L’identité française, contribution à l’universalité – L’HUMANITÉ 24 mars 2007

Si la nation est identifiée à la communauté des citoyens, il y a identité française si la citoyenneté peut être caractérisée dans notre pays par des traits spécifiques qui permettent de la comparer à d’autres citoyennetés afin de repérer ce qu’elles ont de commun et de différent.

Dans son livre La citoyenneté à la française, la chercheuse Sophie Duchesne la définit comme le résultat de la tension existant entre, d’une part la citoyenneté « par héritage » qui fait du citoyen le membre d’une communauté définie par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol, d’autre part la citoyenneté « par scrupules » qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière, des droits de l’homme immanents et sa propre individualité. Sophie Duchesne considère que la citoyenneté est un concept à valeur universelle, mais elle souligne sa force particulière en France et son lien avec l’identité nationale conséquence de la période révolutionnaire (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! »).

Il ne fait pas de doute aujourd’hui que cette identité nationale tend ici et là à être contestée par le biais de conceptions dégénérées qui voudraient se dégager de toute trajectoire historique passée et à venir. C’est ainsi que l’on parlera de « citoyenneté nouvelle », spontanéisme social indéterminé, de « citoyenneté de résidence », donnant-donnant territorial, de « citoyenneté européenne », objet politique non indentifié décrété par le traité de Maastricht.

Il y a identité française s’il est possible de la caractériser par des valeurs cardinales, un exercice spécifique de la citoyenneté par des moyens appropriés, enfin une capacité à faire face aux défis de l’évolution, spécialement dans la période crise que nous connaissons depuis l’effondrement du bloc soviétique.

Il y a identité française par référence à des valeurs forgées dans l’histoire nationale mais se proposant comme valeurs universelles. Une conception de l’intérêt général, catégorie éminente au-dessus de la somme des intérêts particuliers et ayant donné corps à une école française du service public à laquelle nous sommes particulièrement attachés. Une affirmation du principe d’égalité qui tend par des actions positives à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique et qui fonde notre modèle d’intégration sur le droit du sol. Une exigence de responsabilité aux dimensions juridiques et morales que permet le principe de laïcité.

Il y a identité française dans l’exercice effectif de la citoyenneté par des droits et libertés conquis de haute lutte. Un statut du citoyen fondamentalement politique mais aussi économique et social. Une démocratie locale qui rapproche le citoyen des lieux de pouvoir, en particulier dans nos 36 000 communes. Des institutions sans cesse remises sur le chantier (quinze constitutions en deux siècles) qui font de la France un véritable laboratoire institutionnel où cinq Républiques ont émergé dans le drame, le combat et le sang.

Il y a identité française lorsqu’elle s’éprouve enfin dans sa capacité à répondre aux défis de l’histoire. À faire face à la crise de l’individualité et des représentations caractérisée par la perte des repères consécutive, notamment, à l’affaissement des grandes idéologies. À s’inscrire dans une convergence maîtrisée des diverses citoyennetés dans le monde (subsidiairement en Europe) dans une recherche conjointe d’universalité. À contester la raison d’État sur le terrain d’une citoyenneté active, englobant les différentes versions des droits de l’homme, co-souveraineté régie par le contrat social, notre pacte républicain.

Décomposition et transformation sociale – 20 août 2007

« Le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris ».

Alfred de Musset, Confession d’un enfant du siècle, 1836

Une décomposition sociale profonde marque le passage d’un XX° siècle prométhéen à une période historique dont nous ne sommes pas en mesure de dire à quel type de civilisation elle peut correspondre, car le passé détermine encore trop fortement les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Analyser les contradictions profondes qui animent cette décomposition est un préalable à tout diagnostic, a fortiori à toute anticipation sérieuse de l’avenir. Cela implique un retour critique sur les raisons de l’échec des projets qui se donnaient aux XIX° et XX° siècle l’ambition de conférer à l’homme le pouvoir de dominer la nature par les progrès illimités de la science et de forger son destin par sa volonté guidée par la raison.

Pour autant, une telle distanciation ne dispense pas de participer au jour le jour aux luttes pour faire progresser la démocratie politique, l’efficacité économique et la justice sociale. Elle en relativise cependant la signification ; l’utopie progressiste des temps à venir ne peut surgir d’une seule modification pas à pas de l’état social existant qui dispenserait de tout effort de théorisation. Le fait que les outils intellectuels antérieurs apparaissent dépassés ou insuffisants et que nous ne soyons pas encore en mesure d’en forger d’autres n’invalide pas pour autant l’importance de la réflexion pour faire surgir de nouveaux concepts, et l’effort à réaliser pour les mettre en cohérence.

Nous sommes, à l’évidence, passés d’une période où, selon l’idée dominante des progressistes, il semblait possible de dégager le sens de l’histoire et de se l’approprier en le transformant en un déterminisme qui permettait d’écrire cette histoire, à un avenir aléatoire, incertain, probabiliste dans lequel la volonté humaine devra s’exercer d’une autre façon, plus soucieuse des interactions, plus lucide sur les contradictions. Cela n’implique en rien que du passé soit fait table rase, mais tout au contraire que nous soyons en mesure d’assurer correctement le passage de l’héritage légué par les générations antérieures à l’investissement dans les temps nouveaux. Dit de manière plus pratique : que faut-il conserver ? que faut-il promouvoir ?

