Le comité Jean Jaurès des étudiants de l’IEP, Les Amis du Monde Diplomatique, L’Observatoire de la laïcité, ATTAC Pays d’Aix, Collectif 13 de l’Association « Vivent les Services publics »
L’ACTUALITÉ DES SERVICES PUBLICS :
« ÂGE D’OR » OU CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE ?
La notion de service public a, en France, une longue histoire car c’est le vecteur de l’intérêt général dont la prise en compte est elle-même très ancienne : sous l’Ancien Régime, c’était le « bien commun » que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. C’est l’ « utilité commune » évoqué dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », tandis que l’article 17 évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ». C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Sous cette inspiration historique, s’est créée, en France, à la fin du XIX° siècle une école du service public. L’un de ses fondateurs, Léon Duguit écrivait : « L’État est une coopération de services publics, organisés et contrôlés par des gouvernements ».
Il convient donc de préciser, préalablement à l’exposé de la conception française du service public, la notion d’intérêt général qui l’encadre. On caractérisera ensuite l’offensive sans précédent dont ils sont l’objet, avant d’examiner les conditions d’une contre-offensive dans la perspective d’une affirmation de la notion de service public en France et dans le monde dans le XXI° siècle engagé.
1. La conception française de l’intérêt général
1.1. Les économistes se sont intéressés à l’intérêt général. Ainsi, dans la théorie économique néoclassique, si les agents économiques agissent rationnellement, la poursuite de leurs intérêts particuliers aboutit à la réalisation d’un « optimum social », mais celui-ci n’est que la « préférence révélée des consommateurs », or le citoyen est irréductible au consommateur.
1.2. Le juge administratif et le juge constitutionnel font un usage fréquent de la notion d’intérêt général, sans cependant lui donner un contenu propre. Il y a à cela deux raisons. La première est que l’intérêt général est finalement une notion essentiellement politique, qui peut varier d’une époque à l’autre et qu’il ne faut donc pas figer, mais dont l’appréciation incombe d’abord au pouvoir politique, notamment au législateur. La seconde est que le juge ne fait généralement référence à l’intérêt général que de manière subsidiaire par rapport au principe d’égalité. Si le principe d’égalité peut conduire à des solutions différentes dans des situations différentes, l’intérêt général peut le justifier également pour des situations semblables ou peu différentes.
Pour autant, le juge administratif ne s’est jamais désintéressé du contenu de l’intérêt général. La jurisprudence comme la doctrine ont tôt considéré que l’intérêt général était l’objet même de l’action de l’État et que l’administration ne devait agir que pour des motifs d’intérêt général. L’intérêt général est alors assimilé aux grands objectifs, voire aux valeurs de la nation : la défense nationale, le soutien de certaines activités économiques, la continuité du service public. Toutefois, le juge administratif veille à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire, un détournement de pouvoir, et que la dérogation au principe d’égalité justifiée par une raison d’intérêt général soit bien en rapport avec l’objet poursuivi.
C’est ainsi que l’intérêt général est présent dans la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais celle-ci ne peut être légalement déclarée que « si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente » (CE Ass. 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est). L’intérêt général siège aussi dans l’exercice du pouvoir de police des autorités administratives, qui peuvent s’opposer à l’exercice de certaines libertés individuelles pour des motifs d’ordre public. Ainsi, le respect de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie n’a pas fait obstacle à ce qu’un maire puisse interdire l’attraction dite du « lancer de nain » (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). L’intérêt général n’est pas, au demeurant, l’exclusivité des personnes publiques, et il peut prendre en compte des intérêts privés ; lorsqu’elle invoque l’intérêt général, l’autorité administrative doit veiller à ce qu’il ne leur soit pas porté une atteinte excessive (CE Ass. 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c. Bernette). Enfin, il peut y avoir divergence entre l’intérêt général, identifié à l’intérêt national, et l’interprétation que font les juridictions internatio¬nales de certaines dispositions de conventions internationales, par exemple en ce qui concerne le droit à une vie familiale normale posé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, à la limite, l’intérêt général pourrait confiner à la raison d’État.
