Obligation de réserve : question de confiance ? —— « Les fonctionnaires, citoyens de plein droit », Le Monde, 1er février 2008

 

Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a élaboré un projet de loi « pour une école de la confiance » dont l’article 1er propose d’insérer dans le Code de l’Éducation nationale un article ainsi rédigé : « Art. L. 111-3-1 – Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. Ce lien implique également le respect des élèves et de leur famille à l’égard de l’institution scolaire et de l’ensemble de ses personnels ». Le Conseil d’État a maintes fois déploré l’insertion dans la loi de dispositions n’ayant pas de caractère normatif maos exprimant de simples vœux ou des intentions très générales qui devraient plutôt trouver leur place dans des exposés des motifs. Ce n’est pas là seulement un souci esthétique, mais une volonté de produire des textes clairs, dépourvus de sous-entendus ou d’arrière-pensées.

Car lorsque le juge administratif doit se référer à un texte qui n’est pas clair, il s’efforce d’en chercher la signification dans les travaux parlementaires, les études d’impact, les rapports préparatoires qui peuvent éclairer son application. C’est ce qu’ont bien compris certains législateurs qui évitent de mettre dans la loi elle-même ce qui pourrait fâcher, mais se réservent de guider l’interprétation du juge en disant ailleurs comment il faut interpréter la loi. C’est aussi ce qu’a bien saisi l’actuel ministre de l’Éducation nationale. On comprend, en effet, ce qu’est la réelle intention nichée dans l’article précité en prenant connaissance de l’étude d’impact qui accompagne obligatoirement le projet de loi. On y lit, en effet, que la simple interprétation jurisprudentielle de la loi n’est pas suffisante et qu’il serait « déraisonnable de s’en tenir à une simple interprétation jurisprudentielle ». Alors, dans l’étude d’impact, il met les points sur les « i » : « Les dispositions de la présente mesure pourront ainsi être invoquées, comme dans la décision du Conseil d’État du 18 juillet 2018 précédemment mentionnées, dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public ».

Or, la décision du Conseil d’État invoquée concernait la révocation d’un enseignant dans une affaire sexuelle sur mineur. Par cette évocation le ministre lui donne une portée générale et se dote ainsi d’un pouvoir disciplinaire discrétionnaire envers toute action qui lui apparaitrait de nature a mettre en cause la réputation du service public. Toute critique de la politique d’éducation gouvernementale pourrait ainsi être regardée comme un délit d’opinion et la sanction motivée par la méconnaissance d’une obligation de réserve. La ficelle était un peu grosse et nombre d’enseignants et d’organisations syndicales s’en sont émus conduisant le ministre à envisager de revoir ses rédactions (1). Néanmoins les choses restent en l’état et ce n’est là qu’une nouvelle péripétie d’une tentative constante pour remettre en cause la liberté d’opinion introduite dans le nouveau statut général des fonctionnaires en 1983. C’est pourquoi il a semblé utile de reprendre ci-dessous un article publié en 2008 sur la question de l’obligation de réserve. Le gouvernement et le parlement d’alors ont estimé en effet que l’obligation de réserve limitant la la liberté d’expression devait être apprécié sous le contrôle du juge lequel, dans la formation de son intime conviction n’est jamais indifférent aux rapports de forces qui s’expriment dans le contexte politique et social. Ces notions ne devaient donc pas figurer dans le statut général des fonctionnaires, tout comme les notions de devoir d’obéissance et de pouvoir hiérarchique. Seule devait être inscrite dans le statut la liberté d’opinion comme composante essentielle de la conception du fonctionnaire-citoyen. Sinon, dans des conditions politiques défavorables, c’est la notion d’obligation de réserve et non la liberté d’opinion qui servirait de référence principale. C’est ce que tente l’opération Blanquer.

Mais il existe des esprits vigiles. Et la confiance, ça se mérite.

(1) voir l’Humanité, 9 janvier 2019.

 

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« Obligation de réserve : « Les fonctionnaires, citoyens de plein droit » – Le Monde, 1er février 2008

Leur statut accorde la liberté d’opinion aux agents publics. Il ne leur impose pas d’obligation de réserve

Deux hauts fonctionnaires viennent d’être sanctionnés de manière hypocrite en étant démis de leurs fonctions pour s’être exprimés en tant que citoyens sur certains aspect du fonctionnement du service public. Le premier, Yannick Blanc, directeur de la police générale à Paris, pour une déclaration jugée inopportune sur l’opération de juillet 2006 de régularisation des parents étrangers d’enfants scolarisés. Le second, Jean-François Percept pour des appréciations générales sur sa condition de fonctionnaire.