Il ne s’agit donc pas ici d’engager la vaine élaboration d’un quelconque projet ou programme, voire d’esquisser une nouvelle utopie, mais de s’interroger tout d’abord sur ce qui caractérise la période historique présente, contradictoire et incertaine (1). Puis de revenir de façon critique sur ce qu’a été l’épopée majeure du siècle dernier, la visée communiste, son ambition et son échec (2). Sur cette base peut alors être posée la question de la citoyenneté conçue à la fois comme une manière de mettre l’héritage en cohérence et de donner une base aux nouveaux chantiers théoriques progressistes (3). Ces investissements doivent être orientés prioritairement vers des questions dès aujourd’hui jugées cruciales, à défaut de pouvoir être suffisamment approfondies au stade actuel, telles que celle de la propriété publique sous la forme plus générale de l’appropriation sociale (4) ou celle de l’État et de ses institutions (5). Il est clair que c’est la démarche méthodologique, et donc politique, qui est ici privilégiée (6).

1. Les contradictions à l’œuvre dans la décomposition

La décomposition s’exprime par une multitude de phénomènes disparates qui semblent n’avoir aucun lien entre eux, les uns inhérents au développement économique, les autres plus directement imputables au modèle libéral dominant. Ils se traduisent par ce que l’on appelle « perte des repères » dans le champ politique. Les symptômes ne manquent pas pour caractériser une société profondément ébranlée, en proie à une angoisse de type millénariste, doutant de ses valeurs et de la possibilité d’agir sur le cours de son destin : du désastre de Tchernobyl à la désagrégation de la couche d’ozone, des trafics d’organes au sida, du développement des jeux de hasard à la multiplication des sectes, du chômage et de la précarité à la montée de l’insécurité, de l’importance des taux d’abstention dans les urnes à l’affaiblissement du sens civique, etc. Cette crise de civilisation nécessiterait une recherche multidisciplinaire qui permettrait de mieux distinguer le fondamental de l’occasionnel, la dérive évolutionniste de l’imputable au mode de production, ce qui ne contredirait pas la profonde unité dialectique du processus. À défaut, peut-on essayer d’identifier quelques uns des changements structurels intervenus au cours des dernières décennies.

La relativisation de l’État-nation dans le processus de mondialisation marque contradictoirement l’état social. La mondialisation est une donnée sans précédent qui identifie notre époque. « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint à supporter malgré tout leur propre coexistence » avertissait déjà Emmanuel Kant en 1795 ; il est courant aujourd’hui de parler de Terre-patrie avec Edgar Morin. L’attention reste cependant centrée sur la mondialisation du capital qui a donné naissance a contrario à l’altermondialisation de ses contestataires. Il existe en réalité un mouvement global de mondialisation, mêlant potentialités et dominations, dont le capital n’est qu’une des dimensions et qui concerne également les communications, la culture, les mœurs, les sciences, l’information, le droit, la solidarité humanitaire, etc. Dans ces conditions nouvelles contemporaines, les États-nations qui ont structuré l’organisation mondiale des peuples sont appelés à s’interroger sur leur réalité contradictoire : ils n’ont jamais été aussi nombreux (près de deux cents contre une cinquantaine au lendemain de la seconde guerre mondiale), mais leur existence est régulièrement contestée de l’intérieur comme de l’extérieur par des revendications infra et supranationales. Toutefois, « la nation est en vérité une idée géopolitique essentielle parce que, d’une part, elle se réfère à un territoire, son territoire, et que, d’autre part, elle implique la question du pouvoir » écrit l’éminent représentant de l’école française de géopolitique Yves Lacoste. Les conflits territoriaux se référant directement aux identités étatiques sont à l’origine de la plupart des affrontements régionaux. Des nationalismes s’exacerbent. Les cadres nationaux restent déterminants de l’organisation politique des peuples qui vivent, construisent, votent, réfléchissent avant tout dans le cadre de communautés nationales établies. Plus ou moins cohérentes et affirmées, ces communautés de citoyens sont conscientes de leur existence et demeurent les acteurs principaux des échanges qu’elles développent entre elles. Les nations doivent cependant organiser leur propre existence à l’intérieur comme à l’extérieur et faire le choix des compétences exercées aux différents niveaux. Le principe de subsidiarité intervient alors, dans le cadre d’un recours accru au droit international, pour effectuer cette répartition. L’identité nationale doit se redéfinir en permanence.

La dénaturation du concept de classe sociale oblige à remettre sur le chantier l’analyse du procès de travail et la sociologie du monde du travail. La définition marxiste de la classe par référence aux rapports de production, eux-mêmes déterminés par la propriété des moyens de production, garde une pertinence certaine à la condition d’élargir le champ de l’analyse à celui où s’observe la confrontation du capital et du travail, c’est-à-dire le monde entier. En même temps que se différenciaient les catégories subissant l’exploitation capitaliste, se diversifiaient également les détenteurs du capital. La classe ouvrière, autrefois constituée de blocs relativement homogènes (les mineurs, les métallurgistes, les travailleurs du textile, les dockers, etc.) s’est réduite en nombre dans cette définition stricte tandis que se multipliaient les catégories socioprofessionnelles et que les frontières devenaient moins précises ; techniciens et employés des services ont formé des ensembles nombreux et de plus en plus complexes. Les classes moyennes ont vu leurs effectifs croître considérablement, sans qu’il soit possible de les situer clairement dans les rapports de production. La détention du capital s’est elle-même fortement technicisée, socialisée, semblant mettre une distance entre la propriété dudit capital et ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui, sa gouvernance, à laquelle la haute fonction publique a apporté d’importants renforts. Ces changements structurels ont eu d’importantes conséquences politiques. La classe pouvait être regardée comme le lieu de développement d’une citoyenneté de combat pour les catégories traditionnellement écartées du pouvoir institutionnel. La conscience de classe était le moteur de l’action tendant à changer l’ordre existant par la révolution. De la contradiction capital-travail dépendaient toutes les autres contradictions, ce qui n’est plus soutenable aujourd’hui face à la mise en péril de la planète tout entière, les montées intégristes, les discriminations diverses, celles notamment dont les femmes sont victimes. L’élection de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire ne peut être présentée comme le moyen d’émancipation de la société toute entière, pas plus que l’évocation du concept flou de « multitude » selon Antonio Negri. Le développement des sciences et des techniques compte pour beaucoup dans ces changements sociologiques. Il a révélé des effets pervers sur l’environnement, conduit à des interrogations nouvelles sur les droits de la personne et l’avenir de l’humanité, soulignant avec plus de force que par le passé la nécessité de sa maîtrise. La révolution informatique a simultanément développé les capacités d’information, de connaissance, d’intervention des citoyens dans tous les domaines ainsi que les possibilités de leur manipulation à due concurrence.

