La fonction publique territotiale – Localtis.info, 24 janvier 2014

Anicet Le Pors : il y a 30 ans, une loi fondatrice pour la territoriale

A.LP-1984
Anicet Le Pors en 1984
© AFP

Le statut de la fonction publique territoriale a trente ans : c’est le 26 janvier 1984 qu’a été promulguée la loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale. Cette loi traite de l’ensemble des règles régissant la carrière des agents des collectivités. C’est elle qui a renforcé leurs droits, qui a fait d’eux des fonctionnaires au même titre que ceux de l’Etat. Alors ministre du gouvernement Mauroy, Anicet Le Pors fut l’instigateur de ce « big-bang ». Agé de 82 ans aujourd’hui, il revient pour Localtis sur les mois clefs au cours desquels la fonction publique moderne a pris corps. Et livre son sentiment sur les évolutions qu’elle a connues depuis.

Localtis : Quelle était la situation de la fonction publique territoriale au moment où vous avez initié les lois statutaires ?

Anicet Le Pors : En 1983, les collectivités employaient 800.000 agents, dont une forte proportion de non-titulaires, classés en 130 emplois types, plus un nombre indéterminé d’emplois spécifiques créés par les communes. L’ensemble était très désordonné et fortement hétérogène. La mobilité y était très faible. Il s’agissait d’une fonction publique d’emploi. Cela signifie que le lauréat d’un concours n’était pas certain d’être nommé. Et que s’il avait la chance d’être nommé, il n’était pas sûr de faire carrière. En effet, si l’emploi qu’il occupait était supprimé, il pouvait être licencié. Les agents des collectivités avaient des droits bien inférieurs à ceux reconnus aux fonctionnaires de l’Etat. En vertu du système dit de la « carrière », ces derniers – et seulement ceux-ci – bénéficiaient de la garantie de leur emploi.

Quelle a été votre contribution à la loi du 26 janvier 1984 ?

Avec René Bidouze, mon directeur de cabinet, un ancien dirigeant syndical et un grand technicien de la fonction publique, nous avions une idée précise de ce que nous voulions faire pour la fonction publique de l’Etat. Nous n’avions pas l’intention de nous occuper dans l’immédiat de la territoriale. Mais la priorité donnée par François Mitterrand au projet de loi de décentralisation, qui allait devenir la loi du 2 mars 1982, nous a conduits à nous pencher très vite sur le sujet. En effet, à côté de la fonction publique de l’Etat, allait se créer une fonction publique dont on ne connaissait encore ni l’esprit, ni les principes sur lesquels elle serait fondée. Très vite, le ministre de l’Intérieur en charge des collectivités territoriales, Gaston Defferre, fut décidé à inscrire à l’article premier du projet de loi que des lois détermineraient « les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales ». Il nous sembla qu’il ambitionnait d’améliorer le Livre IV du Code des communes, sans sortir du cadre de la fonction publique d’emploi. Etant maire de Marseille, Gaston Defferre ne connaissait que ce modèle et une telle option devait lui sembler évidente. Avec mon entourage, j’ai mesuré à ce moment-là le grand danger qu’il existât, à côté de celle de l’Etat, une fonction publique dont les effectifs seraient importants et susceptibles de croître. Et, surtout, dont l’esprit et les modalités seraient tout à fait différents ! Le risque était réel de voir la fonction publique de l’Etat perdre petit à petit ses qualités pour ressembler à la territoriale, c’est-à-dire une fonction publique d’emploi.

Quelle fut votre réaction ?

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Gaston Defferre, Anicet Le Pors, René Bidouze et Olivier Schrameck à l’assemblée nationale le 27 juillet 1981

 J’ai alors demandé au Premier ministre d’intervenir dès l’ouverture du débat à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de décentralisation, après le ministre de l’Intérieur, le 27 juillet 1981, soit à peine plus d’un mois après notre entrée en fonction. J’y ai défendu l’idée d’une fonction publique de carrière pour tous, ce qui m’a permis de prendre date. Après plusieurs réunions interministérielles, le Premier ministre arbitra en faveur de la position que je défendais. Pierre Mauroy était pourtant maire de Lille. De fait, il aurait pu être sensible aux réticences des maires vis-à-vis des nouvelles dispositions statutaires, soupçonnées de renforcer le pouvoir central. Mais, en tant que professeur de l’enseignement technique, il avait été fonctionnaire. De plus, il avait exercé des responsabilités syndicales à la Fédération de l’Education nationale. C’est sans doute cela qui, chez lui, a fait pencher la balance en faveur d’une fonction publique de carrière. L’arbitrage de Pierre Mauroy n’a évidemment pas plu à Gaston Defferre. Mais dès lors, nous avons pu faire le choix d’affirmer l’unité de la fonction publique, dans le respect de sa diversité.

C’est l’idée d’une architecture d’un statut général unifié, articulé en quatre titres pour une fonction publique « à trois versants »…

J’ai estimé que l’unité devait être assurée moins par la norme juridique que par l’invocation de principes républicains, fondés sur notre tradition culturelle, historique, politique de l’intérêt général et du service public. Essentiellement trois principes. D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Nous en avons déduit que c’est par la voie du concours que l’on accède aux emplois publics. Le deuxième principe est celui de l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique. Il est associé à la séparation du grade et de l’emploi, caractéristique du système de la carrière. Il s’agissait de la généralisation d’une conception ancienne, mais qui, jusque-là, ne figurait pas expressément dans le statut. Une loi de 1834 sur l’état des officiers disposait en effet que « si le grade appartient à l’officier, l’emploi appartient au roi ». Le dernier principe est celui de responsabilité, qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Cette conception du fonctionnaire-citoyen s’opposait à celle du fonctionnaire-sujet, survivance de la domination du principe hiérarchique.
Ces principes sont le fondement du statut de la fonction publique, qui, comme vous le rappelez, se décline en quatre titres : le premier a trait aux droits et obligations des fonctionnaires, le deuxième à la fonction publique de l’Etat (c’est la loi du 11 janvier 1984), tandis que les troisième et quatrième titres (lois du 26 janvier 1984 et du 9 janvier 1986) concernent respectivement la fonction publique territoriale et l’hospitalière. On relèvera que la loi sur la fonction publique territoriale a été publiée le même mois que le texte sur les agents de l’Etat. Nous aurions pu arriver plus vite à une publication de la loi concernant l’Etat. Mais, le Premier ministre nous avait demandé de retarder nos travaux. L’idée était de manifester la proximité des fonctions publiques de l’Etat et territoriale.

Avez-vous rencontré d’importantes résistances dans la préparation des réformes, puis lors de l’examen parlementaire ?

Il y eut une très grande concertation. Nous avons été un peu surpris de voir les agents territoriaux être relativement perplexes dans un premier temps. Ils ne comprenaient pas toujours où nous voulions les emmener. Les syndicats ont fait preuve d’hésitations, puis ils ont été acquis à la réforme et l’ont soutenue de plus en plus vigoureusement. Ce fut différent avec les élus, qui ont été très suspicieux vis-à-vis de nos projets. Ils ont vite compris qu’en tant qu’employeurs, ils n’auraient plus les mêmes libertés qu’avant. Côté politique, à l’Assemblée nationale, Jacques Toubon et Philippe Séguin sont ceux qui, dans l’opposition, ont croisé le fer. Ils m’ont accusé de vouloir faire un « statut communiste », puis « socialiste ». Ce à quoi j’ai répondu que, dans la droite ligne de la conception française de la fonction publique, nous construisions un statut républicain. Après quelque temps, leurs critiques ne se sont plus différenciées des remarques que pouvaient faire n’importe quel parlementaire de gauche. J’ai pensé à un moment pouvoir obtenir un vote unanime sur les textes de lois. Mais la droite éprouvait encore le ressentiment né de sa défaite à l’élection présidentielle.

Le conflit né en juillet 1981 avec le ministre de l’Intérieur a-t-il perduré ?

J’ai été quelque temps en bisbille avec Gaston Defferre, de même que mon cabinet avec le sien. Cela eut une fin. Ce qui intéressait avant tout le ministre de l’Intérieur, c’était d’organiser les transferts des exécutifs des départements des mains des préfets vers celles des présidents élus. De plus, par leurs fonctions au sein du cabinet du ministre de l’Intérieur, Eric Giuily et Olivier Schrameck étaient naturellement conduits à prendre en compte l’intérêt des élus locaux. Il n’en restait pas moins qu’ils étaient imprégnés d’une culture de fonctionnaires de l’Etat. De plus, ils étaient, tous deux, conseillers d’Etat. Or, le Conseil d’Etat était depuis longtemps favorable à une fonction publique de carrière.SGF-recto3-207x300

Quelle fut l’attitude du président de la République ?

