En 1982, ministre de la fonction publique et des réformes administratives du gouvernement dirigé par Pierre Mauroy, après l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981, je me suis intéressé aux Instituts de préparation à l’administration générale (IPAG) dont la particularité était de permettre à des jeunes et moins jeunes ayant, pour des raisons diverses, interrompu des études, de les reprendre en préparant des concours d’entrée dans la fonction publique. Il y en avait une vingtaine dans toute la France. Ayant examiné les résultats obtenus par ces établissements, je me suis aperçu que le plus performant était celui de Brest dirigé par un professeur de lettres des universités, Yves Moraud. Je l’ai contacté pour le féliciter, à la suite de quoi il m’a demandé de venir faire une conférence dans son institut, ce qui m’était d’autant plus facile et agréable que cela me permettait de faire une halte dans ma résidence bretonne de Plouvien. De là est née une forte amitié avec cette personnalité brestoise, qui n’était pas d’origine bretonne, mais qui a pendant longtemps animé la vie culturelle à Brest et dans la région, notamment dans l’organisation des expositions de l’Abbaye de Daoulas. Lien malheureusement rompu par son décès en 2014, mais dont je garde le la mémoire.
J’évoque ce souvenir personnel pour illustrer l’intérêt que portent les Bretons et les Bretonnes au service public et à ce qui en est le coeur, la fonction publique. Je suis assez bien placé pour attester que nos compatriotes occupent une très grande place, plus importante, à mon avis, que le poids démographique de la population bretonne dans l’ensemble de la population française. Il y a sans doute plusieurs facteurs qui peuvent expliquer ce constat, sans doute, dès le début du XXe siècle, un moyen d’émancipation permettant à nos aïeux de s’extraire de la misère paysanne – ce fut le cas de mes parents, mon père entrant aux chemins de fer en 1929 – mais aussi un adhésion forte à l’idée d’intérêt général défini au niveau national et au service publique qui en est l’instrument majeur, à commencer par l’éducation, la défense, les transports, la santé, bref tous les lieux d’exercice de la fonction publique, qu’il s’agisse des grandes administrations nationales déconcentrées ou des services publics locaux. Sans qu’il soit besoin de donner des noms, il y a aussi de très nombreux hauts et hautes fonctionnaires de l’État et des collectivités territoriales d’origine bretonne qui exercent des fonctions administratives majeures de la République. Toutes et tous, à quelque niveau hiérarchique qu’ils se situent, portent évidemment une attention particulière aux politiques publiques qui sont mises en œuvre dans la fonction publique par les gouvernements successifs quelle que soit leur couleur politique.
Mais avant d’aborder le situation actuelle, il n’est peut être pas inutile de rappeler quelques points d’histoire afin d’éclairer le présent. Si la Révolution française a supprimé les privilèges et posé des principes essentiels pour l’accès aux emplois publics (égalité, indépendance, responsabilité), le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont été dominés par une conception hiérarchique et autoritaire de la fonction publique. Après la deuxième guerre mondiale, dans l’esprit du Conseil national de la Résistance (CNR), c’est le ministre d’État, Vice-président du conseil, Maurice Thorez, chargé de la fonction publique qui, avec le soutien syndical parvint à faire adopter, à l’unanimité de l’Assemblée nationale, un statut général des fonctionnaires par la loi du 19 octobre 1946 qui lui permettait de conclure à un premier pas vers « la “libération” du fonctionnaire, enfin considéré comme un homme et non comme le rouage impersonnel de la machine administrative». Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea ce statut mais en conserva les dispositions essentielles. L’alternance de 1981 permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire et si le statut de 1946 doit être considéré comme « fondateur » de la conception française moderne de la fonction publique, celui qui a été inauguré par la loi du 13 juillet 1983 peut être qualifié de « fédérateur » en ce que, d’une part il a approfondi le statut en y introduisant des garanties qui ne s’y trouvaient pas antérieurement (droit de grève, liberté d’opinion, garantie de mobilité capacité de négociation, accès à la formation permanente, etc.) et que, d’autre part il a étendu le statut général, au sein d’une fonction publique « à trois versants », aux agents publics territoriaux et à ceux des établissements publics hospitaliers et de recherche soit 5,5 millions de fonctionnaires à part entière (malgré la présence de 17% contractuels, pour l’essentiel de droit public) soit 20% de la population active du pays, désormais protégés par la loi, condition d’une administration, neutre, intègre et efficace[1].