Les bouleversements géopolitiques changent aussi les conditions de la transformation sociale. On entend par là aussi bien les changements intervenus dans les rapports des grandes puissances et la structuration de leurs échanges, que ceux constatés dans l’organisation et les relations des collectivités territoriales ou encore les transformations urbanistiques des dernières décennies. À la vision quelque peu simpliste d’un monde divisé en deux blocs assortis d’un mouvement des non-alignés a succédé la représentation d’un monde multipolaire marqué par la domination relative des États-Unis. Ainsi que l’écrit encore Yves Lacoste, « le monde est plus compliqué que ne le laissent croire les discours qui diabolisent l’hyperpuissance ». L’affrontement des blocs a été suivi d’une multiplication de conflits locaux dont les causes sont nombreuses : confrontations de souverainetés sur des territoires disputés, rapports de forces économiques et financières, guerres religieuses ou ethniques, etc. Cette nouvelle configuration exige une analyse beaucoup plus rigoureuse pour caractériser l’hyperpuissance des État-Unis au centre du monde en raison de leur économie forte mais endettée, de leur capacité à manipuler les références à la démocratie et aux droits de l’homme jusqu’à s’arroger le droit à la guerre préventive, d’un sentiment national affirmé mais qui ne peut masquer des tensions internes multiples, sociales, religieuses, ethniques, etc. Il convient également de mieux caractériser l’existence de coalitions divisées en Europe et en Asie, la construction très contradictoire d’une union européenne, l’étrange combinaison en Russie de l’héritage soviétique et d’un capitalisme d’oligarques, l’émergence de la nouvelle puissance économique de la Chine sous un régime communiste progressivement vidé d’idéologie, l’affirmation de la mosaïque indienne comme puissance économique majeure, la paupérisation du continent africain à l’avenir particulièrement incertain, la question cruciale israêlo-palestinienne sans perspective de solution proche, et la multitude des points chauds du globe (Balkans, anciennes républiques d’URSS, Afghanistan, Irak et Iran, Sri Lanka, etc.), irréductibles à une explication trop simpliste : le bien contre le mal, le capital contre le travail. Mais il y a également une géopolitique interne. Les politiques de déconcentration et de décentralisation successives tendent à redéfinir de nouveaux équilibres spatiaux. Les pulsions nationalistes et communautaristes se développent ça et là. La désertification des campagnes, un certain type d’urbanisation de masse, la création de grandes infrastructures ont bouleversé les cadres traditionnels dans lesquels se développaient classiquement la vie sociale et l’activité politique. Les concentrations de populations dans de grands ensembles déshumanisés se sont révélées destructrices de lien social, dès lors que les conditions de vie y devenaient particulièrement difficiles, la promiscuité pesante, et que les associations et les organisations politiques de terrain, elles-mêmes affaiblies, ne pouvaient plus assurer un minimum de cohésion et de solidarité. Le développement considérable des transports et des communications sous des formes extrêmement variées, à l’inverse, établit de nouveau rapports entre les régions et les pays, bases de solidarités nouvelles possibles, qui participent à l’émergence d’un bien commun au niveau planétaire.

Des changements dans le domaine des mœurs et des mentalités non moins importants, sont intervenus dans une période historiquement très courte et promettent d’évoluer encore de façon considérable. Les évènements survenus en France et dans de nombreux autres pays en 1968 en sont une manifestation très significative : le contrôle des naissances, la libération sexuelle, la part croissante des naissances hors mariage, la facilitation des séparations de couple, la multiplication des familles recomposées, la reconnaissance des différences d’orientation sexuelle ont changé considérablement la vocation politique de la famille et du couple et affecté la transmission générationnelle, mais ouvert aussi de nouveaux champs de solidarités. Dans son livre La citoyenneté à la française, la chercheuse Sophie Duchesne la définit comme le résultat de la tension existant entre, d’une part, la citoyenneté « par héritage » qui fait du citoyen le membre d’une communauté marquée par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol, d’autre part, la citoyenneté « par scrupules » qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière, des droits de l’homme immanents et sa propre individualité. Sophie Duchesne considère que la citoyenneté est un concept à valeur universelle, mais elle souligne sa force particulière en France et son lien avec l’identité nationale, conséquence de la période révolutionnaire. Plus généralement, la reconnaissance de l’égalité de l’homme et de la femme est devenue une question majeure pour l’ensemble du genre humain. Dans ce domaine également les développements scientifiques jouent un rôle en intervenant sur la cellule humaine, le psychisme des individus, les relations qu’ils établissent entre eux grâce aux nano-sciences, à la biologie, à la révolution informatique, aux débuts de l’exploration de l’espace, ouvrant par là sans doute une ère nouvelle pour les individus et l’humanité, et posant avec acuité des questions d’éthique nouvelles.