1.3. Si le juge constitutionnel – comme le juge administratif – a fait preuve d’une certaine prudence dans la définition de l’intérêt général, considérant qu’il n’a pas un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du Parlement, une partie importante de ses décisions y fait référence. C’est ainsi qu’au fil du temps, il a retenu une succession d’intérêts que l’on peut regarder comme autant de démembrements de l’intérêt général : le caractère culturel de certains organismes, une bonne administration de la justice, des limitations au droit de grève dans les services de la radio et de la télévision, le logement des personnes défavorisées, une meilleure participation du corps électoral, les nationalisations et la validation rétroactive de règles illégales.
2. La conception française du service public
Dans la conception française, l’intérêt général ne saurait donc se réduire à la somme des intérêts particuliers ; il est d’une autre qualité, associé à la constitution ancienne de l’État-nation, à la forme centralisée que celui-ci a rapidement pris, et aux figures historiques qui l’ont incarné tels Richelieu, Colbert, Robespierre, Napoléon ou de Gaulle. Il s’ensuit, traditionnellement, une distinction franche public-privé que l’on fait remonter habituellement au Conseil du roi de Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle et que matérialise un service public important, fondé sur des principes spécifiques.
2.1. Une notion simple devenue complexe
Pendant longtemps, la notion de service public a été caractérisée par la réunion de trois conditions : une mission d’intérêt général, l’intervention d’une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Son objectif n’était donc pas la seule rentabilité, mais l’accomplissement de missions diverses ressortissant à l’idée que le pouvoir politique se faisait de l’intérêt général. Les sujétions de services public correspondantes devaient faire l’objet d’un financement par l’impôt et non par les prix, ce qui entraînait, en contrepartie, l’existence de prérogatives de service public telles que, par exemple, la responsabilité de l’État ne pouvait le plus souvent être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité.
Cette conception de base, simple à l’origine, s’est complexifiée sous l’effet d’un double mouvement. D’une part, le champ du service public s’est étendu à de nouveaux besoins, à des activités jusque-là considérées comme relevant du privé (régies, services publics industriels et commerciaux). D’autre part, des missions de service public ont été confiées à des organismes privés (assurances sociales et sécurité sociale, compétence en matière disciplinaire d’ordres professionnels ou de fédérations sportives). En outre, l’extension du secteur public, base matérielle d’une partie importante du service public, a rendu l’un et l’autre plus hétérogènes. Le service public économique s’est plus franchement distingué du service public administratif. De nombreuses associations ont proliféré à la périphérie des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Le champ ouvert à la contractualisation a affaibli l’autorité du règlement.
2.2. Service public et construction euro¬péenne
Cependant, c’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimente aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme.
La traduction juridique de cette démarche conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne. De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 73, au sujet du remboursement de servitudes dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 86, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique et sociale » figure, par ailleurs, à l’article 158.
On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz. Enfin, la Cour de justice des communautés européennes a admis que les aides accordées en compensation d’obligations de service public et dont le montant ne dépasse pas ce qui est nécessaire à l’exécution des missions de service public ne sont pas interdites (CJCE, Altmark, 24 juillet 2003).
2.3. Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement ¬respecté.
Suite à la ratification du traité d’Amsterdam, l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne associe valeurs communes et services d’intérêt économique général : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »
Cette conception restrictive de la notion de service public par l’Union européenne a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, La Commission européenne a refusé d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive. Mais le rejet du traité de Lisbonne par l’Irlande montre bien que la notion d’intérêt général ne se décrète pas.
