait au Conseil d’État en étant à l’origine de la notion de « principes généraux du droit » permettant de contenir les débordements de l’exécutif de la V° République (mendésiste, il a voté contre) et en enrichissant la notion de service public. Au sommet de l’appareil d’État en affirmant « l’irréductibilité de la décision politique » mais en faisant tout pour l’infléchir dans le sens de l’ économie « des besoins » contre l’économie « de marché » et en affirmant la responsabilité de « la main visible » contre la mondialisation libérale. À la tête de GDF puis de la SNCF en justifiant l’avenir de ces entreprises publiques au nom de leur efficacité sociale (à ce sujet un seul regret : j’aurais aimé une justification politique de la propriété publique qui reste ici implicite). Président du Centre européen des entreprises publiques en appelant au rééquilibrage en faveur du service public au nom de l’aménagement du territoire, de la solidarité et du long terme. Une contribution éminente en faveur d’une recomposition qui serait réellement socialiste.
Anicet Le Pors
Ancien ministre