Enfin, et peut être surtout, l’affaiblissement des grandes idéologies marque notre époque et siège au cœur de la crise actuelle. Les axiomes de la théorie néoclassique, qui sous-tendent la démarche des forces politiques se réclamant du libéralisme, ne correspondent plus à la réalité si tant est qu’ils aient pu la représenter dans le passé. Dans un monde qui exige plus que jamais l’ouverture de perspectives larges et de longue portée, le marché régulé par la concurrence est avant tout l’expression de rapports de forces court terme entre grands ensembles. Les ajustements successifs apportés à la théorie (concurrence imparfaite, biens collectifs, effets externes, avantages non marchands, etc.) ne sont pas parvenus à réduire l’écart croissant entre théorie et réalité ; dès lors la théorie s’est faite normative. Les limites financières sur lesquelles bute aujourd’hui l’État-providence ont pour effet de réduire la base idéologique sur laquelle la social-démocratie prétendait fonder une politique de redistribution au service d’une plus grande justice sociale, sans contester le système capitaliste lui-même jugé définitivement le plus efficace dans la création de richesses. Cette acceptation des logiques de l’économie capitaliste l’a conduit à renoncer à toute remise en cause fondamentale du système dominant et à composer sur les valeurs politiques identifiante de la gauche. La tension, classique en France notamment, entre marxisme et catholicisme s’est beaucoup affaiblie ; la contradiction entre ces deux principaux pôles de la vie politique nationale est devenue moins féconde sans que de nouveaux antagonismes s’y soient substitués avec la même force. Le « désenchantement du monde » consécutif, analysé par Marcel Gauchet, tient autant à la désaffection des peuples vis-à-vis des promesses des religions du Livre que de la déception résultant de l’échec des idéaux messianiques, socialistes ou communistes, que le marxisme inspirait et sur lequel nous reviendrons.

Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on doit aller. Il convient d’effectuer un retour sur le rêve prométhéen qui a marqué le XX° siècle et son expression la plus forte : l’épopée communiste.

2. Que reste-t-il du communisme ?

Dans son livre Regards sur le siècle, René Rémond fixe le début du XX° siècle à la guerre de 1914-1918 et à la révolution soviétique de 1917, et son achèvement à la chute du mur de Berlin en 1989 suivie de la disparition de l’Union soviétique en 1991. C’est dire l’empreinte laissée par la révolution bolchevique qui, sans avoir prétendu installer le communisme en ce siècle, a soutenu toutefois qu’une rupture irréversible avec le capitalisme était intervenue, que le mouvement de l’histoire était accompli à ce stade et que le socialisme, réellement en construction dans une partie importante de l’humanité, ouvrait la voie d’une société sans classe où chacun disposerait selon ses besoins, apportant selon ses moyens à la communauté, finalement étendue au genre humain. La classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie laborieuse, était l’acteur de cette émancipation de tous les « damnés de la terre », mais aussi celui de la libération de l’ensemble de la société de toutes les entraves causées par les intérêts particuliers et les égoïsmes. Cette révolution était d’autant plus assurée de son bien-fondé qu’elle reposait sur une idéologie à prétention scientifique : le matérialisme dialectique, traduit en matérialisme historique qui expliquait le sens inéluctable de l’histoire et son achèvement : le communisme. Que reste-il de cette vision prophétique ?

Le premier constat est celui du discrédit des partis se réclamant du communisme. Le mouvement communiste n’a jamais constitué un ensemble homogène quoi qu’en aient dit les anticommunistes. En référence aux différences observées dans les modes de production, les histoires nationales, les prémisses idéologiques (stalinisme, trotskisme, maoïsme), des voies différentes ont pu être conçues : soviétique, chinoise, italienne, française. Il en est de même pour les formes de leurs déclins : réduction de l’influence en général, mais sous forme de dénaturation idéologique et politique dans les pays où ils occupent encore une position dominante (Chine, Vietnam, Cuba), ralliés à l’économie capitaliste de marché et récupérés par la social-démocratie dans plusieurs pays autrefois sous emprise soviétique, marginalisés dans les pays développés où ils jouaient autrefois un rôle important (Italie, France).

S’agissant du PCF (l’analyse peut valoir largement pour d’autres partis communistes, mais il reste que la France a souvent été regardée comme la « fille aînée » du communisme), il peut être intéressant de caractériser ce déclin en reprenant les fonctions qu’avait retenues Georges Lavau à son sujet : fonction tribunitienne et fonction consulaire, auxquelles on doit ajouter une fonction théoricienne essentielle. On peut comparer, de ces points de vue, les trois périodes de participation du PCF au gouvernement durant lesquelles la fonction consulaire se situait au plus au niveau : 1944-1947, 1981-1984, 1997-2002.

De 1944 à 1947, le PCF est au faîte de sa puissance électorale (28,6 % des voix aux législatives de novembre 1946). Maurice Thorez manque de peu d’être élu Président du Conseil. Le parti détient le tiers des sièges municipaux des villes de plus de 9000 habitants. Par le nombre de ses adhérents et son rôle au sein de la CGT il influence de manière déterminante le mouvement social dont il porte les aspirations. Il fait preuve d’un internationalisme résolu. Il rallie à lui la plupart des grands intellectuels et développe avec une certaine originalité un marxisme conséquent prenant en compte la dimension nationale dans la marche au socialisme (interview de Maurice Thorez au Times en 1946).

En 1981, l’influence électorale du PCF décroche à 15-16 %. S’il place quatre ministres communistes au gouvernement, c’est en position subordonnée d’où ils parviendront dans leurs domaines respectifs à réaliser des réformes mais sans pouvoir faire échec à la dérive libérale du Parti socialiste à partir de mai 1983. Une activité intellectuelle intense est cependant maintenue jusque-là, notamment en matière économique à l’occasion de l’élaboration puis de l’actualisation du Programme commun de gouvernement, principalement sur la question des nationalisations et, secondairement, des nouveaux critères de gestion. Les communistes agissent au sein du mouvement social, mais ne le dominent plus et les relations avec la CGT se distendent.