3. Une offensive sans précédent
3.1. Il est juste de dire que cette politique avait été largement engagée avant l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy . Ne perdons pas de vue en effet que cette offensive a débuté il y a longtemps : on a pu dire que le gouvernement de la gauche a privatisé plus que les gouvernement de droite précédents. Datent de cette période les changements intervenus à La Poste, France-Télécom, Air France, etc. Revenus au pouvoir (1986-88, 1997-2002) ils ne sont jamais revenus sur les atteintes portées précédemment par la droite au statut général des fonctionnaires. Il en est de même dans la fonction publique : la droite s’est attaquée au statut de la fonction publique territoriale par la loi du 13 juillet 1987 dite loi Galland, elle a supprimé la 3° voie d’accès à l’ENA que j’avais réservée aux syndicalistes, dirigeants d’associations et élus, elle a abrogé la loi du 19 octobre 1982 qui réglementait équitablement les prélèvements pour fait de grève ; lorsque la gauche est revenue au pouvoir en 1988, elle n’a rien cangé, consacrant par là les régressions réalisées par la droite. On pourrait parler à ce sujet d’un « effet de cliquet ».
Les réformes statutaires actuelles s’inscrivent dans une offensive amorcée de longue date pour remettre en cause le statut général des fonctionnaires élaboré entre 1981 et 1984 avec le concours des organisations syndicales de fonctionnaires et sur la base d’une concertation sans précédent, non seulement sur les principes (égalité, indépendance, responsabilité), mais aussi sur les projets de loi eux-mêmes. Je veux revenir sur la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a réintroduit dans la fonction publique territoriale le système de la liste d’aptitude (« recus-collés »), remplacé les corps par des cadres d’emplois, encouragé le recours aux contractuels, développé les emplois fonctionnels, dénaturé le fonctionnement des organismes paritaires, etc. Puis il y a eu en 1990 la mise à l’écart progressive de la fonction publique de La Poste et de France Télécom, suivis de bien d’autres services, établissements administratifs ou industriels et commerciaux (DCN, SEITA, Imprimerie nationale, Journaux officiels, SNPE, etc.) ; on a assisté allant dans le sens de l’enchaînement : EPA-EPIC-SEM-sociétés privées éventuellement chargées de missions de service public (le contraire d’une véritable « respiration » du service public parfois invoquée) ; la loi Hoëffel de 1994 prolongeant la déstabilisation ; le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 esquissant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ».
3.2. Dès le 10 mai 2007, le Premier ministre, sur injonction du Président de la République, a lancé la Révision générale des politiques publiques (RGPP) présentée en Conseil des ministres du 20 juin. Elle s’est traduite, dans un premier temps, par un ensemble d’audits réalisés par des équipes constituées de représentants des inspections générales et du secteur privé fournissant la matière d’un Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) le 12 décembre 2007 arrêtant 96 mesures, puis d’un deuxième CMPP le 4 avril 2008 retenant 166 mesures, enfin un troisième CMPP annonçant 73 nouvelles mesures. Simultanément , les ministères ont été invités à revoir leurs missions et leur organisation. Ces mesures de RGPP seront inscrites dans une loi de programmation budgétaire pluriannuelle 2009-2011 que les ministères devront appliquer. Cette opération est développée dans une importante mise en scène où la communication se substitue à la volonté de rationalisation. Il importe néanmoins de faire la clarté sur les objectifs poursuivis par cette entreprise qui, si elle se mettait en place, aurait des conséquences importantes sur les structures administratives et les statuts des personnels.
Les promoteurs de la RGPP mettent en avant trois objectifs :
– mieux adapter les administrations au service des usagers ;
– valoriser le travail des fonctionnaires ;
– réduire les dépenses publiques pour revenir à l’équilibre budgétaires et gagner des arges de manœuvre.
Les deux premiers des objectifs énoncés sont si incontestables qu’ils apparaissent comme des banalités, trompe-l’œil de la troisième proposition qui est le leitmotive des libéraux. La réduction de la dépense publique est en effet conforme aux normes monétaires et financières introduites par le traité de Maastricht en 1992 (critères de niveau d’endettement, de taux d’inflation, de taux d’intérêt, etc.).