La question n’est pas ici de porter un jugement sur le fond de ces déclarations, mais de savoir si ces deux fonctionnaires, et plus généralement le fonctionnaire, ont le droit d’émettre publiquement une opinion et jusqu’à quel point. De savoir si le fonctionnaire est un citoyen comme un autre. Pour avoir conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires entre 1981 et 1984, je crois pouvoir témoigner utilement sur le sens des dispositions en vigueur. C’est à tort que l’on évoque à ce propos l’article 26 du statut général des fonctionnaires qui traite du secret professionnel et de la discrétion professionnelle. Les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel, soit que les faits qu’ils apprennent dans l’exercice de leurs fonctions leur aient été confiés par des particuliers, soit que leur connaissance provienne de l’exercice d’activités auxquelles la loi, dans un intérêt général et d’ordre public, a imprimé le caractère confidentiel et secret. Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tout ce dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Dans les deux cas considérés, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit.

Même si ce n’est pas sans rapport, on ne saurait non plus se référer principalement à l’article 28 qui pose le principe hiérarchique dans les termes suivants :  » Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. « (*) Le fonctionnaire garde donc une marge d’appréciation des ordres qu’il reçoit. On ne saurait sans méconnaître la loi contester au fonctionnaire cette liberté qui, avec la bonne exécution des tâches qui lui sont confiées, participe de sa responsabilité propre. Mais les deux cas évoqués relèvent d’autant moins de cette règle que le premier a fait ses déclarations alors que son supérieur hiérarchique, le préfet de police, était parfaitement informé, et que le second n’évoquait aucunement ses propres activités.

Reste donc le principe posé dès l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983, qui s’exprime de manière on ne peut plus simple :  » La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires. «  La première conséquence est d’entraîner un autre principe : celui de non-discrimination des fonctionnaires; toute discrimination entre les fonctionnaires fondée sur leurs opinions politiques, religieuses ou philosophiques, sur leur état de santé, leur handicap, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur appartenance ethnique est interdite.

La deuxième conséquence est de permettre au fonctionnaire de penser librement, principe posé dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui vaut pour les fonctionnaires comme pour tout citoyen:  » Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.  »

Ce principe a été repris dans la loi de 1983 et un large débat s’est ouvert aussi bien avec les organisations syndicales qu’au Parlement sur la portée et les limites de la liberté d’opinion qu’il convenait éventuellement de faire figurer dans le statut lui-même, sous la forme, d’une part, de la liberté d’expression et, d’autre part, de l’obligation de réserve. J’ai rejeté à l’Assemblée nationale le 3 mai 1983 un amendement tendant à l’inscription de l’obligation de réserve dans la loi en observant que cette dernière  » est une construction jurisprudentielle extrêmement complexe qui fait dépendre la nature et l’étendue de l’obligation de réserve de divers critères dont le plus important est la place du fonctionnaire dans la hiérarchie  » et qu’il revenait au juge administratif d’apprécier au cas par cas. Ainsi, l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général et, à ma connaissance, dans aucun statut particulier de fonctionnaire, sinon celui des membres du Conseil d’Etat qui invite chaque membre à  » la réserve que lui imposent ses fonctions « .

En définitive, la question est plus politique que juridique et dépend de la réponse à la question simple : le fonctionnaire est-il un citoyen comme un autre ? Dans notre construction sociale, est-il un sujet ou un citoyen ? Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition :  » Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait « , c’était la conception du fonctionnaire-sujet. Nous avons choisi en 1983 la conception du fonctionnaire-citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l’intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen.

C’est cette conception qui est en cause dans les mesures d’intimidation précédemment évoquées prises au plus haut niveau de l’Etat, préliminaires d’une vaste entreprise de démolition du statut général des fonctionnaires programmée pour 2008. Il est grand temps que s’élève la voix des esprits vigiles.

Anicet Le Pors

Conseiller d’État honoraire

Ancien ministre de la Fonction publique (1981-1984) »

 (*) On aueait pu completer la citation par la dernière phrase de cet artcle : “Il n’est degagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés.”

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