De 1997 à 2002 le déclin électoral est continu et rapide jusqu’au résultat calamiteux de Robert Hue à l’élection présidentielle d’avril 2002 : 3,4 % des suffrages exprimés. Le communisme municipal résiste, mais s’affaiblit également. Les ministres communistes sont au gouvernement en position supplétive, sans solution de rechange pour le parti. Le PCF ne produit plus aucune idée justificative de son utilité et pratique la fuite en avant dans un racolage sans principe (la liste « Bouge l’Europe ! » aux élections européennes de 1999). Le mouvement social, lui-même affaibli, s’est autonomisé et l’influence des communistes y est réduite.

Outre les diverses formations trotskistes qui se réclament aussi du communisme mais qui demeurent marginales, il reste cependant un Parti communiste officiel, divisé en courants : conservateur, orthodoxe, rénovateur, aux multiples variantes. Il doit faire face à une grave crise financière qui atteint particulièrement son journal l’Humanité. Il conserve de justesse des groupes parlementaires et quelques bastions municipaux, mais au sein d’une situation électorale encore affaiblie (jusqu’au 1,93 % de Marie-George Buffet à l’élection présidentielle de 2007) et réduite à quelques bastions. Le nombre de ses adhérents est en chute libre, mais de nombreux militants vieillissants, dévoués et désespérés, lui restent fidèles.

Pour autant on ne doit pas sous-estimer un apport pertinent à l’analyse économique. On doit à Marx une magistrale synthèse des premières analyses des économistes classiques : Smith et Ricardo, des formulations des socialistes utopistes français et des réflexions sur les institutions des premiers États-nations, notamment du parlementarisme anglais. Le marxisme apparaît ainsi comme une explication rationnelle de l’organisation sociale, une mise à nu de ses contradictions essentielles dont on déduit un mouvement historique. S’il n’a pas la paternité des principales catégories économiques auxquelles il a eu recours, on est redevable à Marx d’une présentation pédagogique de la valeur sous ses deux faces : valeur d’usage, valeur d’échange, de la distinction entre la valeur des biens produits par le travail et la rémunération de la force de travail à travers, notamment, le salariat, de la distinction des sphères de la consommation et de l’investissement à l’origine de l’accumulation capitaliste, des mécanismes de l’exploitation rendus possibles par l’appropriation privée du capital.

Sans doute arguera-t-on que les choses ne sont plus réductibles à ces schémas. Mais comment pourrait-on contester, aujourd’hui, que nombre de ces raisonnements demeurent pertinents en ce qu’ils ont d’essentiel. L’accumulation capitaliste a atteint des niveaux sans précédent, en particulier sous forme financière, la globalisation exprime que son champ d’action s’étend désormais au monde entier, les inégalités entre les riches et les pauvres, entre le Nord et le Sud, se sont accentuées, la déstabilisation des équilibres économiques locaux a placé une grande partie de l’humanité en situation de précarité sinon de détresse, et il demeure généralement vrai que ceux qui détiennent la propriété du capital ont le pouvoir, ou tout au moins beaucoup plus de pouvoir que ceux qui en sont dépourvus.

Plus discutable sans doute est la description en séquences successives du mouvement historique à partir des modes de production identifiés : féodalisme-capitalisme-socialisme-communisme. Si l’on se concentre sur la phase du capitalisme, on peut admettre comme pertinente la distinction, à l’intérieur de la séquence, de la période du capitalisme de concurrence réalisant à travers le développement inégal une accumulation primitive, puis de la période du capitalisme de monopole marqué par la constitution de trusts et de cartels afin de contrecarrer la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, puis – thèse défendue essentiellement par les économistes communistes français à partir de la moitié de la décennie des années 1960 – la période du capitalisme monopoliste d’État (CME) , caractérisée par une imbrication de l’accumulation capitaliste monopoliste et de l’appareil d’Etat dans le but, notamment, de combattre les effets de la « loi de suraccumulation-dévalorisation » du capital, version moderne de la baisse tendancielle du taux de profit.

Ce qui apparaît aujourd’hui contestable c’est le caractère fatal de cette représentation qui assignait un avenir prédéterminé à l’humanité dont celle-ci s’est spectaculairement affranchie, c’est la méconnaissance des mécanismes d’autorégulation, c’est le totalitarisme qui était la conséquence inévitable de la réduction de l’aventure humaine à une seule hypothèse. Pour autant, si l’on a souligné le caractère excessivement mécaniste de cette analyse (en particulier de la théorie du CME) il reste que l’on contestera difficilement, aujourd’hui en France et ailleurs, qu’existe une collusion entre les pouvoirs étatiques et les principales forces du capital, que le secteur public et les services publics sont un enjeu, que l’intégration supranationale prend le relais des appareils d’Etat dans le soutien de la rentabilité capitaliste, que l’impérialisme américain apparaît à certains égards comme un stade suprême du capitalisme.

