Dans son ouvrage Projet pour la paix perpétuelle, écrit en 1795, Emmanuel Kant évoque « Le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre ». Il établit par là l’étroite liaison existant entre le droit à la possession indivise de la terre par l’ensemble du genre humain et l’affirmation individuelle de la citoyenneté, aujourd’hui essentiellement définie sur une base nationale, mais dont les dimensions universelles s’affirment à notre époque dans le processus de mondialisation qui n’est pas seulement celle du capital.
Ce point de départ quelque peu philosophique me semble désigner le service public comme lieu privilégié des dialectiques de notre temps entre : intérêts particuliers et intérêt général, individu et société, propriété privée et propriété publique, usager et fonctionnaire. C’est à ce niveau, me semble-t-il, qu’il faut situer notre réflexion sur l’actualité du service public, son rôle dans la crise de système, sa vocation à l’universalité : XXIème siècle peut et doit être l’ « âge d’or » du service public. La France, en raison de son histoire et de son expérience peut y contribuer de manière éminente.
Les services publics dans un monde commun
Il n’est guère besoin d’insister sur la mondialisation du capital, à l’origine de graves déséquilibres et de monstrueux gaspillages s’exprimant aujourd’hui dans une crise financière sans précédent, révélant aussi une immoralité stupéfiante dans la conduite des sociétés. On en retiendra néanmoins que ce cataclysme a conduit pour la première fois avec cette ampleur à parler de crise de système, à réunir en urgence les plus puissants de la terre pour mettre en place des politiques anti-crise plus ou moins coordonnées, à engager des crédits publics à des niveaux inconnus jusque-là, voire à envisager ou même à réaliser des nationalisations, à reconsidérer les réglementations internationales du commerce, des transferts financiers, etc. Cette masse d’interventions publiques a pour but, n’en doutons pas, d’assurer la survie d’un système en crise. Ce n’est pas une question nouvelle . Cette crise est aussi la matérialisation de l’échec d’un modèle, celui du système capitaliste. C’est aussi, en même temps, l’appel à l’émergence d’un autre modèle de développement et de progrès.
Si la mondialisation est apparue essentiellement jusqu’ici comme celle du capital, elle s’est également traduite par la montée au niveau mondial d’une exigence de valeurs dont, entre autres manifestations, la célébration du 60° anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a été l’occasion. Certes, comme l’analyse le philosophe Marcel Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme a prospéré dans l’espace laissé libre par l’effondrement des grandes idéologies messianniques. Mais ils constituent un ensemble limité et insuffisamment cohérent pour donner lieu, sur toute question, à des règles de droit rigoureuses, ils fonctionnent sur le registre de la révolte et de la médiatisation, ils sont insuffisants pour porter des projets de société et ils peuvent même, selon l’avis du philosophe, avoir dans la sphère sociale, le rôle de régulateur que prétend jouer le marché dans la sphère économique. Il n’en reste pas moins qu’ils portent aussi l’exigence de normes juridiques, voire de juridictions, reconnues au niveau mondial pour faire respecter des valeurs à vocation universelle..Ces considérations très générales ne sont pas séparables des processus de « mise en commun » que l’on observe dans de nombreux domaines et qui caractérisent notre époque. Je veux parler bien sûr de la nécessaire protection de l’écosystème mondial. Mais aussi de la mondialisation de nombreux domaines de l’activité humaine : les télécommunications, le contrôle aérien, la météorologie. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans l’échange international des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent par comparaison, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà des manifestations du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit au sens qu’envisageait Emmanuel Kant qui ajoutait dans le paragraphe précité, que « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre », d’où, selon lui, le devoir d’hospitalité, et pour nous sans doute une nouvelle manière de considérer les flux migratoires.
Les conséquences de ce nouveau contexte sont considérables. Pour la question qui nous occupe, elles sont particulièrement importantes. Elles conduisent à donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que nous désignons par les expressions telles que « mises en commun », « valeurs universelles », « patrimoine commun de l’humanité », « biens à destination universelle » selon Vatican II, ou encore avec Edgar Morin « Terre-Patrie », ou le « Tout-Monde » des écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, etc. Je m’en tiendrai aux conséquences que nous pouvons envisager dans deux domaines qui nous sont familiers en France et en rapport direct avec notre sujet : le secteur public et le service public.
