« Le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris ».
Alfred de Musset, Confession d’un enfant du siècle, 1836
Une décomposition sociale profonde marque le passage d’un XX° siècle prométhéen à une période historique dont nous ne sommes pas en mesure de dire à quel type de civilisation elle peut correspondre, car le passé détermine encore trop fortement les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Analyser les contradictions profondes qui animent cette décomposition est un préalable à tout diagnostic, a fortiori à toute anticipation sérieuse de l’avenir. Cela implique un retour critique sur les raisons de l’échec des projets qui se donnaient aux XIX° et XX° siècle l’ambition de conférer à l’homme le pouvoir de dominer la nature par les progrès illimités de la science et de forger son destin par sa volonté guidée par la raison.
Pour autant, une telle distanciation ne dispense pas de participer au jour le jour aux luttes pour faire progresser la démocratie politique, l’efficacité économique et la justice sociale. Elle en relativise cependant la signification ; l’utopie progressiste des temps à venir ne peut surgir d’une seule modification pas à pas de l’état social existant qui dispenserait de tout effort de théorisation. Le fait que les outils intellectuels antérieurs apparaissent dépassés ou insuffisants et que nous ne soyons pas encore en mesure d’en forger d’autres n’invalide pas pour autant l’importance de la réflexion pour faire surgir de nouveaux concepts, et l’effort à réaliser pour les mettre en cohérence.
Nous sommes, à l’évidence, passés d’une période où, selon l’idée dominante des progressistes, il semblait possible de dégager le sens de l’histoire et de se l’approprier en le transformant en un déterminisme qui permettait d’écrire cette histoire, à un avenir aléatoire, incertain, probabiliste dans lequel la volonté humaine devra s’exercer d’une autre façon, plus soucieuse des interactions, plus lucide sur les contradictions. Cela n’implique en rien que du passé soit fait table rase, mais tout au contraire que nous soyons en mesure d’assurer correctement le passage de l’héritage légué par les générations antérieures à l’investissement dans les temps nouveaux. Dit de manière plus pratique : que faut-il conserver ? que faut-il promouvoir ?
Il ne s’agit donc pas ici d’engager la vaine élaboration d’un quelconque projet ou programme, voire d’esquisser une nouvelle utopie, mais de s’interroger tout d’abord sur ce qui caractérise la période historique présente, contradictoire et incertaine (1). Puis de revenir de façon critique sur ce qu’a été l’épopée majeure du siècle dernier, la visée communiste, son ambition et son échec (2). Sur cette base peut alors être posée la question de la citoyenneté conçue à la fois comme une manière de mettre l’héritage en cohérence et de donner une base aux nouveaux chantiers théoriques progressistes (3). Ces investissements doivent être orientés prioritairement vers des questions dès aujourd’hui jugées cruciales, à défaut de pouvoir être suffisamment approfondies au stade actuel, telles que celle de la propriété publique sous la forme plus générale de l’appropriation sociale (4) ou celle de l’État et de ses institutions (5). Il est clair que c’est la démarche méthodologique, et donc politique, qui est ici privilégiée (6).
1. Les contradictions à l’œuvre dans la décomposition
La décomposition s’exprime par une multitude de phénomènes disparates qui semblent n’avoir aucun lien entre eux, les uns inhérents au développement économique, les autres plus directement imputables au modèle libéral dominant. Ils se traduisent par ce que l’on appelle « perte des repères » dans le champ politique. Les symptômes ne manquent pas pour caractériser une société profondément ébranlée, en proie à une angoisse de type millénariste, doutant de ses valeurs et de la possibilité d’agir sur le cours de son destin : du désastre de Tchernobyl à la désagrégation de la couche d’ozone, des trafics d’organes au sida, du développement des jeux de hasard à la multiplication des sectes, du chômage et de la précarité à la montée de l’insécurité, de l’importance des taux d’abstention dans les urnes à l’affaiblissement du sens civique, etc. Cette crise de civilisation nécessiterait une recherche multidisciplinaire qui permettrait de mieux distinguer le fondamental de l’occasionnel, la dérive évolutionniste de l’imputable au mode de production, ce qui ne contredirait pas la profonde unité dialectique du processus. À défaut, peut-on essayer d’identifier quelques uns des changements structurels intervenus au cours des dernières décennies.
La relativisation de l’État-nation dans le processus de mondialisation marque contradictoirement l’état social. La mondialisation est une donnée sans précédent qui identifie notre époque. « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint à supporter malgré tout leur propre coexistence » avertissait déjà Emmanuel Kant en 1795 ; il est courant aujourd’hui de parler de Terre-patrie avec Edgar Morin. L’attention reste cependant centrée sur la mondialisation du capital qui a donné naissance a contrario à l’altermondialisation de ses contestataires. Il existe en réalité un mouvement global de mondialisation, mêlant potentialités et dominations, dont le capital n’est qu’une des dimensions et qui concerne également les communications, la culture, les mœurs, les sciences, l’information, le droit, la solidarité humanitaire, etc. Dans ces conditions nouvelles contemporaines, les États-nations qui ont structuré l’organisation mondiale des peuples sont appelés à s’interroger sur leur réalité contradictoire : ils n’ont jamais été aussi nombreux (près de deux cents contre une cinquantaine au lendemain de la seconde guerre mondiale), mais leur existence est régulièrement contestée de l’intérieur comme de l’extérieur par des revendications infra et supranationales. Toutefois, « la nation est en vérité une idée géopolitique essentielle parce que, d’une part, elle se réfère à un territoire, son territoire, et que, d’autre part, elle implique la question du pouvoir » écrit l’éminent représentant de l’école française de géopolitique Yves Lacoste. Les conflits territoriaux se référant directement aux identités étatiques sont à l’origine de la plupart des affrontements régionaux. Des nationalismes s’exacerbent. Les cadres nationaux restent déterminants de l’organisation politique des peuples qui vivent, construisent, votent, réfléchissent avant tout dans le cadre de communautés nationales établies. Plus ou moins cohérentes et affirmées, ces communautés de citoyens sont conscientes de leur existence et demeurent les acteurs principaux des échanges qu’elles développent entre elles. Les nations doivent cependant organiser leur propre existence à l’intérieur comme à l’extérieur et faire le choix des compétences exercées aux différents niveaux. Le principe de subsidiarité intervient alors, dans le cadre d’un recours accru au droit international, pour effectuer cette répartition. L’identité nationale doit se redéfinir en permanence.
La dénaturation du concept de classe sociale oblige à remettre sur le chantier l’analyse du procès de travail et la sociologie du monde du travail. La définition marxiste de la classe par référence aux rapports de production, eux-mêmes déterminés par la propriété des moyens de production, garde une pertinence certaine à la condition d’élargir le champ de l’analyse à celui où s’observe la confrontation du capital et du travail, c’est-à-dire le monde entier. En même temps que se différenciaient les catégories subissant l’exploitation capitaliste, se diversifiaient également les détenteurs du capital. La classe ouvrière, autrefois constituée de blocs relativement homogènes (les mineurs, les métallurgistes, les travailleurs du textile, les dockers, etc.) s’est réduite en nombre dans cette définition stricte tandis que se multipliaient les catégories socioprofessionnelles et que les frontières devenaient moins précises ; techniciens et employés des services ont formé des ensembles nombreux et de plus en plus complexes. Les classes moyennes ont vu leurs effectifs croître considérablement, sans qu’il soit possible de les situer clairement dans les rapports de production. La détention du capital s’est elle-même fortement technicisée, socialisée, semblant mettre une distance entre la propriété dudit capital et ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui, sa gouvernance, à laquelle la haute fonction publique a apporté d’importants renforts. Ces changements structurels ont eu d’importantes conséquences politiques. La classe pouvait être regardée comme le lieu de développement d’une citoyenneté de combat pour les catégories traditionnellement écartées du pouvoir institutionnel. La conscience de classe était le moteur de l’action tendant à changer l’ordre existant par la révolution. De la contradiction capital-travail dépendaient toutes les autres contradictions, ce qui n’est plus soutenable aujourd’hui face à la mise en péril de la planète tout entière, les montées intégristes, les discriminations diverses, celles notamment dont les femmes sont victimes. L’élection de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire ne peut être présentée comme le moyen d’émancipation de la société toute entière, pas plus que l’évocation du concept flou de « multitude » selon Antonio Negri. Le développement des sciences et des techniques compte pour beaucoup dans ces changements sociologiques. Il a révélé des effets pervers sur l’environnement, conduit à des interrogations nouvelles sur les droits de la personne et l’avenir de l’humanité, soulignant avec plus de force que par le passé la nécessité de sa maîtrise. La révolution informatique a simultanément développé les capacités d’information, de connaissance, d’intervention des citoyens dans tous les domaines ainsi que les possibilités de leur manipulation à due concurrence.