Un comité a été mis sur pied chargé de suivre l’application de la réforme. Il est prévu que des mesures coercitives pourront être prises pour garantir l’impact des décisions. Une loi de programmation des finances publiques précisant les plafonds de chaque mission a été présentée au Parlement, preuve de l’objectif central réellement poursuivi.
Sa formulation triviale est le plus souvent énoncée sous la forme de la suppression d’un emploi sur deux des fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années. Aucune justification rationnelle n’est donnée du taux ainsi arbitrairement retenu. Les dépenses de personnel de la fonction publique de l’État sont stables dans le budget général : 44 % pour 133 milliards d’euros en 2006. Le total des dépenses de la fonction publique est passé de 8 % du PIB en 2000 à 7,3 % en 2006 et si la rémunération moyenne des fonctionnaires de l’État est supérieure de 16 % à celle du secteur privé, c’est en raison d’une qualification moyenne supérieure. En revanche, les salaires des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans le public (+16 % pour les professions intermédiaires) .
Les pays qui ont engagé des réformes budgétaires restrictives de l’emploi public au cours des dernières années ont, pour la plupart d’entre eux, du réviser leur politique. Si l’Allemagne a enregistré une baisse de ses effectifs, le Royaume-Uni les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, ont connu une vive hausse (800 000 agents publics britanniques recrutés entre 1997 et 2006). Après une forte baisse, la Suède a suivi le même mouvement. Le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Japon comptent plus de fonctionnaires en 2006 que vingt ans auparavant. On observe en outre que dans la plupart des pays précités, la baisse de la masse salariale des fonctionnaires est approximativement compensée par la hausse des coûts de la sous-traitance et de l’externalisation des missions de service public au secteur privé .
Y a-t-il trop de fonctionnaires comme on l’entend dire parfois ? Le raisonnement pourrait être aisément critiqué car les même qui soutiennent qu’il y a y a trop de fonctionnaires en général se plaignent qu’il n’y en ait pas assez dans le détail. Il n’y a pas de « nombre d’or’ des effectifs de la fonction publique, mais il est vrai qu’une gestion prévisionnelle des effectifs des compétences et des emplois serait nécessaire ; je m’étais engagé dans cette voie en 1982 avec le Projet CHEOPS.
Plus généralement, la plupart des organismes statistiques et d’étude économique ont montré que la part des salaires dans le PIB a régressé depuis un quart de siècle : selon la Commission européenne cette part a baissé de 8,6 % dont 9, 6 % pour la France, représentant un transfert au détriment du travail de quelque 150 milliards d’euros . Créé en 1987 au niveau 1000, le CAC 40 est aujourd’hui, en dépit de sa forte baisse du fait de la crise financière, entre 3000 et 3500, il a donc plus que triplé. Pendant ce temps en euros courants, les salaires ont, en moyenne, augmenté de 60 %. Si l’on tient compte de la hausse des prix, le CAC 40 a progressé de 120 % en vingt ans contre seulement 15 % pour les salaires à temps plein.
Il n’est pas sans intérêt, pour les fonctionnaires, de marquer l’origine de cette évolution. Pour ma part, je la situerais au 16 mai 1983 lorsque Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances accepte de signer un accord à Bruxelles par lequel il obtient un prêt de 4 milliards d’écus en échange d’un engagement du gouvernement français de supprimer l’indexation des salaires et des prix. C’était marquer la fin de la pratique des négociations salariales dans la fonction publique qui ne s’en est jamais véritablement remise et qui a eu les graves conséquences que l’on a rappelées sur l’ensemble des salaires des secteurs public et privé. Dans ce domaine comme en d’autres on peut regretter qu’aucun des gouvernements qui se sont succédés n’ait remis en cause ce funeste engagement.
Il résulte de tout ce qui précède une exigence de transparence sur les comptes publics qui n’est pas satisfaite aujourd’hui.