François Mitterrand ne s’est pas beaucoup intéressé au dossier. Ce fut pour moi une très grande chance. On connaît son sentiment sur la réforme par le témoignage qu’en a livré Jacques Fournier*, secrétaire général du gouvernement à cette période. Lors du Conseil des ministres du 29 mai 1985, François Mitterrand s’est interrogé à haute voix sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique. « À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux », a-il dit. En évoquant une « rigidité qui peut devenir insupportable » et des « solutions discutables ». « On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours », ajouta-t-il. Avant de conclure : « Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie ». Ce trentième anniversaire témoigne de son erreur de jugement.

Quelles avancées représentent les lois statutaires du 13 juillet 1983 et du 26 janvier 1984 pour les agents des collectivités ?

Elles ont marqué un progrès tant dans l’ordre de la clarification de l’organisation de la FPT que dans celle de l’amélioration des conditions matérielles et morales des agents publics des collectivités territoriales. Ceux-ci ont tout d’abord bénéficié des avancées du statut des fonctionnaires de l’État définies en 1946 et réformées par l’ordonnance du 4 février 1959 : distinction des catégories A, B, C, corps et statuts particuliers, régime spécial de protection sociale et de retraite, droit syndical, organismes paritaires, etc. Ils se sont vu également reconnaître les nouveaux droits expressément introduits en 1983 dans le titre 1er pour tous les fonctionnaires : droit de négociation reconnu aux organisations syndicales, droit à la formation permanente, à l’information, droit de grève, liberté d’opinion, la mobilité reconnue garantie fondamentale, etc. Cette loi du 13 juillet 1983 a fait des agents territoriaux des fonctionnaires, sur un même pied d’égalité que les autres. On a tourné le dos à la loi de finances du 31 décembre 1937, qui interdisait aux communes de dépasser les rémunérations versées aux fonctionnaires de l’Etat pour des fonctions équivalentes. On peut parler de dignité restaurée.

Avec la première cohabitation, la majorité de droite n’a pas tardé à revenir sur la loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale.

Cette tentative s’est concrétisée par la loi du 13 juillet 1987, dite « loi Galland », qui, en substance, a réintroduit des éléments de fonction publique d’emploi dans l’ensemble du statut général. Le texte a ainsi rétabli, dans la fonction publique territoriale, la liste d’aptitude au lieu du classement par ordre de mérite du concours. Ce fut donc le retour du système des « reçus-collés ». Par ailleurs, il a remplacé les corps par des cadres d’emploi. La comparabilité des deux fonctions publiques en est affectée et, par là, la garantie de mobilité de l’article 14 du titre I du statut général. Enfin, la réforme a notamment encouragé le recours aux contractuels. En conclusion, cette réforme a profondément dénaturé le titre III du statut général des fonctionnaires relatif à la fonction publique territoriale. La même approche libérale a inspiré plus tard le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 sur le rapport de Marcel Pochard – « Perspectives pour la fonction publique » – et le Livre blanc de Jean-Ludovic Silicani d’avril 2008.

Le statut général de la fonction publique a finalement résisté à toutes ces « attaques ». Avez-vous encore des inquiétudes ?

41zU3fpSWEL._SY445_Pascal Renaud, chef de service à la Direction générale de l’administration et de la fonction publique, estimait, début 2010, à 210 le nombre de modifications législatives et à plus de 300 le nombre de modifications réglementaires apportées au statut général depuis 1983. Malgré tout, le statut général est encore debout aujourd’hui. Pour moi, ce n’est pas tant pour des raisons juridiques que parce qu’il correspond à une conception très ancienne de la fonction publique, qui a émergé lentement au cours du XIXe siècle, puis dans la première moitié du XXe siècle. Si, un jour, une remise en cause se produisait, je pense qu’elle serait liée à la fonction publique territoriale. J’ai toujours, en effet, considéré qu’elle était « le maillon faible » de la construction statutaire. Dans ma bouche, ce mot n’a rien de péjoratif. Je veux dire que la culture qu’on y trouve est très différente. Par exemple, la relation entre le fonctionnaire territorial et l’autorité qui a le pouvoir de nomination se distingue nettement de celle qui existe entre le fonctionnaire d’Etat et son chef de service. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la fonction publique territoriale est la voie qu’affectionnent ceux qui souhaitent le retour à une fonction publique d’emploi, composée majoritairement de contractuels. Olivier Schrameck fait partie de ceux-là. Dans La Gazette des communes du 26 janvier 2009, il préconisait : la fonction publique territoriale « à l’avant-garde » de celle de l’Etat.

Quelles sont, selon vous, les deux ou trois grandes questions qu’il faudrait traiter en priorité dans le champ de la fonction publique territoriale ?

La suppression de la notion de cadres d’emploi au profit de celle de corps est souhaitable. D’autant que cela ne coûterait rien. La seconde grande question à traiter est celle de la mobilité. C’est un sujet qui n’a jamais obtenu une réponse satisfaisante. J’avais pris le soin de préciser dans le titre I du statut général que la mobilité est une garantie fondamentale et non une obligation. Mais nous n’avons pas trouvé les instruments adéquats. Mes successeurs n’y sont pas parvenus non plus. Un autre chantier qu’il serait opportun de lancer est celui de la gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences. Cela consisterait à prévoir, par exemple, le nombre de professeur des écoles dont on aura besoin à cinq, dix et même vingt ans. La possibilité pour les agents de changer de fonctions, au cours d’une carrière dont la durée est amenée à croître, est un sujet sur lequel il faudra aussi travailler. Mieux circonscrire les possibilités de recours aux contractuels, dont beaucoup sont indûment recrutés sur des emplois permanents, est une voie d’amélioration indispensable. Enfin, il faudrait favoriser plus largement l’égalité d’accès des hommes et des femmes aux emplois d’encadrement supérieur des fonctions publiques.

Dans son rapport au Premier ministre de novembre 2013, Bernard Pêcheur a préconisé la mise en place de « cadres trans-fonctions publiques ayant vocation à réunir, en les fusionnant, les corps ou cadres d’emploi qui, bien que relevant de fonctions publiques différentes, correspondent aux mêmes professions ». Il cite en exemple les psychologues et les agents des bibliothèques. Que pensez-vous de cette proposition ?

Si l’homogénéité des cadres professionnels communs est suffisante, je ne suis pas contre. La psychologie, pour ne reprendre que cet exemple, ne prend pas une coloration différente quand elle est exercée dans une collectivité locale. Donc, pourquoi pas. Mais cela pourrait poser des problèmes de gestion. Il faut, ainsi, arriver à déterminer l’autorité de tutelle des agents.

Propos recueillis par Thomas Beurey

*Jacques Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008.

http://www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/Page/AccueilLocaltis

L’Huma-Café de Nantes – 24 janvier 2014

Service public, propriété publique et appropriation sociale

Les notions de service public et de secteur public ne sont pas identiques. Le premier identifie la satisfaction d’un besoin essentiel, le second caractérise le statut juridique d’un organisme sous propriété d’une collectivité publique. L’appropriation sociale n’est pas un flou jeté sur la propriété publique mais une extension de celle-ci. Dans ce domaine il est donc particulièrement important de préciser les concepts, les idées utilisée parce qu’ ils ont des implication s sur le fond. Comme l’écrivait Victor Hugo : « La forme c’est du fond qui remonte à la surface ».

 Dans cet esprit, je traiterai du thème proposé en trois volets : l’enjeu du service public, l’expérience de la propriété publique, l’objectif de l’appropriation sociale. Présentation apparemment technique mais en réalité très politique puisque qu’elle revient à vérifier l’actualité de la formule qui dominait le débat il y a un tiers de siècle : « Là où est la propriété, là est le pouvoir ! ». Est-ce toujours vrai et, si oui, quelles conséquences en tirer ?

I. LE SERVICE PUBLIC, UN ENJEU

1.2. La notion de service public procède, en France, d’une conception spécifique de l’intérêt général

L’intérêt général, dans notre conception française, n’est pas la somme des intérêts particuliers, c’est une catégorie éminente : « bien commun » sous la monarchie, « utilité commune » dans la Déclaration des droits de 1789, « bien être commun » ou « ordre général » sous la II° République.  Les économistes néoclassiques n’ont pu définir qu’un « optimum social ». L’École du service public qui s’est constituée à la fin du XIX° siècle dans notre pays et le juge administratif à sa suite ont considéré que si l’on pouvait caractériser juridiquement une activité de service public relevant d’un intérêt général, il appartenait au pouvoir politique de définir l’intérêt général à l’issue d’un débat démocratique.

Le service public était à l’origine une notion simple : une mission d’intérêt général définie comme il vient d’être dit, une personne morale de droit public pour l’accomplir, un juge et un droit administratif. Son caractère éminent lui conférait des prérogatives et il devait être couvert par l’impôt et non par les prix. Le succès de la notion a conduit à en étendre le champ et, par là, à le rendre plus hétérogène, brouillant quelque peu la frontière public-privé (concession, régie, délégation de service public) et facilitant l’irruption du contrat dans le champ de la loi.

