Refonder la République pour la sauver – La Terre, n°3337, 3 novembre 2008

Entretien réalisé par Olivier Chartrain

 

En 1958, la France se dotait d’une nouvelle Constitution. Cinquante ans après, que devient cette Ve République souvent mise en cause, régulièrement amendée, mais toujours en place ? La Terre a demandé l’avis d’Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique de 1981 à 1984, membre du Conseil d’Etat depuis 1985, spécialiste des questions institutionnelles.

La Terre : 50 ans après, la Ve République connaît-elle une dérive autoritaire ?
Anicet Le Pors : Cette Constitution est née dans le contexte de la décolonisation et du coup de force des généraux d’Alger : les craintes de dérive autoritaire existaient donc dès le début. Ses promoteurs ont fait beaucoup d’efforts à l’époque pour convaincre que qu’il s’agissait encore d’un régime parlementaire, Michel Debré inventant pour ce faire l’expression de « parlementarisme rationalisé ». Mais dès 1962 le panorama a changé avec l’instauration par De Gaulle, grâce au référendum, de l’élection du président de la République au suffrage universel – il était au départ élu par un collège d’environ 80 000 grands électeurs. Il n’était dès lors plus question de « parlementarisme rationalisé ». La contradiction s’est révélée à l’occasion des cohabitations : en fonction du résultat concordant ou non des élections présidentielle et législative, le pouvoir exécutif revenait soit au président de la République, soit au Premier ministre. Ce qui est une incongruité : on ne vote pas à la fois sur les personnes et sur la règle du jeu ! Un constitutionnaliste a inventé l’expression de « monarchie aléatoire », pour caractériser cette dérive présidentialiste survenue depuis 1962. Un phénomène aggravé par la réforme de 2000, instituant le quinquennat et surtout liant législative et présidentielle de façon qu’il n’y ait plus de contradiction entre l’une et l’autre. Mais ce faisant, on n’a fait qu’accentuer – je l’avais dit à l’époque – la tendance au présidentialisme. « Parlementarisme rationalisé », puis « monarchie aléatoire » : aujourd’hui avec Sarkozy, on entre dans une troisième phase.

Laquelle ?
Il ne s’embarrasse pas des institutions, qu’il traite avec désinvolture. Tous ses comportements, qu’il s’agisse de l’usage qu’il fait de ses femmes, de la considération qu’il a pour son Premier ministre et ses ministres, de son interventionnisme en tous domaines sans égards pour la répartition des pouvoirs telle que la Constitution la prévoit… Robert Badinter a parlé de « monocratie », moi de dérive bonapartiste… Je ne sais pas comment on appellera ça, avec le recul. C’est une sorte de pragmatisme institutionnel qui tend à mépriser la règle de droit, et fait donc courir aux institutions des risques importants de dérapage, de renforcement du caractère autoritaire du régime. Un risque qui était présent dès le départ, nous l’avons vu.

Justement : 50 ans après, que reste-t-il des critiques sévères de la gauche sur cette Constitution ?
Il n’en reste pas grand-chose, dans le sens où presque tout le monde semble avoir abdiqué. Le Parti socialiste s’est officiellement rallié aux institutions de la Ve République et n’en critique plus, à la marge, que les dérives autoritaires. Le Parti communiste, lui, est un peu dans le flou. Quand on interroge des responsables, ils maintiennent leur opposition sur le fond à l’élection du président de la République au suffrage universel ; mais ils semblent en même temps considérer que les Français sont acquis à cette pratique, qu’on ne peut donc pas la combattre utilement et que par conséquent, mieux vaut revendiquer pour le moment une démocratisation du régime. Quelqu’un comme Jean-Pierre Chevènement, lui, est ouvertement pour un régime présidentiel classique… En tout cas la gauche, sur les institutions, est absolument divisée. Ce n’est certes pas un préalable pour agir ensemble, mais cela reste problématique, les institutions n’étant rien d’autre que le modèle de la société que l’on souhaite.

Quelles devraient être selon vous les bases d’une vraie réforme institutionnelle, d’une vraie démocratisation de la République ?
Il faut d’abord faire un choix simple : est-on pour un régime parlementaire ou pour un régime présidentiel ? Clairement, je choisis le régime parlementaire.

On nous répète pourtant qu’un régime parlementaire est par nature instable…
Non. Que la démocratie soit une question difficile, on ne peut le nier ; mais ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut récuser – c’est d’ailleurs vrai de toute Constitution. Il ne s’agit donc pas de méconnaître les difficultés qu’il y a à faire fonctionner un régime parlementaire, mais d’avoir le courage de dégager les solutions qui répondent au mieux à ce que l’on souhaite. Premièrement : quel contenu donner à la démocratie directe ? On ne peut plus se réunir sur l’agora, comme les Grecs anciens. La démocratie représentative est donc indispensable. Mais il faut considérer avec sérieux les possibilités d’intervention directe des citoyens. Il y a ce qu’on appelle la démocratie participative, mais ce n’est pas tout : on peut penser à une extension du droit de pétition, à une sorte d’initiative populaire des lois… la Constitution de l’An 1, en 1793, prévoyait ainsi de faire ratifier les lois de la République par des assemblées départementales. De plus en plus de gens utilisent Internet : on devrait pouvoir trouver des formes modernes d’intervention des citoyens – même si le réalisme commande de poser des limites. Il faut aussi réfléchir au contrôle des citoyens sur leurs élus, par exemple en prévoyant, en réglementant des comptes-rendus de mandats. Il faut aussi regarder du côté du raccourcissement des mandats, d’une limitation très sérieuse du cumul, d’un statut de l’élu… Mais la démocratie directe, c’est avant tout le plein exercice des droits et des libertés – qui devraient être étendus – par les citoyens. Si les citoyens utilisent tous leurs droits et exercent toutes leurs libertés, on peut avoir une démocratie directe très vivante : droit de manifestation et de grève, mais aussi développement de la liberté d’opinion, d’association, de publication…