La conscience émergente d’un intérêt général du genre humain pose nécessairement la question de la base matérielle, de la propriété publique, peut être plus exactement de l’appropriation sociale nécessaire pour traduire la destination universelle de certains biens, des biens publics. Je pense évidemment d’abord au traitement de l’eau dont il est évident aujourd’hui qu’il doit être mis au service de toutes les populations de la terre, où qu’elles se situent. Mais pourquoi ce qui est vrai et assez généralement admis pour ce qui concerne la ressource eau ne le serait pas pour bien d’autres ressources du sol et du sous-sol ? Est-il admissible, à notre époque, que les gisements pétroliers ou d’uranium, par exemple, soient appropriés par les seuls possesseurs de la surface du sol sur lesquels s’exerce une souveraineté que seuls les mouvements contingents de l’histoire ont déterminée ? Le raisonnement vaut a fortiori pour nombre de services tels que ceux qui ont été évoqués précédemment. Il nous faut donc réfléchir et proposer des appropriations mondiales ou internationales correspondant à ces nécessités de notre temps
L’exigence d’une propriété publique étendue au niveau mondial va de pair avec celle qui doit conduire à définir des services publics à ce niveau. On n’imagine pas que le contrôle aérien, par exemple, puisse être abandonné aux règles du marché ; que les compagnies aériennes privées pourraient s’en remettre à la « main invisible » ou à la « concurrence libre et non faussée » pour déterminer les niveaux de vol ou les couloirs de circulation. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir et c’est dans le cadre de cette hypothèse que nous devons placer nos réflexions et nos propositions ; des services publics industriels et commerciaux correspondant à la gestion des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques ; des services administratifs relatifs à la production de services techniques : les télécommunications, certains transports, l’activité météorologique et spatiale, de nombreux domaines de la recherche scientifique, des services d’assistance médicale ; des services essentiellement administratifs organisant la coopération des pouvoirs publics nationaux et internationaux dans de multiples domaines : la sûreté sous de multiples aspects (la lutte contre les trafics de drogues, les agissements mafieux, les actions terroristes, la répression des crimes de droit commun), la recherche d’économies d’échelle, la suppression des doubles emplois, la réglementation des différentes formes de coopération dans toutes les catégories administratives.
Ce sont toutes ces réflexions qui permettent de parler du XXI° siècle comme « l’âge d’or » potentiel du service public au niveau mondial, ce qui ne constitue en rien une négation des niveaux national et continental, en l’espèce pour ce qui nous concerne, européen.
La nécessité d’une contre-offensive orientée vers l’universel
Il est sans doute indispensable d’agir pour empêcher le pouvoir de poursuivre le démantèlement des services publics et la privatisation des secteurs publics, contraire à l’intérêt général. Mais, à ce moment de l’histoire de l’humanité, le plus important est d’inscrire la promotion des services publics dans le champ des besoins qui ne manqueront pas de s’affirmer, traduisant la nécessité d’une plus grande solidarité mondiale, la recherche de la plus haute efficacité sociale, l’exigence de la démocratie et de la paix.
Il convient, tout d’abord, de défendre les valeurs du pacte républicain. L’attaque frontale du Président de la République et du Gouvernement porte atteinte aux composantes essentielle du pacte républicain et aux valeurs de la citoyenneté qui se sont forgées au cours des siècles : une conception de l’intérêt général qui n’est pas en France la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité. La gravité des coups portés élève le niveau de la réplique nécessaire pour faire échec à cette offensive mettant en cause la souveraineté nationale et populaire. Le livre blanc Silicani montre que le pouvoir n’ignore pas cette préoccupation puisqu’il consacre aux « valeurs » les 75 premières pages du rapport sur 146, sans pour autant en tirer de conséquences pratiques.
Au cours des dernières décennies, le domaine idéologique a été très négligé par le mouvement social ; il convient donc de le réinvestir en rappelant les principes qui régissent notre conception du service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement de la fonction publique où la politique que tente de mettre en place le pouvoir doit être combattue idéologiquement en prenant appui sur les dispositions actuelles du statut et sur les principes qui les sous-tendent (égalité, indépendance, responsabilité).. Le Président de la République s’arroge un blanc-seing, dans la fonction publique comme en d’autres domaines, pour mettre en œuvre des réformes pour lesquelles il n’a pas été mandaté. C’est pourquoi j’ai pu parler à ce sujet de forfaiture . Il intervient discrétionnairement en méconnaissance des dispositions constitutionnelles et statutaires sur de nombreuses questions . Face à un pouvoir qui les méprise, nous devons aider notre peuple à se réapproprier son histoire, la démarche scientifique et la morale républicaine.
