1- Nicolas Sarkozy évoque une réforme qui instaure le salaire au mérite, le statut assoupli et le pécule incitant au départ. Ces mesures vous semble-t-elles pertinentes ?
Il ne faut pas se laisser prendre aux formules. Qui contesterait que le mérite doive être récompensé ? Ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le président de la République, mais d’une stratégie de mise en cause du statut général des fonctionnaires qui couvre près du quart de la population active du pays, des statuts des grandes entreprises publiques et de toute forme d’organisation sociale qui conteste l’absolutisme du marché et les inégalités qu’il entraîne. C’est toute une culture de l’intérêt général et du service public qui est combattue. C’est la volonté de substituer à la loi, expression de la volonté générale, le contrat qui ne peut qu’enregistrer des rapports de forces inégaux d’individus poursuivant leurs seuls intérêts particuliers. Cette culture de l’intérêt général et du service public a des origines très anciennes dans notre histoire, elle s’est souvent incarnée dans de hautes figures telles que Richelieu, Robespierre ou De Gaulle. Cette culture, à l’évidence, le président de la République ne l’a pas. Dans le domaine de la fonction publique comme dans celui des institutions, il se croit autorisé à faire prévaloir son interprétation personnelle sans avoir été mandaté d’aucune façon par le peuple. Ce piétinement de l’histoire, des principes et de la loi caractérise une véritable forfaiture dans l’exercice de sa fonction.
2- Le chef de l’Etat présente la réforme comme une étape obligée dans l’assainissement des finances publiques. Les fonctionnaires coûtent-ils vraiment trop cher ?
Il suffit de se reporter aux chiffres officiels et à l’expérience pour montrer qu’il n’en est rien. La part des dépenses de personnel de la fonction publique de l’État (133 milliards d’euros) dans le budget général est remarquablement stable : 44 %. Les dépenses de la fonction publique en pourcentage du produit intérieur brut sont passées de 8 % en 2000 à 7,3 % en 2006 ; elles ne peuvent donc en aucune façon expliquer un déficit budgétaire croissant. Si l’on considère maintenant la comparaison des rémunérations entre la fonction publique et le secteur privé on relève bien que le salaire moyen dans la fonction publique de l’État est supérieur de 16 % au salaire moyen dans le secteur privé, mais c’est tout simplement parce que la fonction publique contient relativement plus de cadres supérieurs, de salariés qualifiés et de professions intermédiaires. Si l’on compare les salaires moyens par catégorie, ceux des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans la fonction publique, 6 % pour les professions intermédiaires. Ajoutons enfin que les hausses de prix ont toujours précédé les hausses de salaires des fonctionnaires qui ne peuvent donc être accusés ne nourrir l’inflation.
3- La conception française de la Fonction Publique vous semble-t-elle être aujourd’hui menacée ? Quels sont les risques que courent les usagers ?
Malgré toutes les critiques que l’on peut adresser aux fonctionnaires (et il faut reconnaître qu’elles ne sont pas toutes sans fondement), c’est un fait que la fonction publique française ne connaît pratiquement pas la corruption et qu’on la reconnaît efficace dans le monde. Il en est ainsi parce qu’elle est solidement fondée sur des principes républicains. Le principe d’égalité d’accès aux emplois publics que pose l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dont nous avons déduit que c’est pas la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique. Le principe d’indépendance qui fait que le fonctionnaire est titulaire de son grade si son emploi est à la disposition de l’administration afin d’être protégé de l’arbitraire administratif et des pressions politiques. Enfin le principe de responsabilité qui fait du fonctionnaire un citoyens à part entière et non le rouage impersonnel de la machine administrative.
4- Comment expliquez-vous la relative indifférence de l’opinion devant les annonces présidentielles et la tiédeur, du moins actuelle, des syndicats ?
La brutalité de l’attaque portée par le président de la République est peut-être une explication immédiate. Plus fondamentalement, je crois qu’il y a dans l’ensemble de la société française une régression de connaissance et de conviction concernant les principes que je viens d’évoquer, et cela touche inévitablement le mouvement syndical. Je ne suis pas pessimiste pour autant, car la « révolution culturelle » de la fonction publique proclamée par le président de la République ne manquera pas d’apparaître pour ce qu’elle est réellement : une contre-révolution réactionnaire. Pour la mettre en échec la mobilisation des fonctionnaires ne pourra pas faire l’économie d’une relance de la réflexion et de la recherche sur les principaux points d’appui de la transformation sociale que sont, notamment, le service public, l’appropriation sociale et les institutions.