Les bouleversements géopolitiques changent aussi les conditions de la transformation sociale. On entend par là aussi bien les changements intervenus dans les rapports des grandes puissances et la structuration de leurs échanges, que ceux constatés dans l’organisation et les relations des collectivités territoriales ou encore les transformations urbanistiques des dernières décennies. À la vision quelque peu simpliste d’un monde divisé en deux blocs assortis d’un mouvement des non-alignés a succédé la représentation d’un monde multipolaire marqué par la domination relative des États-Unis. Ainsi que l’écrit encore Yves Lacoste, « le monde est plus compliqué que ne le laissent croire les discours qui diabolisent l’hyperpuissance ». L’affrontement des blocs a été suivi d’une multiplication de conflits locaux dont les causes sont nombreuses : confrontations de souverainetés sur des territoires disputés, rapports de forces économiques et financières, guerres religieuses ou ethniques, etc. Cette nouvelle configuration exige une analyse beaucoup plus rigoureuse pour caractériser l’hyperpuissance des État-Unis au centre du monde en raison de leur économie forte mais endettée, de leur capacité à manipuler les références à la démocratie et aux droits de l’homme jusqu’à s’arroger le droit à la guerre préventive, d’un sentiment national affirmé mais qui ne peut masquer des tensions internes multiples, sociales, religieuses, ethniques, etc. Il convient également de mieux caractériser l’existence de coalitions divisées en Europe et en Asie, la construction très contradictoire d’une union européenne, l’étrange combinaison en Russie de l’héritage soviétique et d’un capitalisme d’oligarques, l’émergence de la nouvelle puissance économique de la Chine sous un régime communiste progressivement vidé d’idéologie, l’affirmation de la mosaïque indienne comme puissance économique majeure, la paupérisation du continent africain à l’avenir particulièrement incertain, la question cruciale israêlo-palestinienne sans perspective de solution proche, et la multitude des points chauds du globe (Balkans, anciennes républiques d’URSS, Afghanistan, Irak et Iran, Sri Lanka, etc.), irréductibles à une explication trop simpliste : le bien contre le mal, le capital contre le travail. Mais il y a également une géopolitique interne. Les politiques de déconcentration et de décentralisation successives tendent à redéfinir de nouveaux équilibres spatiaux. Les pulsions nationalistes et communautaristes se développent ça et là. La désertification des campagnes, un certain type d’urbanisation de masse, la création de grandes infrastructures ont bouleversé les cadres traditionnels dans lesquels se développaient classiquement la vie sociale et l’activité politique. Les concentrations de populations dans de grands ensembles déshumanisés se sont révélées destructrices de lien social, dès lors que les conditions de vie y devenaient particulièrement difficiles, la promiscuité pesante, et que les associations et les organisations politiques de terrain, elles-mêmes affaiblies, ne pouvaient plus assurer un minimum de cohésion et de solidarité. Le développement considérable des transports et des communications sous des formes extrêmement variées, à l’inverse, établit de nouveau rapports entre les régions et les pays, bases de solidarités nouvelles possibles, qui participent à l’émergence d’un bien commun au niveau planétaire.
Des changements dans le domaine des mœurs et des mentalités non moins importants, sont intervenus dans une période historiquement très courte et promettent d’évoluer encore de façon considérable. Les évènements survenus en France et dans de nombreux autres pays en 1968 en sont une manifestation très significative : le contrôle des naissances, la libération sexuelle, la part croissante des naissances hors mariage, la facilitation des séparations de couple, la multiplication des familles recomposées, la reconnaissance des différences d’orientation sexuelle ont changé considérablement la vocation politique de la famille et du couple et affecté la transmission générationnelle, mais ouvert aussi de nouveaux champs de solidarités. Dans son livre La citoyenneté à la française, la chercheuse Sophie Duchesne la définit comme le résultat de la tension existant entre, d’une part, la citoyenneté « par héritage » qui fait du citoyen le membre d’une communauté marquée par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol, d’autre part, la citoyenneté « par scrupules » qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière, des droits de l’homme immanents et sa propre individualité. Sophie Duchesne considère que la citoyenneté est un concept à valeur universelle, mais elle souligne sa force particulière en France et son lien avec l’identité nationale, conséquence de la période révolutionnaire. Plus généralement, la reconnaissance de l’égalité de l’homme et de la femme est devenue une question majeure pour l’ensemble du genre humain. Dans ce domaine également les développements scientifiques jouent un rôle en intervenant sur la cellule humaine, le psychisme des individus, les relations qu’ils établissent entre eux grâce aux nano-sciences, à la biologie, à la révolution informatique, aux débuts de l’exploration de l’espace, ouvrant par là sans doute une ère nouvelle pour les individus et l’humanité, et posant avec acuité des questions d’éthique nouvelles.
Enfin, et peut être surtout, l’affaiblissement des grandes idéologies marque notre époque et siège au cœur de la crise actuelle. Les axiomes de la théorie néoclassique, qui sous-tendent la démarche des forces politiques se réclamant du libéralisme, ne correspondent plus à la réalité si tant est qu’ils aient pu la représenter dans le passé. Dans un monde qui exige plus que jamais l’ouverture de perspectives larges et de longue portée, le marché régulé par la concurrence est avant tout l’expression de rapports de forces court terme entre grands ensembles. Les ajustements successifs apportés à la théorie (concurrence imparfaite, biens collectifs, effets externes, avantages non marchands, etc.) ne sont pas parvenus à réduire l’écart croissant entre théorie et réalité ; dès lors la théorie s’est faite normative. Les limites financières sur lesquelles bute aujourd’hui l’État-providence ont pour effet de réduire la base idéologique sur laquelle la social-démocratie prétendait fonder une politique de redistribution au service d’une plus grande justice sociale, sans contester le système capitaliste lui-même jugé définitivement le plus efficace dans la création de richesses. Cette acceptation des logiques de l’économie capitaliste l’a conduit à renoncer à toute remise en cause fondamentale du système dominant et à composer sur les valeurs politiques identifiante de la gauche. La tension, classique en France notamment, entre marxisme et catholicisme s’est beaucoup affaiblie ; la contradiction entre ces deux principaux pôles de la vie politique nationale est devenue moins féconde sans que de nouveaux antagonismes s’y soient substitués avec la même force. Le « désenchantement du monde » consécutif, analysé par Marcel Gauchet, tient autant à la désaffection des peuples vis-à-vis des promesses des religions du Livre que de la déception résultant de l’échec des idéaux messianiques, socialistes ou communistes, que le marxisme inspirait et sur lequel nous reviendrons.
Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on doit aller. Il convient d’effectuer un retour sur le rêve prométhéen qui a marqué le XX° siècle et son expression la plus forte : l’épopée communiste.
2. Que reste-t-il du communisme ?
Dans son livre Regards sur le siècle, René Rémond fixe le début du XX° siècle à la guerre de 1914-1918 et à la révolution soviétique de 1917, et son achèvement à la chute du mur de Berlin en 1989 suivie de la disparition de l’Union soviétique en 1991. C’est dire l’empreinte laissée par la révolution bolchevique qui, sans avoir prétendu installer le communisme en ce siècle, a soutenu toutefois qu’une rupture irréversible avec le capitalisme était intervenue, que le mouvement de l’histoire était accompli à ce stade et que le socialisme, réellement en construction dans une partie importante de l’humanité, ouvrait la voie d’une société sans classe où chacun disposerait selon ses besoins, apportant selon ses moyens à la communauté, finalement étendue au genre humain. La classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie laborieuse, était l’acteur de cette émancipation de tous les « damnés de la terre », mais aussi celui de la libération de l’ensemble de la société de toutes les entraves causées par les intérêts particuliers et les égoïsmes. Cette révolution était d’autant plus assurée de son bien-fondé qu’elle reposait sur une idéologie à prétention scientifique : le matérialisme dialectique, traduit en matérialisme historique qui expliquait le sens inéluctable de l’histoire et son achèvement : le communisme. Que reste-il de cette vision prophétique ?
Le premier constat est celui du discrédit des partis se réclamant du communisme. Le mouvement communiste n’a jamais constitué un ensemble homogène quoi qu’en aient dit les anticommunistes. En référence aux différences observées dans les modes de production, les histoires nationales, les prémisses idéologiques (stalinisme, trotskisme, maoïsme), des voies différentes ont pu être conçues : soviétique, chinoise, italienne, française. Il en est de même pour les formes de leurs déclins : réduction de l’influence en général, mais sous forme de dénaturation idéologique et politique dans les pays où ils occupent encore une position dominante (Chine, Vietnam, Cuba), ralliés à l’économie capitaliste de marché et récupérés par la social-démocratie dans plusieurs pays autrefois sous emprise soviétique, marginalisés dans les pays développés où ils jouaient autrefois un rôle important (Italie, France).
S’agissant du PCF (l’analyse peut valoir largement pour d’autres partis communistes, mais il reste que la France a souvent été regardée comme la « fille aînée » du communisme), il peut être intéressant de caractériser ce déclin en reprenant les fonctions qu’avait retenues Georges Lavau à son sujet : fonction tribunitienne et fonction consulaire, auxquelles on doit ajouter une fonction théoricienne essentielle. On peut comparer, de ces points de vue, les trois périodes de participation du PCF au gouvernement durant lesquelles la fonction consulaire se situait au plus au niveau : 1944-1947, 1981-1984, 1997-2002.
De 1944 à 1947, le PCF est au faîte de sa puissance électorale (28,6 % des voix aux législatives de novembre 1946). Maurice Thorez manque de peu d’être élu Président du Conseil. Le parti détient le tiers des sièges municipaux des villes de plus de 9000 habitants. Par le nombre de ses adhérents et son rôle au sein de la CGT il influence de manière déterminante le mouvement social dont il porte les aspirations. Il fait preuve d’un internationalisme résolu. Il rallie à lui la plupart des grands intellectuels et développe avec une certaine originalité un marxisme conséquent prenant en compte la dimension nationale dans la marche au socialisme (interview de Maurice Thorez au Times en 1946).
En 1981, l’influence électorale du PCF décroche à 15-16 %. S’il place quatre ministres communistes au gouvernement, c’est en position subordonnée d’où ils parviendront dans leurs domaines respectifs à réaliser des réformes mais sans pouvoir faire échec à la dérive libérale du Parti socialiste à partir de mai 1983. Une activité intellectuelle intense est cependant maintenue jusque-là, notamment en matière économique à l’occasion de l’élaboration puis de l’actualisation du Programme commun de gouvernement, principalement sur la question des nationalisations et, secondairement, des nouveaux critères de gestion. Les communistes agissent au sein du mouvement social, mais ne le dominent plus et les relations avec la CGT se distendent.