Quelle forme prendrait alors la démocratie représentative ?
Il faut d’abord choisir : la représentation doit-elle d’abord représenter – c’est-à-dire être aussi fidèle que possible à l’opinion publique, à la communauté des citoyens – ou bien d’abord avoir pour objet la création de majorités, c’est-à-dire de dégager des instruments d’exécution ? Pour moi, elle doit d’abord être représentative, le problème de l’exercice exécutif du pouvoir se pose après. Cela suppose la proportionnelle aux élections, sans ambiguïté – ce qui n’empêche pas réfléchir dans quel cadre celle-ci s’exerce. Enfin il y a une troisième question, qui est de donner une cohérence à tout cela, une cohérence à l’Etat de droit ainsi établi. Autrement dit : comment on articule les normes juridiques aux niveaux infranational, national et supranational ? Quelle relation entre les normes européennes et les normes nationales ? C’est sur ce point qu’il y aurait, je pense, le plus de compléments à apporter au projet constitutionnel que le Parti communiste avait élaboré en 1989, pour déterminer comment on répartit les pouvoirs, du village jusqu’au Conseil de sécurité des Nations-Unies.

5 commentaires sur “Refonder la République pour la sauver – La Terre, n°3337, 3 novembre 2008

  1. Vous écrivez : « Que la démocratie soit une question difficile, on ne peut le nier; mais ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut récuser. »
    Je suis complètement d’accord avec vous et, pour ma part, j’ai entrepris un – difficile – travail de réhabilitation du débat parlementaire.
    Vous pouvez prendre connaissance de mon travail sur le blog http://karlcivis.blog.lemonde.fr et nous aurons peut-être l’occasion d’échanger sur cette question,qui va revenir – pour quelque temps – sur le devant de la scène avec la deuxième lecture du texte sur la réforme parlementaire (l’article fondateur de mon blog s’intitulait d’ailleurs : « La réforme du travail parlementaire : bonjour l’ennui ? »)

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  2. Il y a une quatrième solution : la monarchie parlementaire, où le Roi est un garant, un arbitre et un fédérateur, premier serviteur de la République à savoir la res-publica (le bien commun), où le premier ministre responsable devant le Parlement, gouverne et où le parlement légifère.

    Les monarchies européennes n’ont rien à envier à notre « république », la démocratie y est plus vivante, plus représentative, les principes républicains y sont même mieux respectés, pensons à la Suède par exemple.

    Opposer la monarchie parlementaire à la république est stupide.
    En Espagne, le premier des républicains fut Juan Carlos et grâce à lui, la guerre civile et le régime franquiste ont disparu, tandis que le parti communiste a été légalisé.

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  3. Je suis abonné à Royaliste et connais donc bien le discours de mes amis de la NAR. Je ne le partage pas pour autant. Les références internationales ne me semblent pas probantes : chaque peuple vit à travaers sa propre histoire. la nôtre a récusé d’une manière particulièrement claire la monarchie et on ne remonte pas le cours de l’histoire. Au suplus, le progrès c’est un peiple conscient et suffisamment responsable pour se passer de quelque symbole ou représentant personnel que ce soit. je pense donc qu’un monarque est tout simplement, inutile.

    Bien cordialement,

    Anicet Le Pors

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  4. Sans vouloir polémiquer mais pour l’intérêt du débat :

    Bien entendu chaque peuple a son histoire, et celle de la France, qui n’a pas commencé en 1789, mais a connu depuis, différents régimes, appartient au peuple français. A moins de ne pas être démocrate, tout régime n’est jamais irréversible, cette décision relève donc des citoyens français pour le présent et pour l’avenir.

    Il ne semble pas par ailleurs que la III ème République ait été instaurée de manière aussi claire que vous le dites compte-tenu des difficultés historiques de sa mise en oeuvre et de la décision prise par ce régime, d’exiler les familles ayant régné sur la France, ce qui fut plutôt un signe de faiblesse.

    Quant à dire que les monarques sont inutiles, c’est méconnaître me semble-t-il leur rôle effectif et historique dans les institutions européennes de chacune des nations respectives.

    C’est votre droit de ne pas être favorable à la monarchie parlementaire mais sur cet argument, l’histoire le dément.

    Pour ce qui est des symboles, la politique est par définition symbolique dans la mesure où elle fait lien entre les membres de la cité.

    Un pouvoir a nécessairement besoin d’être équilibré par un autre pour ne pas sombrer dans la dictature ou le totalitarisme et un peuple aussi conscient et responsable soit-il a également besoin d’unité et de cohésion pour ne pas sombrer dans la guerre civile.

    Pensez vous réellement qu’un pouvoir législatif puisse se suffire à lui-même, sans pouvoir exécutif, que l’absence de séparation des pouvoirs puisse être un progrès ?

    Je ne parviens pas à comprendre que vous puissiez imaginer que toute société puisse se passer de médiations, d’ailleurs cela conduit à mon avis à l’anarchie ou à la dictature.

    C’est en toute estime que je me permets de débattre avec vous, je pense en effet que ce qui nous rapproche est plus important que ce qu’il n’y parait.

    Bien cordialement,

    Denis CRIBIER

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