La conception française de la fonction publique – plus de 80 % du service public – en découle. Elle relève de la loi et non du contrat. Le statut de la loi du 19 octobre 1946 en a posé les bases fondatrices. Il couvrait alors environ 1 million d’agents publics ; il en compte aujourd’hui 5, 4 millions organisés en « trois versants » (État, territoriale, hospitalière) et repose sur les principes républicains d’égalité, d’indépendance et de responsabilité caractéristiques du fonctionnaires-citoyen.

1.2. Dans un contexte d’ultralibéralisme, le service public fait l’objet d’une sévère offensive.

La construction de l’Union européenne (UE) a souligné la spécificité de cette conception française. Les critères économiques et financiers dominants en son sein (endettement, déficit budgétaire, taux d’inflation), ont pris le pas sur les critères établis de fonctionnement du service public (égalité, continuité, adaptabilité). L’UE  ignore largement la notion de service public n’ayant introduit que laborieusement celles de service d’intérêt général subdivisé en économique et non économique. Pour tous la règle est la concurrence ; même si quelques réserves ont été introduites dans les traités et formulées par la jurisprudence. Les services publics nationaux subissent un contexte qui tend à leur dissolution.

La situation des services publics a été aggravée en France par des politiques hostiles des gouvernements libéraux. La réduction des dépenses publiques a affaibli les moyens du service public et la satisfaction des besoins correspondants. Les politiques budgétaires mises en œuvre par la LOLF et la RGPP ont organisé systématiquement la pénurie. La politique de décentralisation de l’Acte III a combiné les réductions de moyens déconcentrés et décentralisés, menaçant les collectivités territoriales d’asphyxie. Dans la fonction publique, Nicolas Sarkozy a annoncé en septembre 2007 une « révolution culturelle » que la crise a heureusement fait échouer.

Le contexte est aujourd’hui différent sans pour autant dissiper les inquiétudes qui pèsent toujours sur le service public. La Modernisation de l’action publique (MAP) se distingue avec peine de la RGPP, conservant son objectif central de réduction de la dépense publique. Des baisses de dotations aux collectivités territoriales ont été programmées. Les retours sur les réformes introduites par les gouvernements de droite sont très faibles, cela est particulièrement sensible dans la fonction publique où aucune des 210 dénaturations législatives apportées par la droite au statut en trente ans n’a été remise en cause. Si l’option libérale des rapports Pochard (2003) et Silicani (2008) ne sont pas reprises, le projet de loi Lebranchu et les réformes proposées par le rapport Pêcheur (2013) manquent singulièrement d’ambition.

1.3. Mais c’est la base matérielle du service public, le secteur public et la propriété publique qui sont  affaiblis.

Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, n’ont cessé de privatiser sous la justification idéologique que l’on pouvait séparer la gestion de la propriété. Cela a été le cas des gouvernements d’Édouard Balladur et d’Alain Juppé, mais aussi et surtout de Lionel Jospin dont il est avéré qu’il a privatisé plus que les précédents, avec l’acquiescement des composantes de la gauche plurielle[1].

Dans le secteur administratif, La Poste et France Télécom ont changé de statut dès 1990, mais aussi la Direction des constructions navales (DCN),  le Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (SEITA), l’Imprimerie nationale, les Journaux officiels. Le Commissariat général du Plan a disparu. Dans le cadre de la RGPP le démantèlement s’est poursuivi avec la suppression de très nombreux organismes de rationalisation ou de contrôle de l’action publique : le Conseil national d’évaluation,  le Haut conseil à la coopération internationale, de la plupart des Centres interministériels de renseignements administratifs, des restructurations administratives concernant la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances, le Comité d’enquête sur les couts et rendements du service public, de l’INSEE, des Archives de France , de Météo-France, etc. Ainsi les bases matérielles des services publics qu’il s’agisse d’entreprises publiques disposant d’un capital social et d’une propriété publique de droit commun ou d’administrations sans capital social mais constitutives des superstructures de l’État, tout cela concourt à laisser le plus large champ d’action au marché.

Ce constat pose la question de la propriété publique. Remarquons au préalable que l’UE ne fait pas obstacle par principe à la propriété publique puisque l’article 345 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dispose que « Le présent traité ne préjuge pas le régime de la propriété des États membres » même si on peut penser que l’UE exercerait une vigilance extrême, au nom de la concurrence, en cas d’augmentation de capital public ou de nationalisation. Mais au plan national, notons que la propriété publique a toujours été impliquée dans les opérations de privatisations ou les transformations statutaires. Ainsi j’ai vu passer à la section de Travaux publics du Conseil d’État nombre de décrets suivant la succession de transformations dans le sens suivant : administration publique-établissement public administratif-établissement public industriel et commercial-société d’économie mixte-société privée éventuellement chargée de mission de service public. On parle souvent à cet égard de « respiration » du service public, mais je n’ai jamais rencontré de transformation statutaire de sens inverse. Il s’agit donc bien plutôt d’une « expiration ».

Dans la défense du service public, on ne peut donc faire l’impasse sur la question de la propriété publique.

II. LA PROPRIÉTÉ PUBLIQUE, UNE EXPÉRIENCE HISTORIQUE

2.1. Les premières générations de la propriété publique et l’avènement de la propriété collective

Le droit romain définissait la propriété par trois termes usus, fructus, et abusus. Jean-Jacques Rousseau fait de la propriété l’élément fondateur de la société civile dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de 1755. L’article 17 de la Déclaration des droits de 1789 considère que la propriété est droit « inviolable et sacré » et que nul ne peut en être dépossédé qu’en cas de « nécessité publique » et moyennant une indemnité juste et préalable[2]. On ne parle donc pas d’intérêt général ou de service public mais de nécessité publique et, à l’article 1er d’utilité commune, ce qui peut être regardé comme équivalent dans une démarche qui fait de la propriété privée un élément essentiel de la citoyenneté et représentait à l’époque un grand progrès par rapport aux structures politiques et sociales de l’Ancien régime. On peut dès lors considérer qu’il s’agit là de la première génération de propriété publique, par exception de la propriété privée.

La deuxième génération peut être située au lendemain de la deuxième guerre mondiale lorsque le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) décide « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des ressources du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques. » On y prévoyait également un soutien à la coopération notamment agricole. Cette proposition était d’autant plus remarquable que le mouvement ouvrier n’avait pas été spécialement favorable au cours de la première moitié du XX° siècle aux nationalisations, considérées comme un moyen de développement du capitalisme, tout comme les fonctionnaires n’avaient cessé de combattre l’idée d’un « statut-carcan » regardé comme un instrument du pouvoir hiérarchique. D’importantes nationalisations furent réalisées à la Libération, au-delà même de ce que le programme du CNR avait prévu et le statut démocratique des fonctionnaires – dont le programme du CNR ne disait rien – vit le jour par la loi du 19 octobre 1946.

La deuxième génération de propriété publique fut définie au point 9 du Préambule de la constitution de la IV° République du 27 octobre 1946 : «Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Cette disposition est toujours en vigueur.

2.2. Les nationalisations du Programme commun de gouvernement,

Il faut faire effort aujourd’hui pour se souvenir que la question numéro un qui a animé le débat politique dans les années 1970 et au début des années 1980 était celle des nationalisations qui devaient être l’instrument principal du Programme du Pari communiste français (PCF) « Changer de cap » publié en 1971, suivi de celui du Parti socialiste (PS) « Changer la vie » et finalement le 27 juin 1972 du Programme commun qui fit l’objet d’une tentative d’actualisation à la fin des années 1970 et dont les propositions se retrouvèrent partiellement dans les 110 propositions de François Mitterrand. J’étais alors responsable du département « Nationalisations et politique industrielle » de la section économique du PCF et j’ai donc pris une part directe à la rédaction du chapitre du Programme commun sur le sujet.  Nos travaux conduisirent à la définition d’un « seuil minimum de nationalisations » englobant – sauf exceptions mineures – l’ensemble du secteur bancaire et financier. Dans le secteur industriel les nationalisations prévues reposaient sur quatre critères : les entreprises ayant le caractère de services publics répondant à la satisfaction de besoins fondamentaux, les sociétés vivant sur fonds publics, les principaux centres d’accumulation capitalistes, les entreprises contrôlant des branches essentielles. À cela s’ajoutait un large secteur d’économie mixte et des organismes de planification.

Ce programme très élaboré demeurait cependant dans la conception exprimée au lendemain de la deuxième guerre mondiale. J’avais pu calculer que cela représentait 1450 entreprises, ce qui ne représentait qu’un faible pourcentage des entreprises existante mais avait un impact important sur l’emploi, l’investissement, le commerce extérieur, la recherche ; il était donc réputé à la fois léger et efficace. Le débat avec le PS portait d’une part sur le champ que les socialistes voulaient plus réduit et, d’autre part, sur la nature de la propriété, le PCF étant pour une propriété totale tandis que les socialistes préconisaient, dans de nombreux cas, une simple propriété majoritaire ou de contrôle. On opposait ainsi « nationalisation franche » et « nationalisation financière », mais il y avait un large consensus sur l’objectif et les nationalisations figuraient parmi les toute premières priorités d’un gouvernement de gauche.