De 1997 à 2002 le déclin électoral est continu et rapide jusqu’au résultat calamiteux de Robert Hue à l’élection présidentielle d’avril 2002 : 3,4 % des suffrages exprimés. Le communisme municipal résiste, mais s’affaiblit également. Les ministres communistes sont au gouvernement en position supplétive, sans solution de rechange pour le parti. Le PCF ne produit plus aucune idée justificative de son utilité et pratique la fuite en avant dans un racolage sans principe (la liste « Bouge l’Europe ! » aux élections européennes de 1999). Le mouvement social, lui-même affaibli, s’est autonomisé et l’influence des communistes y est réduite.
Outre les diverses formations trotskistes qui se réclament aussi du communisme mais qui demeurent marginales, il reste cependant un Parti communiste officiel, divisé en courants : conservateur, orthodoxe, rénovateur, aux multiples variantes. Il doit faire face à une grave crise financière qui atteint particulièrement son journal l’Humanité. Il conserve de justesse des groupes parlementaires et quelques bastions municipaux, mais au sein d’une situation électorale encore affaiblie (jusqu’au 1,93 % de Marie-George Buffet à l’élection présidentielle de 2007) et réduite à quelques bastions. Le nombre de ses adhérents est en chute libre, mais de nombreux militants vieillissants, dévoués et désespérés, lui restent fidèles.
Pour autant on ne doit pas sous-estimer un apport pertinent à l’analyse économique. On doit à Marx une magistrale synthèse des premières analyses des économistes classiques : Smith et Ricardo, des formulations des socialistes utopistes français et des réflexions sur les institutions des premiers États-nations, notamment du parlementarisme anglais. Le marxisme apparaît ainsi comme une explication rationnelle de l’organisation sociale, une mise à nu de ses contradictions essentielles dont on déduit un mouvement historique. S’il n’a pas la paternité des principales catégories économiques auxquelles il a eu recours, on est redevable à Marx d’une présentation pédagogique de la valeur sous ses deux faces : valeur d’usage, valeur d’échange, de la distinction entre la valeur des biens produits par le travail et la rémunération de la force de travail à travers, notamment, le salariat, de la distinction des sphères de la consommation et de l’investissement à l’origine de l’accumulation capitaliste, des mécanismes de l’exploitation rendus possibles par l’appropriation privée du capital.
Sans doute arguera-t-on que les choses ne sont plus réductibles à ces schémas. Mais comment pourrait-on contester, aujourd’hui, que nombre de ces raisonnements demeurent pertinents en ce qu’ils ont d’essentiel. L’accumulation capitaliste a atteint des niveaux sans précédent, en particulier sous forme financière, la globalisation exprime que son champ d’action s’étend désormais au monde entier, les inégalités entre les riches et les pauvres, entre le Nord et le Sud, se sont accentuées, la déstabilisation des équilibres économiques locaux a placé une grande partie de l’humanité en situation de précarité sinon de détresse, et il demeure généralement vrai que ceux qui détiennent la propriété du capital ont le pouvoir, ou tout au moins beaucoup plus de pouvoir que ceux qui en sont dépourvus.
Plus discutable sans doute est la description en séquences successives du mouvement historique à partir des modes de production identifiés : féodalisme-capitalisme-socialisme-communisme. Si l’on se concentre sur la phase du capitalisme, on peut admettre comme pertinente la distinction, à l’intérieur de la séquence, de la période du capitalisme de concurrence réalisant à travers le développement inégal une accumulation primitive, puis de la période du capitalisme de monopole marqué par la constitution de trusts et de cartels afin de contrecarrer la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, puis – thèse défendue essentiellement par les économistes communistes français à partir de la moitié de la décennie des années 1960 – la période du capitalisme monopoliste d’État (CME) , caractérisée par une imbrication de l’accumulation capitaliste monopoliste et de l’appareil d’Etat dans le but, notamment, de combattre les effets de la « loi de suraccumulation-dévalorisation » du capital, version moderne de la baisse tendancielle du taux de profit.
Ce qui apparaît aujourd’hui contestable c’est le caractère fatal de cette représentation qui assignait un avenir prédéterminé à l’humanité dont celle-ci s’est spectaculairement affranchie, c’est la méconnaissance des mécanismes d’autorégulation, c’est le totalitarisme qui était la conséquence inévitable de la réduction de l’aventure humaine à une seule hypothèse. Pour autant, si l’on a souligné le caractère excessivement mécaniste de cette analyse (en particulier de la théorie du CME) il reste que l’on contestera difficilement, aujourd’hui en France et ailleurs, qu’existe une collusion entre les pouvoirs étatiques et les principales forces du capital, que le secteur public et les services publics sont un enjeu, que l’intégration supranationale prend le relais des appareils d’Etat dans le soutien de la rentabilité capitaliste, que l’impérialisme américain apparaît à certains égards comme un stade suprême du capitalisme.
Mais cet apport, aussi intéressant qu’il soit, ne saurait dissimuler une conception dévoyée du pouvoir politique. L’histoire, nous disait-on, était en fin de compte l’histoire de la lutte des classes. Celles-ci étaient définies par leur place dans les rapports de production au regard notamment de la propriété du capital. Classe ouvrière et bourgeoisie étaient ainsi confrontées dans un combat révolutionnaire d’où devait surgir l’émancipation du genre humain tout entier. Il serait hasardeux aujourd’hui de soutenir que les justifications de cette lutte des exploités contre les exploiteurs auraient disparu. Tout au contraire pourrait-on aisément démontrer que les formes de l’exploitation se sont complexifiées et affinées et que la mondialisation libérale a étendu le champ de cette exploitation à l’ensemble de la planète. Néanmoins, c’est toute la construction politique de conquête du pouvoir échafaudée sur la base de cette vision historique qui est remise en cause. Dans l’acception léniniste classique, les intérêts du peuple étaient portés par la classe ouvrière, la classe la plus directement et la plus durement exploitée (le prolétariat) ; l’action de celle-ci était conduite par sa partie la plus consciente et la plus active, son avant-garde révolutionnaire constituée par le parti de la classe ouvrière, le parti communiste ; celui-ci, organisé sur le modèle militaire hiérarchisé, était lui-même dirigé par un collectif réputé détenir la science et le pouvoir, avec à sa tête un chef charismatique. Cette forte construction était cimentée par un certain nombre de concepts ayant valeur de dogmes dans les conditions de l’époque : la dictature du prolétariat, le centralisme démocratique, la direction autocratique. Le messianisme qui sous-tendait le mouvement fondait la légitimité de la direction : la mettre en cause c’était contester l’identité révolutionnaire du collectif dirigeant, s’en prendre au rôle du parti, nier la vocation émancipatrice de la classe ouvrière et finalement agir contre les intérêts du peuple lui-même. Cette succession de sophismes, aggravée par l’accaparement bureaucratique des pouvoirs, a justifié, on le sait, les pires exactions.
Cette conception perverse du pouvoir politique a eu de graves conséquences sur l’interprétation communiste de l’État et des institutions. Conséquences en apparence opposées selon que le parti communiste était ou non au pouvoir. Dans les pays où le parti communiste a conquis le pouvoir d’État, il y a eu systématiquement confusion du parti et de l’État, avec les dramatiques déviations totalitaires que l’on sait, mais aussi une méconnaissance complète des exigences juridiques et éthiques de la citoyenneté : l’homme nouveau n’a pas émergé. À l’inverse, dans les pays où le parti communiste, même représentant une force importante, n’était pas au pouvoir, il a généralement négligé la question de l’État (tout en gardant en perspective sa conquête puis son dépérissement), se contentant, selon une interprétation marxiste sommaire, de n’y voir que le « conseil d’administration de la bourgeoisie » et, plus généralement, abandonnant le plus souvent toute réflexion sur les institutions (le « crétinisme parlementaire ») et les questions juridiques. Cela a été particulièrement vrai en France où la récupération de l’héritage de la Révolution française par la bourgeoisie et l’écrasement de la Commune de Paris ont renvoyé durablement le mouvement ouvrier, soit vers une conception anarcho-syndicaliste du pouvoir, soit vers un réformisme participatif. En revanche, on doit mettre au crédit des élus communistes d’avoir su, essentiellement au niveau municipal, établir une articulation originale entre la société civile, le mouvement populaire et leur expression politique.
Reste cependant un espoir légitime. L’effondrement de ce qu’on appelle, dans un raccourci excessif et inexact, le « système communiste », ne ferme pas pour autant la porte de l’espérance communiste qui a traversé les siècles de Spartacus à Thomas More, de Babeuf aux partis communistes issus de la Révolution d’octobre. À ce degré de généralité, le « communisme » est sans doute un concept largement indéterminé, mais on peut toutefois lui rattacher des fondamentaux : l’aspiration à l’égalité, le refus de l’ordre établi, la récusation du conformisme de la pensée, la reconnaissance de la dignité de tout être humain. On pourrait en déduire que tout défenseur des droits de l’homme pourrait être regardé comme relevant de l’aspiration communiste. Mais l’exigence communiste va, me semble-t-il, au-delà de la seule référence à une Déclaration des droits pour tendre vers la conception d’une construction volontaire, d’une démarche prométhéenne ancrée dans l’analyse concrète de l’état des sociétés.
A cet égard, on relèvera cette contradiction qui voit s’effondrer l’esquisse de cette démarche au XX° siècle au moment même où les conditions semblent se réunir d’une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain et donc de changements radicaux des pratiques antérieures. La crise actuelle pourrait aisément être qualifiée de pré-révolutionnaire, au sens où à l’avenir, les choses ne pourront plus aller comme avant. Simultanément on assiste à une affirmation des utilités sociales mondiales à travers des problèmes tels que : le développement des échanges marchands mais aussi culturels, l’augmentation des connaissances, la protection de l’écosystème mondial, l’affirmation du principe de recherche de la paix par la solution négociée des conflits (même s’il est fréquemment méconnu dans la réalité), la promotion du droit international, la mobilisation pour de grandes causes (faim, sida), etc. Il peut ainsi exister une version optimiste du phénomène de mondialisation. Au-delà de l’expérience « communiste » du XX° siècle dont l’apport n’est pas négligeable, un « en commun » pourrait ainsi prendre corps.
