Église réformée de l’Annonciation – 12 avril 2012
Je me méfie de l’équité. Par expérience, j’ai constaté que l’on parle d’autant plus d’équité que l’on ne veut pas parler d’égalité. Le mot est l’expression d’une dérive d’origine anglo-saxonne du vocabulaire : l’équité est à l’égalité ce que la gouvernance est à l’administration et le management à la gestion. Le CSA nous a informé que, jusqu’au début de la campagne électorale, le partage des temps de parole devait être équitable, mais égal pendant la campagne officielle, ce qui semble indiquer que l’équité c’est l’égalité « à peu près ». Le dictionnaire explique l’équité par l’égalité, mais cite une phrase de Victor Hugo : « Qu’y a-t-il au dessus de la justice ? » L’équité. ». Alors, si la justice est la référence, de quelle parole est-elle le nom ?
1. La justice, parole de l’État de droit
1.1. Qui fixe les règles de la morale sociale ?
A la fin du Moyen Age, le pouvoir royal jusque là octroyé « par la grâce de Dieu », se sécularise. Une deuxième dissociation se produit à la fin du règne de Louis XIV : « je meurs, mais il reste d’Etat ». Jean-Jacques Rousseau rend le Peuple et la Nation dépositaires de ce pouvoir d’Etat. Une troisième dissociation se produit ensuite entre l’Etat et les citoyens qui exigent leur reconnaissance comme sujets de droit.
Nous considérons aujourd’hui que les règles de la morale sociale ne sont pas déterminées par une transcendance, une fatalité, la nature, mais que ce sont les citoyennes et les citoyens qui les définissent et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet.
1.2. L’État de droit, contingence historique
Mais de quel Etat de droit parle-t-on ? La principale revendication des représentants aux Etats généraux le 5 mai 1789 était l’exigence d’une constitution écrite pour la France. Notre pays en a connu quinze depuis. Elles se situent entre deux conceptions extrêmes : la constitution démocratique du 24 juin 1793, la constitution césarienne du 14 janvier 1852.
Or, à chaque expression constitutionnelle de l’Etat de droit correspond une certaine idée de la justice et, partant, des valeurs auxquelles elle se réfère. Ainsi, la notion d’intérêt général est étroitement dépendante du contexte politique (exemple de la différenciation des tarifs d’inscription dans les écoles de musique refusée par le Conseil d’Etat en 1985, acceptée en 1995 pour raison d’intérêt général reconnu).
1.3. La justice, un rapport social
Elle est dépendante des rapports de forces politiques, économiques et sociaux ; elle est le siège de contradictions, de confrontations. Elle est assujettie au conflits de principes : principes généraux du droit, principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Contradiction, par exemple entre le principe d’unité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales. Le principe de liberté d’entreprendre peut aussi s’opposer au droit du travail ( exemple de l’interdiction de l’attraction dite du « lancer de nain » considérée comme contraire à la dignité de la personne).
2. La justice, parole d’égalité
2.1. La différence entre égalité juridique et égalité sociale.
L’article 1er de la Déclaration des droits de 1789 dispose que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits et que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. On peut ainsi différencier les solutions au nom du principe d’égalité pour une raison d’intérêt général (l’éducation musicale dans l’exemple précédent) ou d’une différence de situations, mais il s’agit toujours d’une application du principe d’égalité. Ces « corrections » excluent cependant certaines discriminations (en fonction de la race, de la religion, de l’orientation sexuelle, par exemple). Dans les autres cas les dérogations doivent respecter un principe de proportionnalité des corrections aux différences de situations ou de l’intensité de l’intérêt général.
2.2. Les actions positives
Se trouve ainsi ouvert le champ des discriminations ou, plutôt, des actions positives courantes dans la vie quotidienne : progressivité de l’impôt sur le revenu, multiples applications du quotient familial, classement d’établissements scolaires en ZEP, quotas à Siences Po. en faveur d’élèves issus de la « diversité » ou d’étrangers.