Elles le furent effectivement. Le gouvernement se réunit le 2 septembre 1981, exceptionnellement à Rambouillet, pour en décider. François Mitterrand invita chacun à s’exprimer. Ressurgirent alors les discussions sur le champ et sur la manière. Se déclarèrent, pour des nationalisations réduites et financières : Jacques Delors, Robert Badinter, Michel Rocard ; pour un champ conséquent de nationalisations franches : les ministres communistes et Jean-Pierre Chevènement. Pierre Mauroy était aussi de cet avis, mais en tant que Premier ministre il ne s’exprima pas.  La décision que prit le Président de la République nous surprit car elles correspondaient à un champ relativement étendu, les entreprises étaient nommées et la nationalisation était, pour l’essentiel, franches. Bien que très affaiblis électoralement et politiquement nous avions donc des raisons d’être relativement satisfaits. Un recours devant le Conseil constitutionnel conduisit à relever le niveau des indemnisations, mais les nationalisations prirent effet avec la loi du II février 1982, avant même la loi de décentralisation du 2 mars 1982[3].  Et pourtant il ne reste pratiquement rien de cet acte majeur. Dès lors, deux attitudes sont possibles, soit on considère que cet échec a fait disparaître la question elle même – les nationalisations étaient une erreur ou, insuffisantes elles ne sont plus nécessaires -, soit on analyse l’échec pour en tirer enseignement. C’est, pour ma part, cette dernière solution que je retiens, toujours persuadé que « Là ou est la propriété là est le pouvoir ! ».

2.3. Les leçons de l’échec des nationalisations de 1982

Il faut tout d’abord relever que l’accession de la gauche au pouvoir en 1981 s’inscrivait à contre courant du mouvement ultralibéral amorcé au milieu des années 1970 et qui avait vu arriver au pouvoir Margaret Thatcher en 1979, Ronald Reagan en 1980, et Helmut Kohl en 1982. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’un pouvoir de gauche, mais qui n’avait rien de révolutionnaire , effectue à son tour un « tournant libéral »  qui intervint en France au printemps 1983 – sous le symbole acté par Jacques Delors d’une désindexation des salaires et des prix en échange d’un prêt de la communauté européenne de 4 milliards d’écus – après une période de blocage des salaires et des prix de juin à novembre 1982. Mais il y eu aussi des causes plus directement liées au processus de nationalisation.

Premièrement, s’il ne répondait que partiellement aux proposition du PCF, le transfert à la nation du capital social des entreprises concernées a été réalisé de manière satisfaisante, tant en ce qui concerne son ampleur, sa nature, les indemnisations requises après la remontrance du Conseil constitutionnel. Ce transfert a incontestablement marqué l’état de grâce avec d’autres réformes : décentralisation, abolition de la peine de mort, réduction de la durée du travail, revalorisation du pouvoir d’achat, emploi.

Deuxièmement, le tournant libéral laissant la « main invisible » du marché guider des choix aléatoires, le secteur public se trouvait largement dépossédé de finalités s’inscrivant clairement dans une politique économique volontaire, d’une politique industrielle, notamment, articulée à la satisfaction de besoins fondamentaux qu’assignait aux nationalisations le premier critère évoqué. Dès lors, les contraintes extérieures prenaient le pas sur une politique économique de gauche assumée.

Troisièmement, les travailleurs ne se sentirent jamais véritablement concernés par cette politique de nationalisation. Les droits nouveaux qui leur furent accordés n’ont pas été mis en relation avec les nationalisations. La mise en œuvre des quatre lois Auroux s’échelonna de 1982 à1984. La loi de démocratisation du secteur public ne fut promulguée que le 26 juillet 1983, soit après le tournant libéral. La promotion de « nouveaux critères de gestion » (notamment par les économistes communistes (Paul Boccara et Philippe Herzog)), n’intervint qu’en fin d’ « état de grâce » et ces novations restèrent très abstraites.

Il s’ensuivit une désaffection marquée pour la question de la propriété publique. Normale pour les libéraux et les socio-démocrates qui lui étaient hostiles ou, du moins, qui étaient réservés. Explicable par nombre de ses partisans qui, soit considérèrent que l’échec condamnait le moyen, soit craignirent après l’effondrement des pays du « socialisme réel » d’être taxés d’ « étatistes soviétiques ». Ainsi s’explique la politique de privatisation des gouvernements de droites qui ont suivi, mais aussi celle de la « gauche plurielle » entre 1997 et 2002.  C’est aussi ce qui explique aujourd’hui le succès de l’idéologie managériale et de son vocabulaire, le recours aux notions de l’économie mixte, aux pôles, de gouvernance et de réseaux publics le plus souvent objets politico-économiques non identifiés. Et pourtant la question de la propriété publique conserve, à mes yeux, une grande actualité.

III. L’APPROPRIATION SOCIALE, UN OBJECTIF

3.1. L’actualité de la propriété publique

La régression actuelle doit être conjurée en tirant les enseignements de l’expérience, notamment de la plus récente, celle de 1982 qui invite à traiter simultanément du champ du secteur public, des finalités économiques et sociales regroupée dans une « économie des besoins » et du statut des travailleurs, l’ensemble définissant l’ « appropriation sociale » comme objectif actuel. C’est ce que j’appelle la troisième génération de la propriété publique qui ne réduit en rien la propriété publique au sens classique mais la complète et lui donne sa plénitude.

Elle se justifie pour une raison politique. La propriété est un pouvoir. Il s’agit toujours de renverser un rapport de forces entre le capital et le travail. Le capital s’intéresse à la propriété. Il ne cesse de la restructurer, la combinant dans ses aspects réels et financiers. Il assure sa puissance, tant au plan national que mondial sur sa propriété. La propriété fonde les conditions de la concurrence et la régulation des marchés. Elle détermine les positions de domination en fonction de l’accumulation et des stratégies. Dès lors, aucune contestation de ce pouvoir n’est concevable sans intervention résolue sur ce terrain.

Elle est la condition de la conduite d’une politique économique volontaire. C’est le moyen principal d’une stratégie d’efficacité et de progrès social.  Elle permet la planification et la programmation à moyen et long terme. Elle se situe au cœur d’une politique industrielle servant consciemment le progrès social et scientifique, la coopération internationale dans un monde globalisé. Les éléments non marchands et les externalités peuvent être mieux pris en compte.

Elle est un instrument essentiel de sécurisation des travailleurs, protégés par des statuts législatifs et réglementaires, échappant aux rapports inégaux présidant souvent aux relations contractuelles, même encadrées par le droit du travail. Se trouve ainsi amorcée une « dé-marchandisation » des rapports sociaux.

Rien ne justifie donc que la gauche se désintéresse d’une question d’une telle importance. Il convient, par conséquent, d’examiner quel pourrait être le contenu des trois volets de la propriété publique au stade de la troisième génération, l’appropriation sociale : son champ, ses finalités, sa maîtrise

 3.2. Le champ de la propriété publique

Dans les programmes des formations de gauche on ne trouve rien qui corresponde à ce qu’on appelait dans les années 1970-1980 un « seuil minimum de nationalisation et a fortiori ce qui figurait dans le programme du CNR. On parle de préférence aujourd‘hui d’économie mixte ou de pôle. La notion d’économie mixte ne dit rien des proportions ; je l’ai vivement combattue dans le passé, y compris quand j’étais au gouvernement et que l’idée était soutenue par François Mitterrand et … le PCF[4]. Le pôle ne nous renseigne pas davantage ; il a l’effet pervers d’institutionnaliser le pôle privé ce qui exclut la nationalisation de l’ensemble d’un secteur ou d’un sous-secteur ; il est défini dans le dictionnaire comme une « extrémité », ce qui pèse peu. Le pôle apparaît généralement comme la solution  d’un problème que l’on ne sait pas résoudre. Il est évoqué principalement dans le domaine financier et énergétique.

En ce qui concerne le pôle financier, soutenu en particulier par le PCF[5], ayant souvent posé la question de sa consistance, les réponses les plus précises que j’ai pu obtenir font état d’un ensemble regroupant la Caisse des dépôts et consignations, le Crédit foncier, OSEO et la Banque postale, tous déjà organismes publics. On y ajoute parfois, sans plus de précision : des banques et assurances mutualistes et, in fine, des nationalisations – non identifiées – de banques et d’assurances. Mais au plus fort  de la crise financière en 2008 aucune proposition concrète n’a suivi contrairement à ce qui s’est passé en Grande Bretagne et aux États Unis. S’il est arrivé dépuis que l’on parle de nationalisation (Arnaud Montebourg dans la sidérurgie), c’est pour ajouter aussitôt qu’elle ne serait que « temporaire » ; de toute façon il ne s’est rien passé. Le tout est « mis en réseau » et appelé à faire l’objet d’une « gouvernance ». Significatif est ici le recours au vocabulaire de l’idéologie managériale.