3.3. Une méthodologie déficiente
Qu’une réflexion générale soit engagée sur la recherche de la meilleure efficacité dans l’utilisation de l’agent public ne saurait être contesté. Il est même permis de penser qu’au-delà de l’opération de communication à laquelle donne lieu la RGPP, ce devrait être la préoccupation permanente de l’État, conformément à la disposition de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 enjoignant tout agent public de devoir rendre compte de sa mission à la nation.
Un telle entreprise se justifierait si elle était la conséquence de la mise en œuvre d’une démarche méthodologique susceptible d’introduire plus de rationalité dans la gestion des deniers publics au nom de la recherche d’une meilleure efficacité sociale. On ne voit rien dans la RGPP qui réponde à cette justification. L’objectif de réduction de moitié des effectifs de fonctionnaires partant à la retraite au cours des prochaines années n’a jamais été justifié rationnellement. Il n’y a pas de « nombre d’or » des effectifs de la fonction publique ; qu’ils doivent baisser ou augmenter doit fait faire l’objet d’une démonstration qui, en la circonstance, n’a toujours pas été apportée.
Cette nouvelle pratique croit pouvoir se dispenser de toute justification méthodologique pour fonctionner sur la seule évidence de la nécessité, jamais démontrée, de la réduction du nombre de fonctionnaires. C’est une nouveauté politique. Ainsi, la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) entrée en vigueur le 1er janvier 2006, aussi contestable qu’elle puisse apparaître aujourd’hui, comportait néanmoins ce souci de justification rationnelle, absent de la politique actuelle. Avec ses 34 missions, ses 132 programmes, ses 620 actions, ses responsables de budgets de programmes, son articulation aux structures ministérielles, ses batteries d’indicateurs, etc., la LOLF avait fait l’objet d’une présentation intelligible bien que critiquable sur de nombreux points et finalement contestable par la pratique de la « fongibilité asymétrique » des crédits .
Il y a eu dans l’immédiat après guerre des instances visant expressément la réduction des dépenses publiques (Commission de la Hache). La LOLF est en réalité le dernier avatar d’une tentative administrative récurrente pour réduire sous couvert de rationalisation la gestion budgétaire publique qui avait connu une notoriété particulière dans les années 1960 sous le thème de la Rationalisation des chois budgétaire (RCB). Cette volonté était alors largement partagée et ses instruments faisaient l’objet de vifs débats entre spécialistes . De façon résumée, la RCB reposait sur une analyse de système (inspirée du plannig-programming-budgeting system américain), des budgets de programmes (analogues à ceux de la LOLF mais de caractère plus fonctionnel) et d’un programme d’études analytiques sur les questions les plus complexes . Elle prolongeait la vision planificatrice en vogue dans les débuts de la V° République. Elle se développa au cours des années 1970 en se dénaturant progressivement, les comportements budgétaires classiques (primauté de l’annualité budgétaire notamment) finissant par l’emporter. Il n’en resta, dans les meilleurs des cas, qu’une volonté sporadique d’évaluation des politiques publiques.
Autres temps autres mœurs. La rationalité tend aujourd’hui à être chassée de la conduite des politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget. Ces suppressions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, ce qui de l’avis général va contrarier sa mission de service public. Le nouveau Conseil tenu le 4 avril a, par 166 mesures disparates, mis l’accent, en dehors de toute problématique d’efficacité sociale et de service public, sur la réduction de la dépense publique recherchée à travers le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ; l’autre moitié provenant de la révision des politiques d’intervention concernant notamment le logement, l’emploi, la formation professionnelle, la santé et la sécurité.
Le fondement scientifique de la rationalisation de la gestion publique devient ainsi un enjeu.