Que reste-t-il du communisme ? Le mot n’emporte pas la chose. Comme l’a écrit Vaclav Havel « le même mot brille un jour d’un immense espoir et n’émet un autre jour que des rayons de mort ». Peut-être que le premier mouvement de restauration de l’idéal communiste consiste à renoncer au fétichisme des mots tant que l’on n’est pas capable d’en donner un contenu sérieux ; cesser, par exemple, de se réclamer du marxisme pour mieux masquer la vanité de certains essais. Il en irait de même du communisme, selon Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly : « Le communisme, sans doute, est le nom archaïque d’une pensée encore tout entière à venir … Lorsqu’elle sera là, elle ne portera pas ce nom … ».
3. La citoyenneté, héritage et investissement
Dans cette situation où un passé a failli et où l’avenir reste indiscernable, quelle attitude politique adapter ? Il faut admettre que pour explorer de nouvelles voies nous ne disposons que des outils d’une période révolue, « pendant la mue le serpent est aveugle », a écrit Ernst Jünger. Mais il faut également prendre conscience que ces périodes équivoques de transition sont les plus riches de contradictions entre le passé rémanent et le nouveau qui émerge à peine. Projets et programmes sont nécessaires dans l’action à court terme, mais sont en réalité de peu d’utilité pour ouvrir de réelles perspectives, les situations actuelles du parti communiste et du parti socialiste l’illustrent dramatiquement. Alors, que faire ? L’hypothèse faite ici est qu’en avenir aléatoire il convient de s’interroger sur ce qu’il convient de conserver de l’héritage et qu’il s’agit là, pour le moment, du meilleur investissement à la fois pour conjurer des dérives monstrueuses et ouvrir le chantier des nouveaux outils et des nouvelles aventures humaines. À cet égard, le concept de citoyenneté semble le plus approprié à condition de lui donner un contenu précis et de ne pas en faire le faux-semblant d’une mode.
Le choix d’un approfondissement de la citoyenneté permet de s’inscrire dans une longue généalogie : Athènes, Rome, les cités du Moyen-Âge, la Révolution Française (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! »), jusqu’au débat actuel sur la citoyenneté européenne décrétée par le traité de Maastricht. On tire de ces expériences multiples que la citoyenneté est le condensé des idées politiques d’une époque déterminée, qu’il n’y a pas d’histoire de la citoyenneté mais une succession d’expérimentations, que dans tous les cas il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs fondatrices, sans exercice doté des moyens de droit nécessaires, sans aptitude à répondre aux défis de l’histoire c’est-à-dire sans dynamique propre.
Il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs.
D’abord, une conception de l’intérêt général qui a émergé en France au fil des siècles comme catégorie originale distincte de la somme des intérêts particuliers. Elle s’est incarnée dans de hautes figures de notre histoire et a donné naissance en son sein à la notion de service public, théorisée au sein d’une école française originale. On a considéré qu’il y avait service public lorsqu’il y avait mission d’intérêt général (définie par la représentation nationale), personne morale de droit public, relevant d’un droit spécifique : le droit administratif. Le service public payé par l’impôt et non par les prix s’est vu doté de prérogatives spécifiques. Notion simple à l’origine, celle-ci s’est complexifiée au fil du temps en raison même de son succès et de l’extension de son champ, de plus en plus hétérogène. La distinction public-privé est devenue moins claire donnant naissance à des formes hybrides (régies, concessions, délégations de service public), le contrat a de plus en plus concurrencé la loi comme instrument de régulation. La notion de service public entre aujourd’hui en conflit avec la conception dominante au sein de l’Union européenne d’une « économie de marchée ouverte où la concurrence est libre ». Il s’agit là d’une confrontation essentielle, les textes fondateurs de la Communauté européenne ignorant la notion de service public au profit de celle de « service d’intérêt économique général ». La notion de service public fondée sur les principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité et correspondant souvent à un monopole public justifié par la spécialisation de l’activité considérée, est nécessairement évolutive. Elle est également indissociable de la question de propriété publique sur laquelle on reviendra.
Ensuite, une affirmation du principe d’égalité énoncé dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et consacré constitutionnellement par l’interdiction de toute distinction d’origine, de race ou de religion. Son article 6 a également proclamé l’égal accès des citoyens aux emplois publics « sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents ». Le problème constant a été de rapprocher égalité en droit et égalité sociale effective, la Déclaration des droits elle-même justifiant la possibilité de distinctions sociales au nom de l’ « utilité commune », aujourd’hui de l’intérêt général tel que défini précédemment. Il est donc conforme au principe d’égalité d’apporter des réponses différentes dans des situations différentes ou en raison d’un intérêt général, mais la distinction doit respecter un principe de proportionnalité. C’est au nom de cette interprétation que, faisant parfois référence à l’affirmative action en vigueur aux Etats Unis, des actions (et non des discriminations) positives ont été introduites : progressivité de l’impôt, quotient familial dans les cantines ou les écoles de musique, 3° voie d’accès à l’ENA réservée à des syndicalistes, militants associatifs ou élus, etc. C’est également sur cette base qu’a été abordée la question de l’égalité entre les femmes et les hommes ; la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a modifié la Constitution pour prévoir que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » et que les partis doivent contribuer à la mise en œuvre de ce principe selon des dispositions prévues par une loi du 6 juin 2000, dispositions qui ont été d’une efficacité limitée. C’est également sur la base de cette conception de l’égalité des citoyens et des citoyennes qu’a été défini le modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol, opposé à la conception communautariste de la logique des minorités et du droit du sang.
Enfin, une exigence de responsabilité, qui se décline en responsabilité pénale (« nul n’est pénalement responsable que de son propre fait », art. 121-1 du code pénal) ; civile, qui conduit à réparer l’inexécution d’un contrat ou un dommage causé de son propre fait (art. 1382 du code civil) ou de celui d’une personne ou d’une chose que l’on a sous sa garde (art. 1134 du code civil) ; administrative, qui invite à distinguer la responsabilité personnelle de la responsabilité de ou du service, la faute simple de la faute lourde, etc. Il y a aussi une dimension éthique de la responsabilité, responsabilité politique des élus et des fonctionnaires qui s’apprécie selon des règles, des modalités et des instances spécifiques et une responsabilité morale parfois difficile à caractériser en raison d’une globalisation croissante des risques et de la socialisation des assurances contractées. Au fond de la question de la responsabilité siège l’interrogation : quelle est l’origine des règles de la morale sociale ? La réponse apportée dans notre pays est qu’elle ne relève ni d’un ordre naturel, d’une fatalité, ou de l’intervention d’une quelconque transcendance, mais de la mise en œuvre du principe de laïcité. Celui-ci se fonde sur la dialectique de la liberté de conscience et de la neutralité de l’État dont les contradictions sont arbitrées par la notion juridique d’ordre public.
Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif doté des moyens nécessaires.
Cela suppose qu’existe un statut du citoyen. La citoyenneté est un concept politique qui inclut un ensemble de droits et de devoirs dont l’énumération n’est en réalité explicite que par référence à la privation des droits civiques ; elle recouvre largement la qualité de national sans s’identifier à elle (tous les nationaux ne sont pas citoyens ; à l’inverse, les étrangers communautaires résidents disposent de la plupart des droits du citoyen français et sont soumis aux mêmes devoirs). Mais il existe aussi des dimensions économiques et sociales de la citoyenneté. Le droit constitutionnel au travail est partie intégrante de la citoyenneté et les choix de politique économique publique ne sont pas sans incidence sur les conditions de réalisation de la cohésion sociale et de mise en place de services publics ; la citoyenneté dans l’entreprise conduit à prendre en compte la possibilité d’intervention des travailleurs et de leurs organisations représentatives non seulement dans la définition des conditions matérielles et morales du travail mais aussi dans leur participation à la gestion. Les droits à la santé, à l’éducation, au logement, aux transports, à la culture ne sont pas dissociables de la citoyenneté car ils en conditionnent l’exercice effectif, les carence en la matière ont souvent un effet cumulatif, source de graves inégalités. Toutefois la citoyenneté est avant tout politique et le citoyen ne saurait s’effacer devant le travailleur ou l’allocataire social.
La démocratie locale est un lieu privilégié de formation et d’exercice de la citoyenneté car le citoyen y est proche des lieux de pouvoir et particulièrement à même de se faire une opinion sur les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre. La gestion des collectivités territoriales est régie par le principe de libre administration, posé par l’article 72 de la Constitution, principe limité par d’autres principes (unité et indivisibilité de la République), l’absence de domaine législatif propre, le contrôle de légalité, le contrôle budgétaire et la contractualisation. Comme au niveau national on constate une personnalisation des exécutifs. Les modes de représentation présentent des disparités selon la taille des collectivités. Les élus sont de plus en pris entre l’administration classique et des réalisations managériales plus propices à la médiation. Le développement de l’intercommunalité permet des économies d’échelle et une meilleure efficacité mais augmente le rôle des experts parfois au préjudice de l’autorité des élus. Ceux-ci, ne disposant pas d’un statut pourtant évoqué de façon récurrente inclinent à cumuler les mandats : leurs droits ont augmenté sans leur permettre pour autant de développer leur activité en toute sécurité. La participation des citoyens à la délibération et à la gestion peut s’exercer sous des formes extrêmement diverses (commissions extra municipales, consultations obligatoires d’instances ad hoc, référendum communal, associations) mais ces moyens sont extrêmement encadrés et finalement de peu de portée. Il s’ensuit des taux d’abstention aux élections locales élevés et en croissance.