Mais cet apport, aussi intéressant qu’il soit, ne saurait dissimuler une conception dévoyée du pouvoir politique. L’histoire, nous disait-on, était en fin de compte l’histoire de la lutte des classes. Celles-ci étaient définies par leur place dans les rapports de production au regard notamment de la propriété du capital. Classe ouvrière et bourgeoisie étaient ainsi confrontées dans un combat révolutionnaire d’où devait surgir l’émancipation du genre humain tout entier. Il serait hasardeux aujourd’hui de soutenir que les justifications de cette lutte des exploités contre les exploiteurs auraient disparu. Tout au contraire pourrait-on aisément démontrer que les formes de l’exploitation se sont complexifiées et affinées et que la mondialisation libérale a étendu le champ de cette exploitation à l’ensemble de la planète. Néanmoins, c’est toute la construction politique de conquête du pouvoir échafaudée sur la base de cette vision historique qui est remise en cause. Dans l’acception léniniste classique, les intérêts du peuple étaient portés par la classe ouvrière, la classe la plus directement et la plus durement exploitée (le prolétariat) ; l’action de celle-ci était conduite par sa partie la plus consciente et la plus active, son avant-garde révolutionnaire constituée par le parti de la classe ouvrière, le parti communiste ; celui-ci, organisé sur le modèle militaire hiérarchisé, était lui-même dirigé par un collectif réputé détenir la science et le pouvoir, avec à sa tête un chef charismatique. Cette forte construction était cimentée par un certain nombre de concepts ayant valeur de dogmes dans les conditions de l’époque : la dictature du prolétariat, le centralisme démocratique, la direction autocratique. Le messianisme qui sous-tendait le mouvement fondait la légitimité de la direction : la mettre en cause c’était contester l’identité révolutionnaire du collectif dirigeant, s’en prendre au rôle du parti, nier la vocation émancipatrice de la classe ouvrière et finalement agir contre les intérêts du peuple lui-même. Cette succession de sophismes, aggravée par l’accaparement bureaucratique des pouvoirs, a justifié, on le sait, les pires exactions.

Cette conception perverse du pouvoir politique a eu de graves conséquences sur l’interprétation communiste de l’État et des institutions. Conséquences en apparence opposées selon que le parti communiste était ou non au pouvoir. Dans les pays où le parti communiste a conquis le pouvoir d’État, il y a eu systématiquement confusion du parti et de l’État, avec les dramatiques déviations totalitaires que l’on sait, mais aussi une méconnaissance complète des exigences juridiques et éthiques de la citoyenneté : l’homme nouveau n’a pas émergé. À l’inverse, dans les pays où le parti communiste, même représentant une force importante, n’était pas au pouvoir, il a généralement négligé la question de l’État (tout en gardant en perspective sa conquête puis son dépérissement), se contentant, selon une interprétation marxiste sommaire, de n’y voir que le « conseil d’administration de la bourgeoisie » et, plus généralement, abandonnant le plus souvent toute réflexion sur les institutions (le « crétinisme parlementaire ») et les questions juridiques. Cela a été particulièrement vrai en France où la récupération de l’héritage de la Révolution française par la bourgeoisie et l’écrasement de la Commune de Paris ont renvoyé durablement le mouvement ouvrier, soit vers une conception anarcho-syndicaliste du pouvoir, soit vers un réformisme participatif. En revanche, on doit mettre au crédit des élus communistes d’avoir su, essentiellement au niveau municipal, établir une articulation originale entre la société civile, le mouvement populaire et leur expression politique.

Reste cependant un espoir légitime. L’effondrement de ce qu’on appelle, dans un raccourci excessif et inexact, le « système communiste », ne ferme pas pour autant la porte de l’espérance communiste qui a traversé les siècles de Spartacus à Thomas More, de Babeuf aux partis communistes issus de la Révolution d’octobre. À ce degré de généralité, le « communisme » est sans doute un concept largement indéterminé, mais on peut toutefois lui rattacher des fondamentaux : l’aspiration à l’égalité, le refus de l’ordre établi, la récusation du conformisme de la pensée, la reconnaissance de la dignité de tout être humain. On pourrait en déduire que tout défenseur des droits de l’homme pourrait être regardé comme relevant de l’aspiration communiste. Mais l’exigence communiste va, me semble-t-il, au-delà de la seule référence à une Déclaration des droits pour tendre vers la conception d’une construction volontaire, d’une démarche prométhéenne ancrée dans l’analyse concrète de l’état des sociétés.

A cet égard, on relèvera cette contradiction qui voit s’effondrer l’esquisse de cette démarche au XX° siècle au moment même où les conditions semblent se réunir d’une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain et donc de changements radicaux des pratiques antérieures. La crise actuelle pourrait aisément être qualifiée de pré-révolutionnaire, au sens où à l’avenir, les choses ne pourront plus aller comme avant. Simultanément on assiste à une affirmation des utilités sociales mondiales à travers des problèmes tels que : le développement des échanges marchands mais aussi culturels, l’augmentation des connaissances, la protection de l’écosystème mondial, l’affirmation du principe de recherche de la paix par la solution négociée des conflits (même s’il est fréquemment méconnu dans la réalité), la promotion du droit international, la mobilisation pour de grandes causes (faim, sida), etc. Il peut ainsi exister une version optimiste du phénomène de mondialisation. Au-delà de l’expérience « communiste » du XX° siècle dont l’apport n’est pas négligeable, un « en commun » pourrait ainsi prendre corps.

Que reste-t-il du communisme ? Le mot n’emporte pas la chose. Comme l’a écrit Vaclav Havel « le même mot brille un jour d’un immense espoir et n’émet un autre jour que des rayons de mort ». Peut-être que le premier mouvement de restauration de l’idéal communiste consiste à renoncer au fétichisme des mots tant que l’on n’est pas capable d’en donner un contenu sérieux ; cesser, par exemple, de se réclamer du marxisme pour mieux masquer la vanité de certains essais. Il en irait de même du communisme, selon Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly : « Le communisme, sans doute, est le nom archaïque d’une pensée encore tout entière à venir … Lorsqu’elle sera là, elle ne portera pas ce nom … ».