3.4. L’obstacle : l’importance des personnels sous statuts
Ce qui fait obstacle à la mise en œuvre d’une politique de libéralisme renforcé, c’est l’existence en France d’une masse importante de personnels sous statuts qui échappent, pour une large part, aux lois du marché, à la marchandisation des rapports sociaux et à la contractualisation qui en sont les instruments. Il y a en France 5,2 millions de fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers. Le secteur public regroupe 6,4 millions de personnes et 7, 2 millions occupent un emploi de service public, 1 million sont employées par des personnes morales de droit privé chargées de missions de service public. C’est une exception française : plus du quart des salariés sont en France sous statuts, ce qui constitue un obstacle majeur pour la politique libérale du gouvernement. Il a donc entrepris de supprimer cet obstacle.
La loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 par diverses mesures s’était efforcée de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » actuellement en discussion au Parlement développe, dans une grande confusion, la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme des entreprises de déstabilisation, de désagrégation, avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée, anticipée sur de nombreux points par la fonction publique territoriale. Le président de la République a fixé l’orientation de cette « contre-révolution » dans son discours de Nantes du 19 septembre 2007. Le livre blanc rédigé par Jean-Ludovic Silicani rendu public en avril fixe le cadre de cette offensive régressive que l’on peut analyser de la manière suivante.
* Le contrat opposé au statut – Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général, responsable devant la nation, à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers. Le choix à l’entrée entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré, proposé par le livre blanc, tourne ainsi le dos au principe d’égalité .
* Le métier opposé à la fonction – Le rapport Silicani propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. La référence au métier permet l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général. Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut. Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.
* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale – Dans le livre blanc, le mérite est avancé pour mettre en accusation les structures et pratiques actuelles. D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. Ensuite, les modalités de rémunérations. Le livre blanc préconise de pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p.360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause, le principe de responsabilité et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.
4. L’opportunité d’une contre-offensive
4.1. L’attaque frontale du président de la République et du gouvernement contre des composantes essentielle du pacte républicain et les valeurs de la citoyenneté : une conception de l’intérêt général qui n’est pas en France la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité, élève le niveau de la réplique nécessaire pour faire échec à cette offensive mettant en cause la souveraineté nationale et populaire. Le livre blanc Silicani en manifeste l’importance puisqu’il consacre aux « valeurs » les 75 premières pages du rapport (sur 146), sans pour autant en tirer de conséquences pratiques. Au cours des dernières décennies, le domaine idéologique a été très négligé par le mouvement social ; il convient donc de le réinvestir en rappelant les principes qui régissent notre conception du service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement de la fonction publique.
– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, affirmant l’égal accès des citoyens et des citoyennes aux emplois publics en fonction de leurs « vertus » et de leurs « talents » et dont nous avons tiré la conséquence que c’est par le concours que l’on accède aux emplois publics.
– le principe d’indépendance, fondé sur la distinction du grade et de l’emploi, caractéristique du système dit de la « carrière », opposé au système dit de l’ « emploi ». Le fonctionnaire est propriétaire de son grade, ce qui le protège de l’arbitraire administratif et des pressions politiques ou économiques . Ce principe a son origine, notamment, dans la loi sur les officier de 1834.
– le principe de responsabilité, fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits, qui enjoint à tout agent public de rendre compte de l’exercice de sa mission et dont nous avons déduit qu’il doit disposer pour cela de la plénitude des droits du citoyen, être un fonctionnaire-citoyen et non un fonctionnaire-sujet.
4.2. La politique que tente de mettre en place le pouvoir politique doit donc être combattue idéologiquement en prenant appui sur les dispositions actuelles du statut et sur les principes qui les sous-tendent. Le président de la République s’arroge un blanc-seing, dans la fonction publique comme en d’autres domaines, pour mettre en œuvre des réformes pour lesquelles il n’a pas été mandaté. C’est pourquoi j’ai pu parler à ce sujet de forfaiture . Il intervient discrétionnairement en méconnaissance des dispositions constitutionnelles et statutaires sur de nombreuses questions .