Les institutions conditionnent évidemment l’exercice de la citoyenneté. La citoyenneté, co-souveraineté régie par le contrat social est une création continue. La France est à cet égard un véritable laboratoire institutionnel (quinze constitutions en deux siècles). La combinaison de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire a été réglée par la constitution de la V° République en considérant que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum, celui-ci étant réglementé par les articles 11 et 89 de la Constitution. La loi, votée par le Parlement, est l’expression de la volonté générale de la communauté des citoyens. Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation, mais, sous la V° République, la clé de voûte est le Président de la République qui a le pouvoir exécutif sous réserve du cas de cohabitation. Les institutions doivent garantir la cohérence de l’État de droit, non seulement au regard des traités internationaux mais également quant aux rôles respectifs des juridictions judiciaires, administratives et du Conseil constitutionnel. Nous reviendrons sur ces questions.
Il n’y a pas de citoyenneté sans dynamique propre
Dans une situation en crise, la citoyenneté est fréquemment évoquée comme nouveau paradigme de recomposition, mais par un effet de mode, sans qu’aucun contenu soit véritablement recherché. Outre les causes de décomposition précédemment examinées, au plan individuel, il s’agit surtout de civilité, au mieux de civisme. Ce ne sont pas là sujets sans intérêt, Sébastien Roché a étudié les causes des incivilités : tolérance accrue aux petits délits, recours à la violence comme moyen de réassurance pour certains jeunes, déclin du courage d’aide à l’ordre public, départ des militants des quartiers difficiles. Mais il y a aussi crise des représentations, désuétude de la forme parti, affaiblissement de la bipolarisation droite-gauche, altération des médiations, domination du champ culturel par le marché, etc. La crise renvoie aujourd’hui chacun vers sa responsabilité propre. Moins soumis à la domination d’appareils qui ont souvent failli, les engagements dans une diversité extrême sont plus libres. Leur combinaison originale fait de chaque individu un sujet unique, doté de ce que l’on pourrait considérer comme un « génome » de citoyenneté. À l’inverse de la période précédente, la question serait alors de retrouver une nouvelle centralité pour la communauté des citoyens.
Cela ne dispense pas pour autant la citoyenneté de devoir prendre en compte l’émergence de citoyennetés transnationales. Le traité de Maastricht a décrété qu’était instituée une citoyenneté de l’Union européenne et qu’était citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre, le traité d’Amsterdam précisant que cette citoyenneté européenne ne se substituait pas mais complétait la citoyenneté nationale. Outre ce caractère formel, il s’agit d’une citoyenneté de faible densité, puisque sont seulement évoqués à la suite : la liberté de circulation, de séjour au sein de l’Union, le droit de vote dans certaines conditions, la protection diplomatique, le recours au médiateur ; on sait au surplus que le futur traité européen modificatif envisagé ne retiendra pas les symboles (hymne, drapeau, etc.). Ce n’est donc qu’une citoyenneté de superposition sans autonomie véritable, assortie de multiples réserves, empruntant nécessairement le canal des États, et surtout dominée par les options économiques et financières de l’Union. Si l’on adopte la problématique retenue précédemment pour caractériser la citoyenneté : valeurs-exercice-dynamique, force est de constater qu’il est difficile, à l’heure actuelle, de donner un contenu spécifiquement européen à ce triptyque. L’exercice semble même plus aisé à réaliser au niveau mondial où, de longue date, la citoyenneté a pu transcender les appartenances nationales (l’Américain Thomas Paine et l’Allemand Anarchasis Cloots – qui se déclarait citoyen du monde – députés de la Convention sous la Révolution française, par exemple). Le phénomène de mondialisation crée des conditions aujourd’hui favorable à cette évolution (Internet, ONG, droit international, etc).
Reste à situer les droits du citoyen par rapport aux droits de l’homme dont le professeur Jean Rivero écrivait que si les seconds étaient des libertés, les premiers étaient des pouvoirs. Les droits de l’homme constituent un ensemble juridique incertain puisqu’il existe plusieurs textes de référence. Ils se situent, indique Marcel Gauchet, dans l’espace laissé libre par l’échec des religions dans l’ordre séculier, puis du rêve prométhéen socialiste et communiste ; ils définissent ici et maintenant des valeurs anhistoriques ; ils fonctionnent sur la base de l’indignation, de la révolte et du relais médiatique, assurant dans la sphère sociale une autorégulation analogue à celle du marché dans l’ordre économique. Les droits du citoyen englobent les droits de l’homme, mais se situent au surplus sur le terrain du pouvoir d’État, ne peuvent ignorer leur genèse, se réfèrent nécessairement à une perspective historique, et doivent, le cas échéant, faire face à la raison d’État.
Le concept de citoyenneté peut ainsi rassembler de manière cohérente l’ensemble des composantes de l’héritage républicain et progressiste. Son approfondissement, dans les conditions de notre temps, peut constituer en outre l’instrument du passage du siècle qui a vu une tentative volontariste trop imparfaite échouer à une civilisation intégrant cette expérience, mais plus intelligente dans sa compréhension des interactions, plus ambitieuse dans son inscription dans l’évolution du genre humain. La théorisation de cette démarche n’existe pas encore. Adossé à l’héritage, il est cependant possible d’entreprendre chapitre par chapitre les recherches qui permettront ultérieurement la mise en cohérence théorique. Dans cet esprit, on se limitera ici à deux questions qui apparaissent en tout état de cause cruciales : la propriété et l’État.
4. Du droit de propriété à l’appropriation sociale
Si la propriété publique n’est pas une condition suffisante de la transformation sociale, on ne saurait en déduire, comme certains raisonnements le laissent parfois entendre que, parce qu’elle n’est pas suffisante elle n’est pas nécessaire. Tout au contraire, la permanence du thème témoigne qu’il s’agit là d’un élément stratégique de la maîtrise économique et de toute transformation de société.
La nécessité d’un secteur public vaste et modernisé n’est pas moindre aujourd’hui qu’hier, ses justifications principales demeurent, mais il convient, dans la continuité des réflexions antérieures, de les refonder en tirant les enseignements des expériences réalisées (notamment des nationalisations de 1982), et de l’évolution du contexte national et international. L’unification des problèmes les plus généraux s’effectue désormais au niveau mondial en même temps qu’émergent des valeurs à vocation universelle (droit au développement, protection de l’écosystème, droits de l’homme et du genre humain, etc.). L’idée d’une mise en commun des ressources et des moyens pour apporter des solutions à ces problèmes, ce qui implique de fixer des règles de droit international adéquates, a été évoquée de toute part à travers des formules telles que le « patrimoine commun de l’humanité » (guerre du Koweit) ou les « biens à destination universelle » (Vatican II).
Ces questions sont désormais traitées dans des conférences internationales qui permettent d’envisager à terme la constitution de services publics de cette dimension ; certains d’entre eux sont déjà très développés (communications, aéronautique, météorologie, etc.). Le XXI° siècle pose d’entrée le problème de l’organisation de services publics et de mises en commun au niveau mondial. Il pourrait être l’ « âge d’or » de services publics mondiaux, internationaux et nationaux. Les raisons avancées par les partisans de l’ouverture du capital des entreprises publiques sont généralement présentées comme relevant de l’évidence des axiomes de la théorie néo-libérale : concurrence, alliances, échelle, mobilité, continuité stratégique, qualité, etc. À l’inverse, trois types de raisons traditionnelles peuvent être invoquées en faveur d’une politique active du service et du secteur public.
En premier lieu, des raisons politiques qui sont l’exacte contrepartie de l’importance qu’accordent les forces capitalistes à la question de la propriété. C’est la forme la plus simple de la contestation du pouvoir de l’argent, de la logique de rentabilisation financière. Le développement d’un secteur public important, en tant qu’il est facteur de cohésion et de régulation sociales et moyen d’action contre les inégalités, permet, au-delà de la seule égalité des droits, de tendre à l’égalité sociale effective par la désaliénation des rapports sociaux et la réduction du caractère marchand des relations entre les hommes. Il participe ainsi des conditions fondant la dignité des citoyens ; c’est pourquoi répondant fondamentalement à une logique non-marchande, le capital public est, en principe, indivisible.
En deuxième lieu, des raisons économiques, le secteur public demeurant un instrument privilégié de définition et de mise en oeuvre de la politique industrielle, des politiques d’aménagement, de recherche, de formation et de progrès social, ce que la seule réglementation ou la contractualisation ne sauraient assurer en laissant libres la propriété financière et la logique monétariste.
En troisième lieu, des raisons sociales : la loi, expression de la volonté générale, et le règlement trouvent, dans le secteur public, un champ d’application privilégié avec l’existence de statuts comportant pour les travailleurs des garanties plus élevées que dans le reste de la société. Le mouvement de l’automne 1995, aussi bien que la réaction à l’instauration du service minimum dans les transports terrestres de voyageurs, a témoigné, en France, de l’attachement des travailleurs des entreprises publiques à ces statuts et de l’existence d’une véritable culture historique de service public que l’on peut faire remonter à l’Ancien Régime, consolidée par la Révolution française, et qui affirme que l’intérêt général est une catégorie spéciale, éminente.
Pour autant, ces raisons fondamentales ne sauraient dispenser le service public et le secteur public d’une adaptation constante, notamment en raison des évolutions technologiques et de son internationalisation. Des exigences nouvelles fondent la nécessité d’un secteur public important. C’est ainsi que les entreprises publiques ayant été fondées pour beaucoup d’entre elles sur la base du principe de spécialisation qui leur conférait le monopole de leur activité doivent se diversifier, diversification que nombre d’entre elles ont déjà engagée. En droit, cela s’est traduit par l’idée, retenue par le Conseil d’État, qu’une « certaine marge de diversification » était admissible (EDF étant autorisée à faire de l’ingénierie mais non de la télésurveillance, GDF du traitement des ordures ménagères mais non de la cartographie). De même, la concurrence des modes de transport, ou certains cas d’aliénation du domaine public ont conduit à prévoir et à préciser des « précautions de service public » conduisant à une rédaction particulièrement rigoureuse des cahiers des charges et à la définition de nouvelles catégories de droits réels. Plus généralement la complexification de la société conduit à la révision de règles classiques, notamment en matière d’aménagement de l’espace, qui débouche sur des novations intéressantes. Par ailleurs, les lois transversales (air, eau, littoral, etc.) se multiplient. Tous cela indique que le secteur public et le service public doivent nécessairement s’adapter en raison même du principe de continuité.