Dans un contexte économique et politique dominé par le libéralisme, le service public, et donc le statut général des fonctionnaires dont la vocation est l’intérêt général et non la rentabilité financière, est un enjeu politique majeur. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le statut ait été remis en cause de manière constante par les partisans de la concurrence et du marché généralisé, soit sous forme d’offensives brutales, soit par des « transformations souterraines » visant à le « détricoter » (225 modifications législatives en 30 ans, la plupart des dénaturations). Dès 1987, une loi, dite loi Galland, s’en prend à la fonction publique territoriale pour en réduire les garanties. En 2003, le Conseil d’État lui-même met en avant le contrat de droit privé comme mode d’accès aux emplis publics. En 2007, Nicolas Sarkozy appelle à une « révolution culturelle » dans la fonction publique et reprend la proposition du recrutement par contrat de droit privé, mais il doit vite y renoncer car, dans la crise financière de 2008, l’opinion publique reconnaît dans le service public étendu existant dans notre pays un efficace moyen anti-crise, un véritable « amortisseur social », selon l’expression retenue par de nombreux journalistes. On regrette que le quinquennat de François Hollande ait manqué de courage en ne revenant pas sur les atteintes antérieures portées au statut et d’ambition en n’ouvrant aucun véritable chantier de modernisation de la fonction publique. Cela dit, prenons acte que ce statut, promis en 1985 à un disparition rapide, ait fait, au bout de 33 ans, et dépit de la multiplicité des blessures, la preuve de sa solidité et, quoiqu’on dise, de son adaptabilité.
L’actuel Président de la république, Emanuel Macron, avait dans sa campagne de l’élection présidentielle, clairement indiqué son hostilité aux statuts législatifs (les fonctions publiques) et réglementaires (les entreprises publiques et les organismes publics), jugeant notamment le statut général des fonctionnaires « inapproprié » et prévoyant la suppression de 120 000 emplois. Il y a eu préalablement la réforme du code du travail consistant en une descente dans la « hiérarchie des normes » privilégiant le contrat individuel d’entreprise afin de répondre à la demande des chefs d’entreprise, mais aussi pour tenter de faire de ce contrat une référence sociale susceptible d’être généralisée à l’ensemble des salariés des secteurs privé et public. Dès le mois de septembre dernier, le premier ministre, Édouard Philippe, a mis en place une stratégie complexe dont la pièce maitresse est un Comité d’action publique 2022, dit CAP22, chargé de faire des propositions pour réduire la dépense publique pouvant comporter « des transferts au secteur privé, voire des abandons de missions ». Sans attendre les conclusions d’un rapport que devait lui remettre ce CAP22, le premier ministre a annoncé, le 1er février, les premières décisions du gouvernement : plans de départ volontaires de fonctionnaires, recrutement accéléré de contractuels, rémunérations dites « au mérite », multiplication d’indicateurs de performance, etc. C’est le lancement de la croisade anti-statuts promise par le président Emmanuel Macron. Première cible : le statut des cheminots, décision emblématique mise en avant dans le cadre d’une réforme d’ensemble de la SNCF analysée par l’éditorial de notre président Gérard Réquigny dans notre numéro de mars. En même temps, sont annoncées plusieurs privatisations dans le secteur des transports et d’autres. Suivront de nouvelles remises en cause de statut en attendant celle de la pièce maitresse : le statut général des fonctionnaires. L’ensemble concerne directement la situation professionnelle de près de 7 millions de salariés du secteur public; mais c’est en réalité toute la population qui voit ses conditions matérielles et morales d’existence menacées[2].
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Déjà de nombreux mouvements s’organisent pour défendre et promouvoir les services publics. Nul doute que la Bretagne, qui sait ce qu’elle doit et ce qu’elle a apporté aux services publics et qu’il ne faut pas gâcher, saura prendre sa place dans cette démarche salutaire. Nous aurons l’occasion d’y revenir, car … « Ce n’est qu’un début… », comme on disait en 1968 dont c’est le 50e anniversaire.
[1] Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, Paris, 2015.
[2] On pourra lire un développement de cet article dans : Anicet Le Pors, « Fonction publique, de la loi au contrat », Le Monde diplomatique, avril 2018.