En ce qui concerne le pôle de l’énergie, un important travail a été réalisé par la fédération CGT des Mines et de l’Énergie[6]. Il n’est pas pour autant pleinement convaincant[7]. L’importance de la propriété publique dans le secteur facilite la proposition. Un document de la fédération CGT fonde le pôle public de l’énergie sur un « mixte » des ressources énergétiques, mais aussi des entreprises, publiques et privées. Le pôle est « pensé comme organisation du secteur et non comme décision de propriété publique. Le pôle public c’est la maîtrise par la nation ce qui n’implique pas nécessairement la nationalisation mais la mise en cohérence technique et de gestion » (p. 10). C’est clair sur le fond : la question d la propriété publique passe au second plan. Mais on ne sait pour autant quelle est la configuration du pôle qui n’appelle aucune autre nationalisation à court terme. Il reste donc beaucoup de travail pour savoir de quoi le pôle public de l’énergie est le nom.

Sans doute la situation dans le secteur de l’énergie – comme pour le pôle public financier – est-elle plus complexe aujourd’hui qu’hier mais cela ne dispense pas pour autant de décrire avec précision ce dont on parle. Pour le reste c’est le vide complet en matière de propriété publique.

3.3. Les finalités : l’économie des besoins.

La période d’élaboration du Programme commun et de son actualisation était aussi celle de l’ « impératif industriel » qui, dans une optique essentiellement hexagonale – c’était sa faiblesse – traitait des questions de spécialisation et d’organisation des secteurs industriels. La mondialisation rend aujourd’hui l’exercice beaucoup plus difficile. Il pourrait néanmoins conduire à identifier les besoins essentiels pour lesquels le secteur public a une responsabilité particulière, les notions telles que « biens de haute nécessité (Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant), de biens à destination universelle (Vatican II), montrent que la question se pose aussi au niveau mondial. Dès lors on peut rechercher quelle liaison établir entre besoins sociaux – modalités de gestion – nature juridique des organismes – entreprises publiques. Les travaux à ce sujet sont extrêmement rares[8].


Encore une fois, prenons l’exemple de l’énergie sur la base des travaux précédemment cités. Dans le document du Comité confédéral national (CCN), est affirmé le droit à l’énergie, à l’environnement ; la nécessaire solidarité Nord-Sud. Cinq « dimensions » du pôle public sont évoquées à cet égard :

– réglementer ne suffit pas, il faut une intervention directe d’un «  secteur public important » pour utiliser un savoir-faire reconnu ;

– discipliner les entreprises privées et les responsabiliser en vue d’objectifs d’intérêt général ;

– assurer un financement suffisant des besoins économiques et sociaux collectifs ;

– introduire la question de la place des intérêts publics et collectifs dans le débat européen ;

– enfin, la question de la démocratie et de la réappropriation citoyenne des enjeux précédents.

La document de la fédération énumère, lui, douze points de caractère plus technique. Il s’agit là d’efforts incontestables d’analyse et de formalisation des finalités du secteur public de l’énergie, mais qui reste encore bien limité. De plus, les auteurs ne semblent pas déroger au principe de monopole-spécialisation posé à la Libération, alors que le Conseil d’État a évoqué dans les années 1980 une « marge de diversification admissible » ouvrant la voie à une extension des activités des entreprises publiques de l’énergie plus conforme aux conditions de notre temps (EDF faisant de l’ingénierie au Bangladesh, par exemple). D’autres questions demeurent : la transition énergétique, les énergies renouvelables, l’intervention des collectivités territoriales, le contenu – notamment financier – de la loi de programmation qui avait été prévue pour juillet 2013.

3.4. La maîtrise : le statut des travailleurs

La France présente cette exception d’avoir le quart de sa population active régis par des statuts, un cinquième dans des fonctions publiques. Il s’agit essentiellement des 5,4 millions de fonctionnaires auxquels on peut ajouter environ un million de personnels à statuts des entreprises et organismes publics. Les garanties statutaires de ces agents publics doivent être évidemment préservées et renforcées[9].

Lors de son avant-dernier congrès confédéral, la CGT avait retenu comme l’une de ses revendications majeures le « statut du travail salarié » qui a été ensuite explicité et qui consistait, pour l’essentiel, en une généralisation des conventions collectives, y compris dans le secteur public[10]. Cette conception était erronée en ce qu’elle banalisait la spécificité du service de l’intérêt général en en laissant la gestion au contrat. Depuis, une fiche sur les « repères revendicatifs » de la CGT est revenue à une position plus satisfaisante[11]. Il faut à la fois améliorer la situation de tous les salariés et respecter la spécificité du service de l’intérêt général. Cette réflexion doit conduire, en revanche, à rechercher le moyen de renforcer la base législative – c’est-à-dire statutaire – des travailleurs salariés du secteur privé pour assurer la « sécurité sociale de l’emploi », faciliter la comparabilité des situations et, par là, leur convergence[12].

Un cycle trentenaire d’ultralibéralisme s’est a plongé l’humanité dans une grave crise financière et, au-delà, de civilisation. La montée de l’ « en commun » dans le monde et tous les pays requiert une intervention publique croissante. Le XXI siècle peut et doit être « l’âge d’or » du service public. C’est ainsi que l’on redonnera sens au rêve prométhéen. La propriété publique est le principal moyen de l’appropriation sociale de ce destin.


[1]  Le Monde, 17 août 1998. Exemple de la réduction de la part de l’État dans le capital social d’Air France tombée aujourd’hui autour de 15 %..

[2]  « Art. 17.La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

Art. 545 du code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

 Art. 1er . « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

[3] [3] Sont nationalisés les groupes industriels suivants : Thomson, Saint-Gobain, Usinor et Sacilor, Ugine Kuhlman, Suez ; une quarantaine de banques et holdings financiers. L’indemnisation s’est élevée à 39 milliards de francs. En 1983, un salarié sur quatre travaille dans le secteur public.

[4] Voir notamment A. Le Pors (entretien avec J-M. Colombani), Contradictions, Messidor, juin 1983.

[5] Résolution de congrès. Paragraphe intitulé « L’argent des banques, un pôle financier public ».

[6] Informations issues d’un colloque organisé par la Fédération nationale des Mines et de l’Énergie CGT et l’Institut d’histoire sociale de la Fédération Mines-Énergie CGT le 11 décembre 2012 au cours duquel a été présenté un rapport de Marie-Claire Cailletaud membre de la direction fédérale et où  je sis intervenu sur le thème « Une appropriation sociale clairement assumée ».

[7] Document « Politique énergétique : Position de la FNME-CGT » de janvier 2011. Plus récent : les « repères revendicatifs de la CGT (adoptés par le CCN des 8 et 9 novembre 2011 » sous le titre « pôle public »

[8] Pour une réflexion générale sur l’économie des besoins, voir J. Fournier, L’économie des besoins, Éditions Odile Jacob, 2013.

[9] En ce sens les nombreux articles figurant sur mon blog : http://anicetlepors.blog.lemonde.fr

[10] Nouveau statut du travail salarié, Le Peuple, n° 1685, 17 juin 2009.

[11] Repères revendicatifs, Fiche n°6, « Dans la fonction publique, même s’il subit des attaques sans précédent, le statut général des fonctionnaires demeure un socle progressiste pour des millions d’agents et une garantie pour les citoyens. Le caractère unifié doit en être renforcé ».

[12] A. Le Pors, Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé, Revue du droit du travail, mars 2010.

La citoyenneté et l’État-nation – Humanisme, GODF

Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social écrit « À l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple et s’appellent en particulier citoyens comme participant à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État » ; et il ajoute « Ces mots de sujets et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul nom de citoyen. ». Plus tard, selon l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : «  Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Le citoyen est ainsi la clé de voûte de la conception de la République. Individuellement il est sujet de droits, collectivement il fait partie du peuple qui légitime l’État dans le cadre de la nation.

La citoyenneté suppose ainsi l’existence d’un corps social : les citoyens athéniens sur l’agora, les citoyens romains dans l’ensemble de l’Empire, les bourgeois-citoyens dans les cités commerçantes de la Renaissance, les citoyens accompagnant l’émergence des États-nations. Il s’agit là plus d’une généalogie que d’une histoire, et si l’on a pu avec Claude Nicolet définir la citoyenneté comme une co-souveraineté régie par le contrat social, il me semble plus efficace de tenter l’élaboration une problématique autour du triptyque : principes-exercice- dynamique.