L’exemple de la création en 1983 de le 3e voie d’accès à l’ENA est particulièrement significatif. Il consistait à instituer un concours spécial avec réservation de débouchés dans tous les corps, y compris les « grands corps », à des personnes ayant fait la preuve de leur attachement au service public dans l’exercice des fonctions d’un niveau assez élevé et pendant un certains temps comme responsable syndical, dirigeant d’associations reconnues d’utilité publique ou élu d’un certain niveau. Cette réforme a été supprimée en 1987.
2.3. La justice parole d’égalité plutôt que d’équité
L’équité, dans ces conditions, est : soit une permissivité de déroger largement indéterminée, soit un confinement de l’égalité dans sa stricte définition juridique. Finalement, elle n’ajoute que confusion à la problématique de mise en œuvre du principe d’égalité, elle est inutile.
La déclaration de violation de la Convention européenne des droits de l’homme peut conduire à l’exigence d’une « satisfaction équitable » avec sanctions économiques. L’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit bien également l’exigence d’un procès « équitable », mais outre que les conditions sont laissées à l’appréciation de la Cour européenne, elle ne s’applique pas à tous les domaines juridiques : le droit d’asile en est exclu, par exemple. Il pourrait même s’avérer dangereux s’il est combiné avec ce qui est en vogue depuis quelques années : la « théorie des apparences ». Selon cette théorie, il ne suffit pas qu’un procès soit juste, il faut que rien dans l’apparence (des soupçons sur un juge, par exemple, pour quelque raison que ce soit) ne permette d’en douter. Il y a là un risque de faire prévaloir ainsi la forme sur le fond. Au demeurant ce n’est pas quelque chose de nouveau : un tribunal de Hambourg avait, en 1954, institué des interdits professionnels à l’encontre des citoyens soupçonnés de ne pas approuver la constitution : ils étaient interdits d’accès à la fonction publique. Dans le même temps, en France, le Conseil d’Etat adoptait une solution inverse en annulant une décision du ministre de la Fonction publique qui avait retiré de la liste des candidats au concours d’entrée à l’ENA les noms de deux postulants soupçonnés de sympathies communistes (arrêt Barrel).
3. La justice, parole de responsabilité
3.1. Engagement social et respect de l’État de droit
Comment le citoyen peut-il trouver la voie de la justice dans cette complexité et ces contradictions ? Le citoyen n’est pas seulement un sujet de droit : il développe des dimensions professionnelles, philosophiques, religieuses, culturelles, affectives. Il s’engage dans plusieurs voies de l’activité sociale. Il possède ainsi une identité propre, un « génome » de citoyenneté. Cela peut nourrir de fortes contradictions : j’ai moi-même été sensible au catholicisme social de Marc Sangnier, à la pensée du jésuite Teilhard de Chardin, imprégné de marxisme, collaborateur de Georges Marchais, mais aussi parlementaire, ministre et conseiller d’Etat pour m’inscrire ainsi dans un Etat de droit que j’ai toujours contesté.
3.2. La responsabilité du juge de l’asile
Et que dire de la complexité lorsque le citoyen d’ici rencontre le citoyen d’ailleurs ? Mon activité comme juge de l’asile à la CNDA m’a conduit à me poser des questions sur la formation de l’intime conviction du juge telles que : la preuve est-elle indispensable ? faut-il appliquer le droit ou rendre la justice ? le mensonge est-il inévitable ?
Le juge a beaucoup de mal à admettre qu’il est dépendant de lui même, c’est-à-dire de son « génome ». L’admettre est encore la plus sûre façon de juger avec indépendance dans le cadre d’un Etat de droit que l’on peut contester par ailleurs comme citoyen.
3.3. La nécessaire lucidité du citoyen
Dans un Etat de droit marqué par une contingence historique, une mise en œuvre complexe du principe d’égalité, la responsabilité du citoyen est première.
La responsabilité individuelle et sociale siège aussi dans la production d’universalité. La qualité première du citoyen dans sa recherche de la justice est de ne pas nier la complexité, les contradictions, mais de faire l’effort de connaissance et d’affirmation personnelle nécessaires. Cela demande courage et lucidité. Les conséquences peuvent en être importantes et la souffrance éventuelle, mais la lucidité c’est aussi, comme l’a écrit le poète René Char « la blessure la plus rapprochée du soleil ».
Photos : Croix huguenotes