Cette adaptation doit se faire au bénéfice d’un approfondissement théorique qui peut conduire, notamment, à réviser et à compléter les principes classiques (égalité, continuité, adaptabilité) par d’autres principes (laïcité, neutralité, déontologie, transparence, participation, etc.). A cette diversification des principes correspond une diversification des propriétés (au sens des qualités et fonctions) du secteur public, ce qui conduit au réexamen du concept de propriété lui-même pour déboucher sur la notion d’appropriation sociale dont il convient de préciser la problématique.
La propriété n’est pas un concept donné une fois pour toutes, selon notamment qu’elle est regardée comme un droit individuel ou comme un pouvoir de la collectivité. Les notions de propriété publique et de secteur public sont claires et il n’est pas question ici de leur substituer d’autres vocables, mais de rechercher des concepts susceptibles d’en augmenter la portée.
Trois générations de propriétés peuvent être distinguées dans l’histoire contemporaine.
Première génération : aux termes de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité » ; tandis que, selon l’article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » et selon l’article 545 : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » On dispose donc là de la base juridique parfois résumée par usus, fructus et abusus, qui fait du droit de propriété privée un attribut de la citoyenneté. Mais il résulte de ces textes mêmes que la « nécessité publique » ou l’ « utilité publique » participe aussi de la citoyenneté et qu’elle peut contredire le droit de propriété privée ainsi limité. Cette contrainte fait que la propriété publique n’est pas réductible au concept juridique de propriété ; elle fonde un pouvoir public et a, de ce fait, un caractère évolutif en fonction des changements affectant les rapports socio-technologiques.
Deuxième génération donc, la propriété publique. Le préambule de la Constitution de 1946 repris par la constitution de 1958 dispose que : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir propriété de la collectivité ». Le Programme commun de gouvernement avait considéré, en 1972, que devait être nationalisé l’ensemble du secteur bancaire (sauf quelques exceptions) ainsi qu’un certain nombre d’entreprises répondant à quatre catégories de critères :
« – Les entreprises qui répondent directement à des fonctions collectives ayant le caractère de service public et donc à des besoins sociaux fondamentaux ;
– Les sociétés vivant sur fonds publics, qu’il s’agisse de marchés publics, de subventions, de crédits de faveur, etc ;
– Les principaux centres d’accumulation capitaliste qui dominent la plus grande partie, voire la totalité de certaines productions, réduisant la concurrence à celle de quelques firmes géantes ;
– Les entreprises qui contrôlent des branches essentielles pour le développement de l’économie nationale (niveau technique, échanges internationaux, rôle régional, etc.). »
Cet ensemble bancaire et financier conduisait à la nationalisation de quelque 1450 sociétés (selon les évaluations du Parti communiste) dont il était démontré qu’elles avaient de forts impacts sur l’ensemble de l’économie nationale et qu’elles constituaient donc, avec le secteur public alors existant, un instrument de maîtrise politique, économique et sociale efficace. La nationalisation devait être « franche » et non « financière », ce qui n’excluait pas une politique complémentaire de prises de participations financières à condition que celles-ci conservent un caractère accessoire (on pourrait en dire autant des fonds de pension aujourd’hui). Finalement, furent nationalisées, on le sait, quelques dizaines de sociétés industrielles et bancaires dont la logique de développement ne fut guère réformée, malgré les lois de démocratisation du secteur public et les droits nouveaux accordés aux travailleurs par les lois Auroux.
La tentation existe aujourd’hui, à la suite de l’échec des nationalisations de 1982 et de l’effondrement du socialisme réel, de relativiser l’importance de la propriété publique au profit d’une réflexion sur l’immatériel : services, missions, comportements, mentalités, etc. Cette approche appelle une triple critique : premièrement, elle conduit à donner priorité à la gestion sur le pouvoir ; deuxièmement, elle évacue les aspects stratégiques les plus globaux au nom d’une désétatisation de principe et d’une confuse délibération citoyenne ; troisièmement, elle fige le concept de propriété dans une acception strictement juridique. En réalité, c’est le contenu du concept de propriété lui-même qui appelle mise à jour ; c’est la diversification géographique de la propriété publique qui fait problème ; c’est la dynamique interne du secteur public qui pose des questions nouvelles.
C’est pour toutes ces raisons que l’on peut concevoir la troisième génération, celle de l’appropriation sociale, qui formalise la combinaison de ces potentialités nouvelles. Elle ne contredit pas la notion de propriété publique, elle en exprime le mouvement et en augmente la portée.
La première question est donc celle du concept même de propriété.
Au-delà du simple usage et du droit de disposer, la propriété publique intègre des éléments de maîtrise qui se situent aux plus hauts niveaux de l’organisation sociale et, en premier lieu, là où s’expriment les prérogatives de puissance publique et les questions de souveraineté, c’est-à-dire au niveau de l’État. La propriété de l’État (et peut-être, dans l’avenir, d’instances supra-étatiques internationales) doit donc conserver un caractère éminent et ne pas être confondue avec celle des collectivités territoriales et a fortiori avec telle ou telle participation de salariés ou d’usagers au capital. Cela dit, il convient, bien évidemment, de combattre toute centralisation excessive et toute forme de bureaucratie qui lui serait liée, mais ces nécessités ne justifient pas à elles seules le recours au mot d’ordre sommaire et imprudent de désétatisation. Pour autant la propriété publique doit être diversifiée et peut être mouvante, adaptée aux besoins, aux nécessités de la gestion et aux évolutions de l’environnement. Elle peut également être combinée avec de nouvelles catégories de droits réels et les caractéristiques réglementaires évolutives du service public. Le transfert juridique de propriété ne saurait ainsi caractériser à lui seul la propriété publique qui doit internaliser tous les éléments de la maîtrise publique et être assortie des droits et obligations correspondants en ce qui concerne la souveraineté nationale, le respect de l’intérêt général, le contrôle technologique, le pouvoir des travailleurs, la gestion, etc.
La deuxième question est celle de la diversification géographique.
Alors que, jusque-là, la propriété publique s’est essentiellement développée par la nationalisation, il convient de donner plus d’importance à la propriété publique qui pourrait être définie aux niveaux infra et supranationaux. La propriété des collectivités territoriales dispose déjà de larges possibilités de développement dans les opérations d’aménagement de l’espace. La question doit être également posée au niveau européen voire mondial, à contre-courant de la logique libérale dominante, à partir des contributions financières des États susceptibles de participer aux opérations conjointes de service public. C’est un argument fort pour que soit donné priorité à l’Europe politique. Il reste cependant que le niveau national demeure principal dans l’articulation du particulier et du général.
La troisième question concerne la prise en compte de la dynamique interne du secteur public.
Il s’agit de traduire en prérogatives le mouvement de diversification-complexification précédemment évoqué qui anime aujourd’hui le secteur public. Il importe également de tirer les leçons des expériences antérieures de nationalisations qui ont échoué parce qu’elles ont tenu un compte insuffisant de la nécessité de l’intervention des travailleurs et du changement des mentalités et des comportements. Ainsi, pour revenir sur les nationalisations de 1982, il eût été préférable (mais sans doute cela n’aurait-il pas suffit) de promulguer simultanément les lois de nationalisation (février 1982), de démocratisation du secteur public (juillet 1982) et les lois Auroux (1982-1983). S’il importe au plus haut point que les usagers soient impliqués dans la caractérisation des besoins, voire dans certains aspects de l’organisation des services et de la gestion, le service public ne saurait être défini par la seule expression du client ou du consommateur et, partant, la configuration du secteur public répond nécessairement à d’autres déterminations que consuméristes, elle ne saurait être confinée à l’optique du marché.
Il résulte de ce qui précède que l’appropriation sociale peut être regardée comme l’action par laquelle la propriété publique, au-delà des critères élémentaires de la propriété privée, tend à intégrer l’ensemble des éléments financiers, techniques, politiques de la maîtrise du service public et à leur donner une traduction juridique affirmant la primauté de l’intérêt général dans l’organisation de la société.
5. La question centrale de l’État et de ses institutions
Pour beaucoup à gauche, l’appropriation sociale présente avec la question de l’État cette caractéristique commune d’être soupçonnée de relever d’un modèle soviétique que l’on récuse d’autant plus fort qu’on a pu l’adorer. À propos de l’appropriation sociale ou de la propriété publique ses nouveaux contempteurs souligneront que ce n’est pas la panacée, que l’essentiel réside dans la gestion (ou la gouvernance, ou le management) on ne parlera plus de nationalisation ni de secteur public, mais de « pôle public » de densité indéterminée. Quant à l’État, on ne sera pas loin de le considérer comme intrinsèquement pervers, assimilable sans plus de précaution à l’étatisme ou à l’étatisation au profit d’une société civile moins exigeante, lieu d’une « nouvelle citoyenneté » aussi spontanée qu’évanescente. Comme il faut néanmoins couvrir le volet des institutions, ne serait-ce que parce que les institutions de la V° République encadrent effectivement la vie politique, on évoquera de l’extrême gauche à l’extrême droite une VI° République, sans scrupules excessifs sur les contenus dont on peut cependant imaginer qu’ils sont différents.