 

 

Principes

L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers. La conception française se distingue en cela de la conception anglo-saxonne qui, sur la base de la théorie économique néo-classique, considère que l’on aboutit à un « optimum social » si chacun dans une démarche rationnelle poursuit son intérêt propre. En France on a, depuis plusieurs siècles  considéré que l’intérêt général était une catégorie éminente, spécifique, traduite notamment par la place importante accordée aux services publics qui a donné lieu, dès la fin du XIX° siècle, à une théorisation avancée. On a alors considéré qu’il y avait service public lorsque existait une mission d’intérêt général définie par le pouvoir politique, une personne morale de droit public pour la mettre en œuvre et un juge et un droit administratif.  L’égalité, la continuité et l’adaptabilité en étaient les principes. Le service public devait être financé par l’impôt et non par les prix. Il bénéficiait de prérogatives liées à la puissance publique. Cette notion, simple au départ est devenue plus complexe. Son succès en a étendu le champ mais en le rendant plus hétérogène, contradictoire (régie, concession, délégation de service public). Le contrat a fait reculer la place jusque là réservée à la loi et la contradiction a été portée à son comble dans le cadre de la construction de l’Union européenne qui ne reconnaît pas la notion (politique) de service public mais seulement celle (essentiellement économique) d’intérêt général (service d’intérêt économique général et service non-économique d’intérêt général). En France, le service public est une composante essentielle de l’État républicain.

Le principe d’égalité s’applique, dans notre pays, aux citoyens et aux citoyennes et non aux sous-ensembles de communautés ethniques, religieuses, linguistiques ou autres. Mais le principe d’égalité suppose l’égalité sociale au-delà de la simple égalité juridique. C’est pourquoi doivent être définies des « actions positives » qui tendent à cette convergence. Si certaines discriminations sont clairement interdites (origine, race, religion, croyance), il apparaît légitime de prévoir des zones d’éducation prioritaire, une progressivité de l’impôt, une voie spéciale d’accès à l’ENA pour les citoyens ayant manifesté dans leur vie antérieure un attachement au service public sous forme syndicale, associative ou élective. C’est encore sur cette base qu’est traitée l’égalité des femmes et des hommes notamment sous l’aspect de l’égal accès aux fonctions et mandats électifs,  aux emplois supérieurs des fonctions publiques et de direction dans les entreprises. C’est de même selon cette conception que prévaut en France un modèle d’intégration fondé sur l’égalité des citoyens et le droit du sol contre la logique des minorités et le droit du sang. C’est pourquoi, qu’à juste raison, la France a refusé de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, le français étant la langue de la République et l’un des fondements essentiels de son unité.

La responsabilité est un principe autant qu’une éthique de vie. Elle se décline en responsabilité civile, pénale, administrative. Sous la Révolution française elle a conduit à considérer que chaque citoyen était responsable de ce qu’il faisait et non pas de ce qu’il était, abolissant ainsi la responsabilité de collectifs  discriminés (famille, parti, clan).  Le principe de responsabilité invite à répondre au fond à la question : qui fixe les règles de la morale sociale. L’histoire nationale a conduit à considérer que ce n’était ni la nature, ni une transcendance, ni une fatalité, mais que c’était les citoyens et les citoyennes et que c’était le principe de laïcité qui le leur permettait. La laïcité est fondée sur la liberté de conscience mais aussi sur la neutralité de l’État ce qui est souvent omis ou sous-estimé, notamment au niveau de l’Union européenne. La France est le seul pays a avoir inscrit la laïcité dans sa constitution, si d’autres pays en retiennent les règles associées. Il s’agit d’un principe à vocation universelle.

 

Exercice

Il n’existe pas en droit de véritable statut du citoyen. Il peut faire tout ce qui ne nuit pas à autrui dans le cadre des lois qui réglementent l’ordre public. Le droit de vote est le droit emblématique du  citoyen participant à l’exercice de la souveraineté nationale. Il est, par là, normal qu’il soit réservé à la collectivité des nationaux, toute dérogation locale ne pouvant être justifiée que par des objectifs locaux. Il en va de même pour l’accès aux emplois publics. Mais la citoyenneté a aussi des dimensions économiques et sociales. « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » prévoit le cinquième alinéa du Préambule de la constitution de 1946 qui fait toujours partie du « bloc de constitutionnalité ». De même le financement des services publics a un impact sur le plein exercice de la citoyenneté à travers la satisfaction des besoins essentiels. Les choix technologiques arbitrant dans les combinaisons productives entre capital et travail ne sont pas sans conséquence sur l’emploi. Il y a là, la légitimation d’une planification des politiques publiques au niveau national sur la base d’un secteur public et d’une appropriation sociale étendus.

C’est dans les collectivités locales que les citoyens sont les plus proches de la satisfaction des besoins et des moyens d’y répondre. Il peut s’ensuivre une contradiction entre le principe d’unité de la République et de libre administration des collectivités territoriales. Pour autant, rien ne justifie qu’il soit porté atteinte dans le cadre des politiques de décentralisation à l’unité et à l’indivisibilité de la République auxquelles tendent certaines dispositions relative aux expérimentations régionales de règles de droit ou la déstabilisation actuellement engagée par l’Acte III au moyen de métropoles qui font courir un risque de démantèlement aux communes et aux départements produits de notre histoire. Le bon équilibre entre démocratie locale et souveraineté nationale doit être recherché dans la mise en œuvre d’une subsidiarité démocratique  dans l’esprit qu’exprimait Jean-Jacques Rousseau écrivant : « La où est le représenté, il n’y a pas de représentant ». Le souverain, c’est la communauté des citoyens.

Lors de la réunion des États généraux à Versailles, le 5 mai 1789, la principale revendication des cahiers de doléances était l’exigence d’une constitution écrite pour la France. Depuis, la France est devenue un véritable laboratoire institutionnel : quinze constitutions en un peu plus de deux siècles. Entre deux extrêmes : l’une césarienne, la constitution de Louis Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852, l’autre démocratique la constitution du 24 juin 1793. La constitution de la Vème  République est un hybride qui a évolué d’un « parlementarisme rationalisé » mais d’essence présidentielle après la décision de l’élection du Président de la république au suffrage universel en 1962, vers une « monarchie aléatoire » selon la formule du professeur Jean-Marie Denquin, et dériver in fine vers une sorte de monocratie selon la qualification de Robert Badinter. Il ne fait pas de doute qu’une refondation institutionnelle est aujourd’hui nécessaire. Elle devrait soigneusement prévoir le strict contrôle des transferts de compétences (et non de souveraineté) vers les niveaux supranationaux. Reste à en créer les conditions d’avènement.

 

Dynamique

La citoyenneté et la réalité de l’État-nation sont aujourd’hui impliquées dans une crise qui n’est pas seulement financière mais concerne tous les aspects de la vie sociale. Crise de l’individualité dans un monde sans repères. Crise des représentations avec notamment celle de la forme « parti » de plus en plus incapable d’assurer la médiation du citoyen aux lieux de pouvoir. Crise de système après un « siècle prométhéen » selon la formule de René Rémond, où des peuples ont prétendu assurer leur domination sur la nature et s’extraire du déterminisme religieux qui avait prévalu jusque là dans le gouvernement des sociétés. Les symptômes de cette crise de civilisation sont nombreux avec au premier rang une relativisation de la référence à l’État-nation dans les pays les plus anciennement constitués comme la France, en même temps que s’exacerbent ailleurs les nationalismes. L’évolution accélérée des mœurs, les bouleversements géopolitiques participent à la confusion, de même que l’affaissement des grandes idéologies messianiques du siècle dernier : théorie néoclassique pour le libéralisme, État-providence pour la social-démocratie, marxisme pour le mouvement communiste.

Il est soutenu par certains que les droits de l’homme pourraient constituer un substitut pertinent à la citoyenneté dans une situation de crise systémique mettant à mal tant le modèle français de citoyenneté que sa conception de la souveraineté de l’État-nation. Mais, comme l’a souligné le professeur Jean Rivero, « Les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyens sont des pouvoirs ».  Les premiers fonctionnent sur le mode de l’indignation et de la médiatisation, les seconds sur celui de l’exercice politique du pouvoir d’État. Les droits de l’homme, s’ils marquent des étapes du progrès humain ne sont pas en eux-mêmes porteurs de visions historiques. Marcel Gauchet va même jusqu’à considérer qu’ils jouent dans la sphère sociale le rôle de régulateur du marché dans la sphère économique. Certains qui théorisant le concept de « nouvelle citoyenneté » soutiennent que la citoyenneté pourrait s’affranchir d’une référence à l’État et être le produit d’une génération spontanée de la société civile. Il s’agit là d’une dangereuse illusion qui reviendrait à abandonner à une élite toute ambition de transformation politique des institutions nationales et des relations internationales.