Défendre le statut général des fonctionnaires c’est défendre les droits de tous les salariés. Par analogie, ceux des agents publics qui ne sont pas sous statut mais sous différentes formes de relations contractuelles. Ceux des entreprises publiques qui ont bénéficié comme les fonctionnaires de statuts particuliers au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi ceux des salariés qui relèvent du droit commun privé. S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. C’est ainsi qu’une étude sur la situation sociale et professionnelle des travailleurs saisonniers du tourisme a débouché sur la proposition d’un statut, défini comme la mise en cohérence de trente et une propositions . Depuis, dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « statut du travail salarié ». Il y a là une voie de recherche essentielle qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire.
Enfin il convient de répondre aux nécessités actuelles et à venir de la fonction publique par des propositions de réformes améliorant le dispositif mis en place en 1983-1984. Le statut des fonctionnaire n’est pas un texte sacré et un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins et de l’évolution des techniques risque la sclérose. Ces propositions pourraient concerner, par exemple : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.
Le manifeste « Le service public est notre richesse » qui s’oppose à la RGPP synthétise cette démarche. Lancé par une soixantaine de personnalités de divers horizons : responsables syndicaux, anciens ministres, intellectuels et personnalités culturelles, parlementaires, dirigeants d’associations, ce texte a déjà recueilli plus de 70 000 signatures .
5. Le XXI° siècle « âge d ‘or » du service public ?
5.1. La crise a dramatiquement marqué la nocivité d’une orientation fondée sur « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée ». Les remèdes apportés dans l’urgence : nationalisation, conférences des chefs d’État, plans de relance, nouvelles réglementations, etc., ont permis de parler d’un « retour de l’État », ce qui n’est pas contesté sous forme d’interventionnisme étatique.
Dans cette situation, la plupart des observateurs se sont plu à souligner le rôle d’ « amortisseur social » des services publics et de ce qui en est le cœur : la fonction publique :
– amortisseur en termes de pouvoir d’achat global ;
– amortisseur d’emploi et de limitation du chômage ;
– amortisseur quant à la protection sociale fondée sur la solidarité ;
– amortisseur en matière de préservation des droits à la retraite de notre système de répartition; – amortisseur des manifestations d’affairisme, voire de corruption.
Beaucoup en on déduit qu’il fallait voir là l’explication selon laquelle la France s’en tirait plutôt mieux que ses voisins. Il y a là également une base n ouvelle pour défendre et promouvoir les services publics.
5.2. Cette démarche ne doit pas se limiter à la défense des acquis, aussi légitimes soient-ils. La défense du service public dans notre pays n’est pas seulement justifiée par le souci de préservation de l’héritage démocratique légué par les générations antérieures, mais surtout parce qu’il s’agit d’options modernes, progressistes et démocratiques. S’il est vrai que la mondialisation libérale tend à occuper l’ensemble du champ des échanges marchands, la défense et la promotion de la conception française du service public n’a pas été pour rien dans le rejet du projet de traité constitutionnel européen en mai 2005 et son option en faveur d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée ».
5.3. Mais la mondialisation n’est pas seulement celle du capital pour importante qu’elle soit.Elle concerne tous les domaines de l’activité humaine, et notamment ceux présentant le caractère de service public (communications, transports, échanges culturels, solidarité humanitaire, etc.).
Notre époque est caractérisée par une prise de conscience croissante de l’unité de destin du genre humain, de la finitude de la planète, d’un « en commun » à définir politiquement, qui donnerait son vrai sens à la mondialisation à venir. Ainsi la protection de l’écosystème, la gestion de l’eau, celles des ressources du sol et du sous-sol, la production de nombre de biens et de services posent-ils avec force, et poseront de plus en plus, l’exigence de l’appropriation sociale des biens publics correspondants. La mise en commun et la convergence des démarches devraient conduire au développement de coopérations approfondies à tous les niveaux : national, international, mondial. Dans cette recherche commune d’universalité, le XXI° siècle pourrait ainsi être l’ « âge d’or » du service public.