Mais il existe une autre raison, plus fondamentale, qui fait de la VI° République une revendication illusoire : aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République, parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait – et l’on doit s’en souvenir – balayée par le coup d’État du 2 décembre 1851 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 20 et 21 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains, moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième succède à la seconde guerre mondiale, à l’écrasement du nazisme et à la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre 1946. La cinquième voit le jour par le référendum du 28 septembre 1958 ; elle est consécutive au putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime au niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on n’a changé de république sans événement dramatique. Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore … l’Évènement.
Comme on l’a précédemment rappelé, la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques en droit interne sans pour autant ouvrir une perspective, dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la V° République, qui aura bientôt cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française. Cette constitution peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier 1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.
L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation qu’elle aura fait l’objet de quatorze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence du discours éclectique sur une VI° République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre), ce qui semble, à certains égards, être l’orientation du nouveau Président de la République. Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme ne différant que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.
Il est donc temps de remettre sur le chantier une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture. On rappellera toutefois que le Parti communiste français avait fait cet effort en rendant public en décembre 1989 pour marquer le bicentenaire de la Révolution française, une Déclaration des libertés placée en tête d’un Projet constitutionnel complet. L’originalité d’un travail sur les institutions tient au fait qu’il n’est pas possible de le mener sérieusement sans replacer chaque proposition dans l’analyse d’ensemble du système institutionnel qui, en retour, confère à toute proposition constitutionnelle ainsi traitée, la force de la cohérence de l’ensemble. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs existant dans une société déterminée. Son schématisme fait sa force et relativise son importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.
L’idée qu’un État moderne doit avoir une constitution écrite est présente dans la pensée et dans l’action des philosophes du XVIII° siècle, de Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ce dernier ayant lui-même rédigé une constitution pour la Corse (1768) et une autre pour la Pologne (1771). Pour autant cette réglementation suprême ne saurait faire obstacle à l’intervention directe du peuple chaque fois que cela est possible. Jean-Jacques Rousseau affirme dans le Contrat social « Où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant ». Au demeurant, l’intervention populaire directe ne saurait faire l’objet d’une réglementation excessive, sauf à se priver du fortuit, de l’incodifiable et à porter atteinte à l’initiative, au talent, à l’épopée même. Cependant, des règles sont nécessaires pour réglementer efficacement la démocratie directe.
La démocratie directe, c’est avant tout le plein exercice des droits et des libertés existants et la lutte pour en conquérir de nouveaux. Mais il est possible d’envisager d’autres modalités d’intervention directe réglementées. Des progrès peuvent, en effet, être réalisés en la matière. On en donnera deux exemples. Le premier consisterait à accroître la portée du droit de pétition. Une question rédigée qui aurait réuni un certain pourcentage de signatures d’électeurs inscrits pourrait faire obligation à l’assemblée délibérante compétente pour connaître de cette question, d’en débattre et de prendre position. Cette décision pourrait ensuite, en cas d’approbation, conduire à l’élaboration des règles administratives, réglementaires ou législatives correspondantes. Le rejet du texte devrait être motivé et le débat se poursuivrait éventuellement dans l’opinion publique. Le second exemple reviendrait, sous certaines conditions, à donner l’initiative des lois au peuple (et non le référendum d’initiative populaire pour les raisons évoquées ci-dessous sur l’usage du référendum). Là encore un minimum de soutiens seraient exigés sur une proposition de loi entièrement formulée. Après quoi le texte pourrait être inséré dans une procédure parlementaire et devenir une loi au terme du processus qui pourrait faire intervenir des instances déconcentrées ou décentralisées. Ce ne serait à vrai dire pas une véritable novation : la Constitution de l’An I, pourtant réputée jacobine, prévoyait déjà l’intervention des communes et des assemblées primaires des départements dans l’élaboration de la loi :
«Art. 58. – Le projet est imprimé et envoyé à toutes les communes de la République, sous ce titre : loi proposée.
Art. 59. – Quarante jour après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. ».
C’est cependant la question du référendum qui constitue en matière de démocratie directe la question la plus délicate. En reconnaissant à tous les citoyens le droit de concourir personnellement à l’expression de la volonté générale et à la formation de la loi, la Déclaration des droits de 1789 ouvrait la voie aux consultations référendaires et à la mise en mouvement politique du peuple. Mais on a vite pressenti les dangers du référendum et les risques qu’il pouvait faire courir à la démocratie dans les mains d’un pouvoir autoritaire relevant de la ligne de force césarienne évoquée plus haut. Olivier Duhamel l’a souligné : « le référendum peut être liberticide : les Bonaparte en ont apporté la preuve ». La Constitution de 1793 prévoyait donc que le peuple pouvait délibérer sur les lois proposées par le corps législatif. La Constitution de 1946 ne retenait le référendum qu’en matière constitutionnelle. La Constitution de 1958 le prévoit en deux dispositions : en matière d’organisation des pouvoirs publics, de réformes relatives à la politique économique ou sociale, de ratification des traités (Art. 11) et en matière constitutionnelle (Art. 89). Par ailleurs, rappelons que la loi du 6 février 1992 a institué un « référendum communal » ; il est de faible portée.
Bien que les référendums sur le traité de Maastricht en 1992 et celui sur le récent projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe », mis en échec le 29 mai 2005, aient été l’occasion de débats importants, il reste que, depuis la Libération, seulement quatre référendums sur vingt-huit ont dit « non » à ceux qui les ont organisés.
Outre le référendum, le peuple exerce sa souveraineté par la médiation de ses représentant, c’est la démocratie représentative. L’article 6 de la Déclaration des droits de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité actuel, proclame que la loi est l’expression de la volonté générale, tandis que l’article 34 de l’actuelle constitution dispose que la loi est votée par le Parlement. En vertu du principe de séparation des pouvoirs et pour équilibrer les fonctions normatives de l’exécutif et du législatif, les articles 34 et 37 définissent les champs respectifs de la loi et du décret. Tel est du moins le schéma théorique car, dans la réalité, c’est le Gouvernement qui a largement l’initiative du travail législatif en fixant, pour l’essentiel, l’ordre du jour du Parlement et en réservant la plus grande place à ses projets, tandis que les textes d’origine parlementaire, les propositions de lois, sont réduites à la portion congrue. Une telle pratique n’est pas conforme aux principes affichés et le préjudice est d’autant plus important que la Constitution a été modifiée en 1992 par l’introduction d’un article 88-2 disposant notamment que : « la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne … », ce qui se traduit par une entrée en force du droit européen en droit interne français et limite, en conséquence, les prérogatives du Parlement national. De plus, la montée en puissance du Conseil constitutionnel à partir de 1971 en a fait un organisme politique en forme juridictionnelle qui s’est doté, au fil du temps et par voie jurisprudentielle, d’un pouvoir constituant permanent en dehors de toute source de légitimité, même si l’on peut considérer que, jusqu’à présent, il n’en a pas abusé et qu’il a joué parfois un rôle positif en matière de défense des libertés publiques. La représentation est donc en crise, ce qui se traduit en particulier par une hausse générale des taux d’abstentions à toutes les élections (à l’exception de l’élection présidentielle, mais pour des raisons médiatiques) et notamment aux élections locales qui sont pourtant celles où le citoyen est le plus proche des lieux de pouvoir et qui devraient l’intéresser davantage pour cette simple raison.
La situation est encore aggravée par le fait que si l’article 20 de la Constitution prévoit bien que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », cela dépend de la concordance ou non des majorités présidentielle et législative. Lorsqu’il y a concordance, c’est le Président de la République qui est maître de l’exécutif ; dans le cas contraire, celui de la cohabitation, c’est le Premier ministre qui a l’essentiel des compétences, même si son but est de devenir, à son tour, président, avec une majorité conforme. Cette constitution, si souvent rapetassée au cours de la dernière période, ainsi qu’il a été dit, est donc, au surplus, de caractère aléatoire, ce qui est un non-sens constitutionnel et très malsain pour la démocratie. En effet, avant les élections présidentielle et législatives, on ne sait qui du Président de la République ou du Premier ministre détiendra finalement le pouvoir exécutif selon qu’il y aura, ou non, concordance des majorités. L’instauration du quinquennat a aggravé le phénomène. Alors que Michel Debré, promoteur de la Constitution de la V° République, prétendait instaurer un « parlementarisme rationalisé », le professeur Jean-Marie Denquin, pourtant de sensibilité gaulliste, parle aujourd’hui de « monarchie aléatoire ». C’est donc le statut du Président de la République, aujourd’hui clé de voûte des institutions, qui est le point de départ de toute réforme institutionnelle conséquente.
Il ne saurait y avoir deux sources de légitimité concurrentes de la représentation nationale et populaire. Or, en France, pour des raisons historiques et par le jeu naturel des pouvoirs, la légitimité d’un président élu au suffrage universel l’emportera toujours sur celle que partagent plusieurs centaines de parlementaires élus localement au scrutin majoritaire. Il faut donc choisir : le Parlement ou le Président. Comment soutenir qu’est conforme à la ligne de force traditionnelle des Lumières, cette délégation massive de souveraineté que représente l’élection du Président de la République au suffrage universel ? C’est pourquoi le choix fait ici, est celui du régime parlementaire. Selon cette conception, le pouvoir exécutif appartient, sous la direction du Premier ministre, au Gouvernement. Responsable devant le Parlement, il détermine et conduit effectivement la politique de la nation. La légitimité émane du corps législatif, élu selon un scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle. Les arguments selon lesquels cela aurait pour conséquence de faire entrer le Front national au Parlement, ou bien que la priorité est la constitution d’une majorité forte plutôt que la fidèle représentation du peuple ne sauraient y faire obstacle. C’est au débat politique et non à la technique électorale de faire les majorités et de définir la voie à suivre.