L’Union européenne a décrété, par le traité de Maastricht qu’il existait une citoyenneté de l’Union et qu’était citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. Inconséquente au plan juridique (toute personne n’est pas nécessairement un citoyen, la nationalité  ne valide pas sans conditions la supranationalité), cette définition reste un objet politique non sérieusement identifié. Les droits qui lui sont associé par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sont d’une insigne banalité. À l’évidence, il s’agit là d’une création purement formelle destinée à accréditer la perspective d’une Europe fédérale tournant le dos à la mise sur pied d’une Europe des nations et des peuples. Au surplus, si l’on applique à l’Europe la problématique de la citoyenneté ici proposée, il ne paraît pas possible d’identifier des valeurs qui lui soient spécifiques, des moyens de coercition existent mais ils sont dictés par le marché en non par la politique, quant à la dynamique le taux majoritaire d’abstentions aux élections européennes témoigne, à lui seul, de la faible adhésion populaire au projet.

En revanche, il apparaît bien plus fructueux d’appliquer cette même problématique au niveau mondial. Notre époque est sans doute marquée par la prise de conscience historique de la finitude de la planète et de l’unité de destin du genre humain. La Révolution française, déjà, a voulu exprimer un message de portée universelle. Le conventionnel (prussien) Anacharsis Cloots se disait citoyen de l’humanité. Les valeurs d’une citoyenneté mondiale sont identifiable : la paix, la sécurité, l’égalité femme-homme, la protection de l’éco-système …. Nombre de moyens sont déjà en place : technologiques, juridiques, administratifs, culturels … Les plus hautes ambitions des hommes s’inscrivent désormais dans ce cadre et en nourrissent la dynamiques. Loin de contredire l’État-nation la perspective humaniste d’une citoyenneté mondiale le reconnaît comme le creuset de cette métamorphose. Mais, dans cette conception, au stade actuel, la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général.

Syndicat CGT Lille Métropole Communauté Urbaine

Janvier 2014 Les grands dossiers du CGT infos

 

L’équipe de rédaction du CGT Infos a bien noté que l’année qui s’ouvre est exceptionnelle à plus d’un titre : l’anniversaire du statut de la FPT, les élections municipales et européennes, le programme du CNR conseil nationale de la résistance. Entrons dans le vif du sujet avec en ce mois de janvier 2014, les 30 ans du statut de la fonction publique territoriale publié au JO du 26 01 1984. Soit, une des plus grandes conquêtes démocratiques de la libération, cet évènement majeur mérite, à nos yeux, d’être souligné de façon particulière à Lille Métropole. En effet, ce statut a vu le jour sous le gouvernement de Pierre Mauroy Premier ministre socialiste avec l’aide d’Anicet Le Pors Ministre communiste de la fonction publique et des réformes administratives de 1981 à 1984. Notre organisation syndicale qui ne souhaite pas oublié notre histoire et les hommes et Femmes qui l’ont faite à donc à cette occasion, sollicité M. Le Pors pour une interview. Nous le remercions fraternellement pour l’accueil chaleureux qu’il a bien voulu nous réserver.

 

 

Stéphane Dumez : Anicet le Pors bonjour, pouvez-vous nous donner quelques éléments de contexte sur la naissance du statut de la FPT ?

 

Anicet Le Pors : Quand je suis arrivé au gouvernement le 23 juin 1981, j’ai choisi comme directeur de cabinet mon ami René Bidouze qui avait été sept ans secrétaire général de l’UGFF-CGT. C’était un signal fort de notre démarche. Nous savions ce qu’il fallait faire pour moderniser le statut général des fonctionnaires de l’État. Mais ce qui a été décisif c’est le choix du nouveau Président de la République François Mitterrand de donner la priorité à la politique de décentralisation dont a été chargé Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur, qui a rapidement annoncé de nouvelles garanties statutaires pour les agents des collectivités territoriales. Mais j’ai très rapidement constaté qu’il ne s’agissait pour lui que de renforcer le Livre IV du code des communes qui était basé sur une conception de fonction publique dite « d’emploi » plus précaire que celle de la fonction publique de l’État fondée sur le système dit « de la carrière » embrassant  avec garanties toute la carrière du fonctionnaire. Dès lors, il y avait le risque de dérive de l’ensemble.  C’est pourquoi, dès le 27 juillet 1981, soit à peine plus d’un mois après mon entrée au gouvernement, je suis intervenu à l’Assemblée nationale pour demander le système de la carrière pour tous. Finalement, le Premier ministre Pierre Mauroy a arbitré en ce sens. J’ai pu alors engager la construction d’une fonction publique « à trois versants » (État, territoriale, hospitalière), fondée sur trois principes républicains historiquement fondés, d’égalité, d’indépendance et de responsabilité, caractérisant une conception du « fonctionnaire-citoyen ». Cela a fait passer le nombre d’agents publics sous statuts de 2 millions à 5,4 millions de fonctionnaires aujourd’hui, soit quelque 20% de la population active qui ont, notamment, la garantie d’emploi.

 

Stéphane Dumez 2014 sera l’année de la commémoration du programme du Conseil national de la Résistance peut-on voir là, une continuité de la volonté politique d’une époque ?

 

Anicet Le Pors : Le programme du CNR ne parlait pas du statut des fonctionnaires s’il mettait fortement l’accent sur le service public. Jusque-là les syndicats de fonctionnaires dénonçaient la conception d’un statut fondé exclusivement sur le principe hiérarchique ; ils parlaient à ce sujet de « statut-carcan ». C’est dire qu’il a fallut beaucoup de lucidité et de courage de la part des syndicats (CGT et CFTC) et du ministre de la fonction publique de l’époque, Maurice Thorez, pour effectuer un contrepied en faisant voter le premier statut général des fonctionnaires démocratique par la loi du 19 octobre 1946.

 

Stéphane Dumez : Certains mettent en cause l’existence du statut sous prétexte qu’il faudrait le « moderniser » ? Autrement dit, si pour vous le statut conserve un caractère de modernité, quels en sont les éléments ?

 

Anicet Le Pors : Le statut général des fonctionnaires n’a pas été conçu comme un texte figé, définitif, sacré. Tout texte législatif qui n’évolue pas en fonction des besoins sociaux, des techniques et du mouvement de la société nationale et internationale est promis à la sclérose et à la disparition. De fait, il a évolué depuis trente ans : début 2013 on comptait 210 modifications législatives malheureusement des dénaturations.  Les principales concernaient la fonction publique territoriale qui était, pour des raisons historiques, le « maillon faible » de notre construction. Il y a eu, notamment, la loi Galland du 13 juillet 1987 qui a remplacé les corps de fonctionnaires territoriaux par des cadres d’emplois, remplacé le classement par ordre de mérité à l’issue des concours par des listes d’aptitude restaurant le pernicieux système des « reçus-collés », élargi le recrutement d’agents par voie de contrats, etc. La première modernisation souhaitable serait donc d’assainir la situation en supprimant les dénaturations. Il faudrait ensuite mettre en place ce que j’appelle des « chantiers structurels » tels que : une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences sur le long terme, une traduction plus satisfaisante de la mobilité que nous avions défini comme « garantie fondamentale », une organisation de bi- ou multi-carrières, une égalité d’accès des femmes et des hommes aux emplois d’encadrement, une définition plus stricte du recours aux contractuels, etc.

 

Stéphane Dumez 2013 fut l’année de l’ANI véritable attaque contre le code du travail et la période qui s’ouvre ne semble pas être porteuse d’avancées sociales. Dans ces conditions, quelles propositions pourriez vous faire pour pérenniser le statut et le renforcer pour qu’il réponde davantage aux besoins des usagers et des agents ?

 

Anicet Le Pors : Je viens d’énumérer quelques chantiers souhaitables de modernisation du statut général des fonctionnaires. Il importe que ces revendications (et d’autres) soient prises en mains par les fonctionnaires et leurs organisations syndicales, soutenues par les élus et leurs associations ce qui n’a été que faiblement le cas jusqu’à présent, comprises par la population régulièrement soumise au dénigrement des fonctionnaires et de la fonction publique. Il faut à cette fin que soit renforcée la base législative des salariés du secteur privé pour leur conférer une véritable sécurité sociale professionnelle, un véritable « statut » législatif. Il faut mener de front l’amélioration de la situation de tous, tout en préservant la spécificité du service de l’intérêt général qui justifie l’existence d’un statut général des fonctionnaires.

 

Le syndicat CGT de Lmcu reviendra sur ce sujet et tiendra une initiative spécifique au cours du premier semestre 2014. Une démarche est engagée en ce sens auprès de la Présidente.