Ensuite, des propositions concrètes doivent être élaborées pour démocratiser et moderniser le service public. Le président de la République a été mis en échec sur la « révolution culturelle » qu’il voulait provoquer dans la fonction publique. La crise a spectaculairement démontré le rôle d’ « amortisseur social » du service public en France. Les attaques se poursuivront sans nul doute, mais elles ne peuvent plus prendre la forme provocatrice de la contre-révolution qu’il avait envisagée. Il voulait supprimer les classements de sortie des écoles de la fonction publique, classements relevant du principe du concours déduit de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et repris par le statut général des fonctionnaires. Le projet vient d’être reporté sine die par le ministre Éric Woerth. Il s’était fixé l’objectif absurde et réactionnaire de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, Philippe Séguin, premier président de la Cour des comptes, quelques jour avant son décès, a considéré que cette réforme était seulement « dictée par des considérations budgétaires de court terme ». Il n’y a douc aucune fatalité de l’entreprise de démantèlement.
Il convient de répondre plus précisément aux nécessités actuelles et à venir. Dans la fonction publique, par exemple, en avançant des propositions de réformes améliorant le dispositif mis en place en 1983-1984. Le statut des fonctionnaires n’est pas un texte sacré et un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins et de l’évolution des techniques risque la sclérose. Ces propositions pourraient concerner, par exemple : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences ; la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité (l’article 14 du titre 1er du statut général a posé la mobilité comme « garantie fondamentale ») ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.
De plus, défendre le statut général des fonctionnaires c’est défendre les droits de tous les salariés. Par analogie, ceux des agents publics qui ne sont pas sous statut mais sous différentes formes de relations contractuelles. Ceux des entreprises publiques qui ont bénéficié comme les fonctionnaires de statuts particuliers au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais aussi ceux des salariés qui relèvent du droit commun privé. S’il n’est évidemment pas question de transformer tous les salariés en fonctionnaires, tous appellent une meilleure couverture sociale quel qu’en soit le nom. Dans le cadre de la réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, la CGT a avancé l’idée d’un « statut du travail salarié » . Le sociologue Robert Castel s’exprime sur ce sujet dans ce numéro. J’ai également formulé des propositions en faveur d’un statut des travailleurs salariés du secteur privé . En tout état de cause, il y a là une voie de recherche essentielle qu’il convient d’alimenter par un ensemble de propositions qui ne peuvent résulter que d’un travail de grande ampleur multidisciplinaire.
La réforme des collectivités territoriales provoque de toute part de fortes oppositions. Le grand chambardement des services publics territoriaux peut et doit être mis en échec. Pour contester l’approche présidentielle, il convient de rappeler les principes sur lesquels il convient de se fonder pour installer une organisation territoriale démocratique. En premier lieu, le principe d’indivisibilité de la République (art. 1er de la constitution), siège de l’intérêt général explicité par la loi ; il s’ensuit qu’il ne doit pas y avoir de compétence législative propre des collectivités territoriales par la voie de l’expérimentation. En second lieu, le principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72). Ces deux principes peuvent être contradictoires. Comment lever cette contradiction ? D’une part en reconnaissant une compétence générale à toutes les collectivités territoriales au-delà des compétences spécifiques et, d’autre part, en mettant en œuvre un principe de subsidiarité démocratique librement déterminée par les collectivités (J-J. Rousseau : « Où se trouve le représenté, il n’y a pas de représentant »).
Enfin, l’heure est à l’action. Sans préjudice des actions sectorielles et locales qui se développent en permanence, une démarche globale a été entreprise au printemps 2008 pour la défense du service public sur le thème « Le service public est notre richesse ». Lancé par une soixantaine de personnalités de divers horizons : responsables syndicaux, anciens ministres, intellectuels et personnalités culturelles, parlementaires, dirigeants d’associations, ce texte a recueilli des dizaines de milliers de signatures. D’autres initiatives ont été prises comme la pétition lancée par Michel Vauzelle tendant à l’adoption d’une loi constitutionnelle sur le service public, l’Appel des appels, etc. Toutes ces initiatives viennent de converger le 17 décembre dernier à la Mutualité à Paris, dans la constitution d’un « Comité national pour des États généraux du service public » regroupant plusieurs dizaines d’associations, syndicats et partis, qui s’est donné un programme de travail et d’initiatives jusqu’à l’été prochain.