Le Président de la République garde cependant dans ce cadre un rôle prestigieux : il représente la France vis-à-vis de l’étranger, il est l’expression symbolique de l’unité et de l’indivisibilité de la République et le garant de la continuité des pouvoirs publics. Il n’est plus élu au suffrage universel direct, mais soit par un collège de grands électeurs soit par le Congrès du Parlement ; la durée de son mandat est dès lors secondaire, la plus longue durée, sans possibilité de renouvellement, pouvant même correspondre à la plus grande banalisation. À cet égard, le mandat de sept ans non renouvelable est sans doute la solution la plus judicieuse dans la gamme des solutions possibles. L’argument selon lequel il faudrait tenir compte de l’idée que l’on se fait de la prétendue adhésion définitive du peuple français à l’élection du Président de la République au suffrage universel n’est que l’expression d’une résignation politique, indigne de notre histoire.
Toute proposition institutionnelle doit veiller à s’inscrire dans une scrupuleuse cohérence de l’État de droit. On ne rappellera pas ici les conditions de la cohérence interne qui reposent essentiellement sur la séparation des pouvoirs et sur l’équilibre délicat à établir entre le principe d’autonomie de gestion des collectivités territoriales et celui d’unité et d’indivisibilité de la République. Il conviendrait aussi de préciser les formes nouvelles de la dualité des ordres juridictionnels (administratif et judiciaire), dualité souhaitable car relevant de la distinction public-privé, classique en France. Un contrôle de constitutionalité est nécessaire. La souveraineté ne pouvant émaner que du peuple, c’est à lui ou à ses représentants qu’il revient en définitive d’assurer la conformité des lois à la Constitution ; sur les questions les plus importantes par le recours au référendum constituant en veillant à éviter toute dérive plébiscitaire ; sur des questions moins importantes par la recherche d’une compatibilité tant juridique que politique dans le cadre du Parlement puisque c’est lui qui vote la loi. Un Comité constitutionnel composé de représentants des différents groupes parlementaires auxquels s’adjoindraient des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation devrait être institué à cette fin. Il n’aurait pas le pouvoir d’empêcher la promulgation d’une loi non conforme à la Constitution, mais seulement d’identifier cette non-conformité en invitant le Parlement à la prendre en considération à l’occasion d’un nouvel examen qui conduirait soit à modifier la loi soit à provoquer l’engagement d’une procédure de révision constitutionnelle.
Une réflexion sur les institutions nationales ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une prise en compte des institutions supranationales, elle doit veiller à leur cohérence externe. C’est possible, même dans le contexte européen actuel, grâce au principe de subsidiarité introduit à l’article 5 du Traité instituant la Communauté européenne aux termes duquel : « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient … que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». Certes, cette formulation laisse une trop large place à l’appréciation de l’opportunité de l’intervention communautaire et il n’y a pas lieu de faire une confiance aveugle à l’appréciation de la Cour de justice des communautés européennes. Une articulation des institutions nationales et transnationales doit cependant être recherchée sans aliénation de la souveraineté nationale. D’ailleurs, dès aujourd’hui, l’article 55 de la constitution dispose déjà que : « Les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Il reste que l’on considère ici, pour toutes les raisons dites précédemment, que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général.
6. Que faire ?
Les dernières consultations électorales ont présenté l’intérêt majeur de révéler le vide idéologique des forces de gauche et la vacuité des projets présentés par les organisations qui s’en réclamaient. Or, l’histoire récente montre que si les forces de droite, ancrées dans l’option du libéralisme, peuvent accéder au pouvoir en se fondant sur l’inquiétude d’une société en crise et se contenter d’une habile communication sur quelques thèmes sensibles – parfois d’ailleurs considérés comme thèmes de gauche tels que la « valeur travail » – il n’en est pas de même pour la gauche. Elle ne peut espérer diriger durablement une société développée comme la France sans que soit élaborée une théorie de la transformation sociale radicale, expression d’une volonté affichée. Le Programme commun de gouvernement des années 1970, malgré toutes ses imperfections, prenait en compte cette nécessité. Il n’est évidemment pas question d’en reprendre ici la démarche, mais de souligner l’ampleur de l’effort idéologique à réaliser dans des conditions toutes différentes, éclairé par cette expérience et celles qui ont conduit à la situation actuelle. Trois impératifs semblent devoir être soulignés.
En premier lieu la nécessité d’affirmer la pérennité du clivage droite-gauche au moment où de nombreuses voix s’élèvent pour en douter ou annoncer son obsolescence définitive. L’origine, on le sait remonte à la Révolution française. Plus précisément à la Constituante où la minorité contre-révolutionnaire (les Noirs) avaient pris l’habitude de siéger à droite et en bas du Président tandis que la minorité démocratique se situait en haut et à gauche. Ce n’est cependant qu’après 1815 que le clivage deviendra quasi-institutionnel. Il se chargera de justifications économiques et sociales tout au long des XIX° et XX° siècle jusqu’à nos jours, sans perdre de sa pertinence dans les grands moments de notre histoire : l’affaire Dreyfus, la loi de séparation des Églises et de l’État, la grande crise des années 1930, la Résistance, les luttes anticoloniales, le Programme commun et l’alternance de 1981. Cela ne veut pas dire que les citoyens de gauche aient toujours été du côté du progrès et les citoyens de droite toujours des conservateurs, ni que les uns et les autres n’aient pu en différentes circonstances se retrouver ensemble sur des objectifs communs. Pour autant il n’est au pouvoir de personne aujourd’hui de récuser la pertinence historique de ce clivage. Sans doute ce constat ne le validerait pas par lui-même s’il ne reposait pas sur des contradictions de fond. Ainsi qu’il a été dit, pour être devenue plus complexe et n’être pas la seule à expliquer le mouvement de l’histoire, la contradiction capital-travail demeure essentielle. A été rappelée également l’existence en matière institutionnelle de deux lignes de forces : l’une démocratique issue des Lumières, l’autre césarienne ou bonapartiste. Et pour être moins vivace qu’autrefois la bipolarisation idéologique marxisme-catholicisme continue d’imprégner culturellement de larges couches de la population. Contrairement donc à un discours qui se prétend moderniste, tout positionnement de transformation sociale véritable ne peut que se référer à la contradiction fondamentale gauche-droite, ce qui n’exclut pas pour autant des accords ponctuels ou circonstanciels et des convergences au sein du pacte républicain fondé sur la conception de la citoyenneté précédemment analysée.
En deuxième lieu, la différenciation droite-gauche ne doit pas être réduite à un positionnement sur l’échiquier électoral qui n’aurait d’autre fonction que d’assurer l’alternance au pouvoir d’équipes qui ne se distingueraient pas sensiblement par les politiques mises en œuvre. Toutes les tentatives centristes se sont donné comme objectif de gommer la bipolarisation droite-gauche au motif que les contraintes économiques et politiques seraient telles qu’un seul type de politique serait possible. À l’inverse, il importe de « faire la différence » sur des questions essentielles qui lèvent toute ambiguïté. Les questions de l’appropriation sociale et de l’État qui viennent d’être évoquées participent de cette différenciation : les options préconisées sont de nature à lever toute confusion entre les positionnements de gauche et de droite sur ces sujets. Tournant le dos aux modes et aux postures conformistes sans principe ni rigueur, il importe de fonder sérieusement et courageusement – c’est-à-dire, le cas échéant, à contre courant de l’opinion – des positions politiques solides sur des questions décisives de la transformation sociale. Au-delà des deux questions précédentes on peut encore évoquer les thèmes suivants comme exemples particulièrement discriminants :
– une conception ferme de la laïcité qui revienne sur les atteintes dont elle a été l’objet au cours des dernières décennies (concordat Alsace-Moselle, financements publics d’organismes confessionnels, interventions publiques dans la représentation religieuse, participation des autorités publiques aux rites, etc.) ;
– la défense et l’illustration de la conception française du service public et de la fonction publique sur la base d’un arbitrage sans concession en faveur de la loi contre le contrat, d’une consolidation des positions statutaires contre les dérives conventionnelles ;
– l’institution d’un statut du travail salarié qui, assurant une plus grande protection sociale des travailleurs du secteur privé, favoriserait leur mobilité, leur adaptabilité, leur promotion sociale ;
– la définition d’une politique d’immigration et d’une politique d’asile qui les distingue clairement l’une de l’autre et qui se rattache à une tradition française d’asile, de protection et de coopération internationale active ;
– une politique européenne partant de la réalité diversifiée des peuples, faisant participer davantage les parlement nationaux, développant des projets communs, tirant de chaque étape les conséquences institutionnelles et s’inscrivant dans une recherche commune d’universalité.
Les travaux engagés sur ces différents sujets seraient les matériaux des synthèses théoriques à venir.
En troisième lieu, c’est sous l’éclairage d’une confrontation de principe de la gauche et de la droite, avec comme points d’appuis majeurs des thèmes de différenciation tels que ceux qui viennent d’être évoqués, que doivent être conduites, sans sectarisme ni complaisance, les luttes au jour le jour, élaborés en tant que de besoin les programmes nécessaires, et menées les batailles électorales à venir.
Comme celles des Bas-Empire, les périodes de décomposition sont sans doute les plus intéressantes de l’Histoire en raison de l’enchevêtrement de l’ancien et du nouveau qui les caractérise, de la richesse des contradictions qui animent leurs soubresauts, des défis qu’elles proposent aux hommes et aux femmes qui les vivent. Elles ne doivent pas nourrir le pessimisme du constat, mais stimuler l’optimisme auquel invite l’intelligence des situations complexes. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes et de femmes, dont plusieurs de ceux que nous avons cités dans ce texte, réfléchissent et progressent dans la connaissance de ce monde, sans aboutir pour autant aux synthèses éclairantes qui nous permettraient une compréhension lucide des temps nouveaux, du type de celles auxquelles Marx ou Jaurès ont pu parvenir dans le passé. Mais, pour le moment, nous ne pouvons faire moins que de conclure comme Garcin, dépourvu d’avenir dans l’Enfer du Huis clos de Jean-Paul Sartre : « Et bien, continuons ! ».
Anicet Le Pors
20 août 2007