Les défis de la fonction publique – ÉNA hors les murs, décembre 2013

 

Les valeurs de la fonction publique

Sous l’ancien régime, l’interrogation sur les valeurs est fable dans une fonction publique qui pratique la vénalité des charges. Sous le Consulat, l’Empire, le XIX° siècle et la première moitié du XX° siècle, la conception autoritaire domine. On peut évoquer aussi la loi du 16 septembre 1941 inspirée de la charte du travail du régime de Vichy.  Avec la V° République, le nouveau partage entre les champs respectifs de la loi ét du règlement renforçant les prérogatives du pouvoir exécutif marque également l’ordonnance du 4 février 1959 portant statut des fonctionnaires.

La seconde ligne de forces trouve essentiellement son inspiration dans les concepts et principes avancés par la Révolution française dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : utilité commune, nécessité publique, accès aux emplois publics sur la base des « vertus » et des « talents », etc. Elle est également émergente dans la théorisation de l’École française du service public et les premières garanties matérielles et morales des fonctionnaires acquises par la doctrine, la jurisprudence et la loi. Pour           autant, les valeurs du service public ne sont que discrètement évoquées. C’est dans le contexte des idéaux exprimés à la Libération qu’elles seront traduites dans la loi du 19 octobre 1946 relative au statut général des fonctionnaires. Par ce statut, selon le ministre de la Fonction publique de l’époque, vice-président du Conseil, Maurice Thorez, le fonctionnaire est désormais considéré « comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative »[1].

ReneBidouzeFonctionnaire-sujet ou fonctionnaire-citoyen ? Telle a bien été l’alternative posée par cette longue histoire et qu’il est pertinent d’évoquer en ce trentième anniversaire de la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, titre premier du statut général. C’était d’ailleurs le titre d’un livre de René Bidouze, dirigeant syndical national. Le tome II de cet ouvrage est paru en 1981 dans le même temps où l’auteur prenait ses fonctions de directeur du cabinet du ministre de la Fonction publique[2]. La priorité donnée alors par le Président de la République, François Mitterrand, à la décentralisation conduisit à envisager de nouvelles garanties statutaires en faveur des agents publics des collectivités territoriales, puis à associer à ceux-ci les agents des établissements publics hospitaliers et des établissements publics de recherche. D’où l’architecture statutaire aujourd’hui en vigueur d’une fonction publique « à trois versants », regroupant tous les fonctionnaires de ces administrations et organismes dans un régime « de carrière » et sous les mêmes valeurs.

J’ai alors considéré que l’énoncé de ces valeurs devrait être le meilleur garant de la pérennité du système, mais qu’il convenait pour cela qu’elles soient enracinées dans l’histoire et choisies de telle façon qu’elles aient une puissance fédérative d’autre valeurs non formellement évoquées – la neutralité comme conséquence de l’indépendance, par exemple. Elles prenaient alors la signification de principes fondateurs de la conception française de la fonction publique. La longévité du statut actuel témoigne de la pertinence de la démarche, en dépit de multiples dénaturations[3]. Il s’agit donc des trois principes suivants :

– le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des doits faisant du concours le moyen de droit commun d’accès aux emplois publics. Le principe s’applique aussi aux modalités de promotion interne sous des formes appropriées, mais également dans tous les aspects de l’organisation administrative.

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Première publication du Statut général des fonctionnaires par les Journeaux Officiels en 1984

– le principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits selon lequel la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. Il implique que le fonctionnaire soit un citoyen à part entière pour assumer pleinement sa responsabilité de service public.

C’est en réalité l’ensemble de ces trois principes qui caractérise la conception du fonctionnaire-citoyen. Celle-ci s’opposait à celle du fonctionnaire-sujet défini ainsi par Michel Debré : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait »[4]. En réalité, cette phrase doit être regardée comme exprimant, dans le débat politique de l’époque où elle a été formulée, la marque persistance de la conception autoritaire précédemment évoquée. Elle ne résume pas à elle seule la pensée de Michel Debré qui a beaucoup apporté à la fonction publique, notamment à la Libération. À la fin du débat parlementaire, en 1983, il me confiera : « Finalement, je pense que la bonne solution se trouve entre nos deux positions ». On relèvera également que la conception du fonctionnaire-citoyen conduit a centrer la responsabilité de l’action publique sur le fonctionnaire et non sur l’autorité hiérarchique. C’est pour cette raison que des expressions couramment utilisées comme « le principe hiérarchique », « l’obligation de réserve » et « le devoir d’obéissance », bien qu’elles recouvrent une certaine réalité administrative et juridique ne figurent pas dans le statut. Il ne s’agit pas d’un oubli mais d’un choix délibéré.

Dès lors, les rapports et exposés de motifs  qui se sont succédé depuis trente ans n’ont jamais manqué d’évoquer les valeurs de la fonction publique, soulignant ainsi le fort contenu idéologique du service public et de la fonction publique quelle qu’en soit la forme. Le Rapport public du Conseil d’État de 2003 Perspectives pour la fonction publique préfère parler de « ligne directrice » de l’évolution souhaitable de la fonction publique : « il faut moins de rigidités et de frontières, plus de souplesse et plus de fluidité, dans le respect bien sûr des valeurs fondatrices de la fonction publique, celles en particulier qui garantissent l’impartialité, l’intégrité et le professionnalisme[5]. »

Le 19 septembre 2007, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, dans un discours à l’Institut régional d’administration (IRA) de Nantes  annonce une « révolution culturelle » dans la fonction publique avec comme mesure emblématique le « contrat de droit privé négocié de gré à gré » comme moyen d’accès aux emplois publics, concurremment au concours. Il diligente pour la mise en œuvre le conseiller d’État Jean-Ludovic Silicani, qui lui remet en avril 2008 un Livre blanc faisant une large part aux valeurs de la fonction publique, organisées selon la typologie suivante [6]:

– les valeurs républicaines : la liberté, l’égalité, la fraternité.

– les valeurs professionnelles : la légalité, l’efficacité – la responsabilité, la qualité, la transparence, l’autonomie –, l’adaptabilité, la continuité, la probité, l’exemplarité.

– les valeurs humaines : l’engagement, le respect, le sens de la solidarité.

Soit seize valeurs dont l’auteur ne tire pas de conséquences directes sur les recommandations qu’il formule ensuite. On ne peut manquer de penser que trop de valeurs tue les valeurs.

e gouvernement actuel vient de déposer un projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Il se propose d’introduire dans le statut la mention de quatre valeurs : la neutralité, l’impartialité, la laïcité, la dignité. Cette inscription soulève certaines  questions  d’opportunité ou de pertinence. Ainsi, était-il vraiment indispensable de prescrire la dignité aux fonctionnaires ?

Médaille FP copie[1]
Médaille de la Fonction publique française conçue par Michel Baduel sur le thème « Unité et Diversité »

Plus généralement, on peut s’interroger sur le bien fonde de l’engouement actuel concernant la déontologie. Si on ne peut que se féliciter de voir renforcés les pouvoirs de la Commission de déontologie, il y a là aussi un risque de substituer à la responsabilité propre du fonctionnaire et aux principes fondateurs de la fonction publique, l’observation de prescriptions assignées et une prolifération de codes dont on peut douter de l’efficacité dans les situations inédites, graves et complexes. Jean Moulin ou René Cassin n’auraient trouvé dans aucun code de déontologie la réponse aux questions qu’ils pouvaient se poser.

 


[1] Cité par René Bidouze sur son blog. Il se réfère à une brochure  très rare, aujourd’hui, publiée par Maurice Thorez en 1946, dans laquelle on peut encore lire : « Redisons qu’on ne saurait douter de la bonne volonté des fonctionnaires. Nos écrivains, nos caricaturistes, en forçant malignement quelques  traits, ont, à l’occasion, exercé leur esprit critique aux dépens des fonctionnaires. Constatons simplement que notre littérature nationale ne connaît pas le type du fonctionnaire corrompu et prévaricateur. La probité et le désintéressement du fonctionnaire français sont un axiome. Quelques rares cas de corruption, ces derniers temps, et le plus souvent chez des individus recrutés sous Vichy, sont une exception qui confirme heureusement la règle d’honnêteté et de vertu de nos fonctionnaires. »

[2] R. Bidouze, Fonctionnaire, sujet ou citoyen ?, Éditions sociales, 1981.

[3] Pascal Renaud, chef de service à la DGAFP, estime à 210 le nombre de modifications législatives et à plus de 300 le nombre de modifications réglementaires apportées au statut général depuis 1983. Cf. P. Renaud, « Le statut général des fonctionnaires : entre continuité et changement », Les Cahiers de la Fonction publique, Berger Levrault, janvier-février 2013. Voir également : C. Vigouroux, « Trente ans près la loi du 13 juillet 1983 », AJDA, 17 juin 2013.

[4] M. Debré, La mort de l’État républicain, Gallimard, 1947.

[5] Rapport public 2003 du Conseil d’État, Perspectives pour la fonction publique, La Documentation française, 2003. Rapport réalisé sous la direction de Marcel Pochard.

[6] J-L. Silicanii, Livre Blanc sur l’avenir de la fonction publique, La Documentation française, 2008.