3. La citoyenneté, héritage et investissement

Dans cette situation où un passé a failli et où l’avenir reste indiscernable, quelle attitude politique adapter ? Il faut admettre que pour explorer de nouvelles voies nous ne disposons que des outils d’une période révolue, « pendant la mue le serpent est aveugle », a écrit Ernst Jünger. Mais il faut également prendre conscience que ces périodes équivoques de transition sont les plus riches de contradictions entre le passé rémanent et le nouveau qui émerge à peine. Projets et programmes sont nécessaires dans l’action à court terme, mais sont en réalité de peu d’utilité pour ouvrir de réelles perspectives, les situations actuelles du parti communiste et du parti socialiste l’illustrent dramatiquement. Alors, que faire ? L’hypothèse faite ici est qu’en avenir aléatoire il convient de s’interroger sur ce qu’il convient de conserver de l’héritage et qu’il s’agit là, pour le moment, du meilleur investissement à la fois pour conjurer des dérives monstrueuses et ouvrir le chantier des nouveaux outils et des nouvelles aventures humaines. À cet égard, le concept de citoyenneté semble le plus approprié à condition de lui donner un contenu précis et de ne pas en faire le faux-semblant d’une mode.

Le choix d’un approfondissement de la citoyenneté permet de s’inscrire dans une longue généalogie : Athènes, Rome, les cités du Moyen-Âge, la Révolution Française (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! »), jusqu’au débat actuel sur la citoyenneté européenne décrétée par le traité de Maastricht. On tire de ces expériences multiples que la citoyenneté est le condensé des idées politiques d’une époque déterminée, qu’il n’y a pas d’histoire de la citoyenneté mais une succession d’expérimentations, que dans tous les cas il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs fondatrices, sans exercice doté des moyens de droit nécessaires, sans aptitude à répondre aux défis de l’histoire c’est-à-dire sans dynamique propre.

Il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs.

D’abord, une conception de l’intérêt général qui a émergé en France au fil des siècles comme catégorie originale distincte de la somme des intérêts particuliers. Elle s’est incarnée dans de hautes figures de notre histoire et a donné naissance en son sein à la notion de service public, théorisée au sein d’une école française originale. On a considéré qu’il y avait service public lorsqu’il y avait mission d’intérêt général (définie par la représentation nationale), personne morale de droit public, relevant d’un droit spécifique : le droit administratif. Le service public payé par l’impôt et non par les prix s’est vu doté de prérogatives spécifiques. Notion simple à l’origine, celle-ci s’est complexifiée au fil du temps en raison même de son succès et de l’extension de son champ, de plus en plus hétérogène. La distinction public-privé est devenue moins claire donnant naissance à des formes hybrides (régies, concessions, délégations de service public), le contrat a de plus en plus concurrencé la loi comme instrument de régulation. La notion de service public entre aujourd’hui en conflit avec la conception dominante au sein de l’Union européenne d’une « économie de marchée ouverte où la concurrence est libre ». Il s’agit là d’une confrontation essentielle, les textes fondateurs de la Communauté européenne ignorant la notion de service public au profit de celle de « service d’intérêt économique général ». La notion de service public fondée sur les principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité et correspondant souvent à un monopole public justifié par la spécialisation de l’activité considérée, est nécessairement évolutive. Elle est également indissociable de la question de propriété publique sur laquelle on reviendra.

Ensuite, une affirmation du principe d’égalité énoncé dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et consacré constitutionnellement par l’interdiction de toute distinction d’origine, de race ou de religion. Son article 6 a également proclamé l’égal accès des citoyens aux emplois publics « sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents ». Le problème constant a été de rapprocher égalité en droit et égalité sociale effective, la Déclaration des droits elle-même justifiant la possibilité de distinctions sociales au nom de l’ « utilité commune », aujourd’hui de l’intérêt général tel que défini précédemment. Il est donc conforme au principe d’égalité d’apporter des réponses différentes dans des situations différentes ou en raison d’un intérêt général, mais la distinction doit respecter un principe de proportionnalité. C’est au nom de cette interprétation que, faisant parfois référence à l’affirmative action en vigueur aux Etats Unis, des actions (et non des discriminations) positives ont été introduites : progressivité de l’impôt, quotient familial dans les cantines ou les écoles de musique, 3° voie d’accès à l’ENA réservée à des syndicalistes, militants associatifs ou élus, etc. C’est également sur cette base qu’a été abordée la question de l’égalité entre les femmes et les hommes ; la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a modifié la Constitution pour prévoir que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » et que les partis doivent contribuer à la mise en œuvre de ce principe selon des dispositions prévues par une loi du 6 juin 2000, dispositions qui ont été d’une efficacité limitée. C’est également sur la base de cette conception de l’égalité des citoyens et des citoyennes qu’a été défini le modèle français d’intégration fondé sur le droit du sol, opposé à la conception communautariste de la logique des minorités et du droit du sang.

Enfin, une exigence de responsabilité, qui se décline en responsabilité pénale (« nul n’est pénalement responsable que de son propre fait », art. 121-1 du code pénal) ; civile, qui conduit à réparer l’inexécution d’un contrat ou un dommage causé de son propre fait (art. 1382 du code civil) ou de celui d’une personne ou d’une chose que l’on a sous sa garde (art. 1134 du code civil) ; administrative, qui invite à distinguer la responsabilité personnelle de la responsabilité de ou du service, la faute simple de la faute lourde, etc. Il y a aussi une dimension éthique de la responsabilité, responsabilité politique des élus et des fonctionnaires qui s’apprécie selon des règles, des modalités et des instances spécifiques et une responsabilité morale parfois difficile à caractériser en raison d’une globalisation croissante des risques et de la socialisation des assurances contractées. Au fond de la question de la responsabilité siège l’interrogation : quelle est l’origine des règles de la morale sociale ? La réponse apportée dans notre pays est qu’elle ne relève ni d’un ordre naturel, d’une fatalité, ou de l’intervention d’une quelconque transcendance, mais de la mise en œuvre du principe de laïcité. Celui-ci se fonde sur la dialectique de la liberté de conscience et de la neutralité de l’État dont les contradictions sont arbitrées par la notion juridique d’ordre public.

Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif doté des moyens nécessaires.

Cela suppose qu’existe un statut du citoyen. La citoyenneté est un concept politique qui inclut un ensemble de droits et de devoirs dont l’énumération n’est en réalité explicite que par référence à la privation des droits civiques ; elle recouvre largement la qualité de national sans s’identifier à elle (tous les nationaux ne sont pas citoyens ; à l’inverse, les étrangers communautaires résidents disposent de la plupart des droits du citoyen français et sont soumis aux mêmes devoirs). Mais il existe aussi des dimensions économiques et sociales de la citoyenneté. Le droit constitutionnel au travail est partie intégrante de la citoyenneté et les choix de politique économique publique ne sont pas sans incidence sur les conditions de réalisation de la cohésion sociale et de mise en place de services publics ; la citoyenneté dans l’entreprise conduit à prendre en compte la possibilité d’intervention des travailleurs et de leurs organisations représentatives non seulement dans la définition des conditions matérielles et morales du travail mais aussi dans leur participation à la gestion. Les droits à la santé, à l’éducation, au logement, aux transports, à la culture ne sont pas dissociables de la citoyenneté car ils en conditionnent l’exercice effectif, les carence en la matière ont souvent un effet cumulatif, source de graves inégalités. Toutefois la citoyenneté est avant tout politique et le citoyen ne saurait s’effacer devant le travailleur ou l’allocataire social.

La démocratie locale est un lieu privilégié de formation et d’exercice de la citoyenneté car le citoyen y est proche des lieux de pouvoir et particulièrement à même de se faire une opinion sur les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre. La gestion des collectivités territoriales est régie par le principe de libre administration, posé par l’article 72 de la Constitution, principe limité par d’autres principes (unité et indivisibilité de la République), l’absence de domaine législatif propre, le contrôle de légalité, le contrôle budgétaire et la contractualisation. Comme au niveau national on constate une personnalisation des exécutifs. Les modes de représentation présentent des disparités selon la taille des collectivités. Les élus sont de plus en pris entre l’administration classique et des réalisations managériales plus propices à la médiation. Le développement de l’intercommunalité permet des économies d’échelle et une meilleure efficacité mais augmente le rôle des experts parfois au préjudice de l’autorité des élus. Ceux-ci, ne disposant pas d’un statut pourtant évoqué de façon récurrente inclinent à cumuler les mandats : leurs droits ont augmenté sans leur permettre pour autant de développer leur activité en toute sécurité. La participation des citoyens à la délibération et à la gestion peut s’exercer sous des formes extrêmement diverses (commissions extra municipales, consultations obligatoires d’instances ad hoc, référendum communal, associations) mais ces moyens sont extrêmement encadrés et finalement de peu de portée. Il s’ensuit des taux d’abstention aux élections locales élevés et en croissance.

Les institutions conditionnent évidemment l’exercice de la citoyenneté. La citoyenneté, co-souveraineté régie par le contrat social est une création continue. La France est à cet égard un véritable laboratoire institutionnel (quinze constitutions en deux siècles). La combinaison de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire a été réglée par la constitution de la V° République en considérant que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum, celui-ci étant réglementé par les articles 11 et 89 de la Constitution. La loi, votée par le Parlement, est l’expression de la volonté générale de la communauté des citoyens. Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation, mais, sous la V° République, la clé de voûte est le Président de la République qui a le pouvoir exécutif sous réserve du cas de cohabitation. Les institutions doivent garantir la cohérence de l’État de droit, non seulement au regard des traités internationaux mais également quant aux rôles respectifs des juridictions judiciaires, administratives et du Conseil constitutionnel. Nous reviendrons sur ces questions.

Il n’y a pas de citoyenneté sans dynamique propre

Dans une situation en crise, la citoyenneté est fréquemment évoquée comme nouveau paradigme de recomposition, mais par un effet de mode, sans qu’aucun contenu soit véritablement recherché. Outre les causes de décomposition précédemment examinées, au plan individuel, il s’agit surtout de civilité, au mieux de civisme. Ce ne sont pas là sujets sans intérêt, Sébastien Roché a étudié les causes des incivilités : tolérance accrue aux petits délits, recours à la violence comme moyen de réassurance pour certains jeunes, déclin du courage d’aide à l’ordre public, départ des militants des quartiers difficiles. Mais il y a aussi crise des représentations, désuétude de la forme parti, affaiblissement de la bipolarisation droite-gauche, altération des médiations, domination du champ culturel par le marché, etc. La crise renvoie aujourd’hui chacun vers sa responsabilité propre. Moins soumis à la domination d’appareils qui ont souvent failli, les engagements dans une diversité extrême sont plus libres. Leur combinaison originale fait de chaque individu un sujet unique, doté de ce que l’on pourrait considérer comme un « génome » de citoyenneté. À l’inverse de la période précédente, la question serait alors de retrouver une nouvelle centralité pour la communauté des citoyens.

Cela ne dispense pas pour autant la citoyenneté de devoir prendre en compte l’émergence de citoyennetés transnationales. Le traité de Maastricht a décrété qu’était instituée une citoyenneté de l’Union européenne et qu’était citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre, le traité d’Amsterdam précisant que cette citoyenneté européenne ne se substituait pas mais complétait la citoyenneté nationale. Outre ce caractère formel, il s’agit d’une citoyenneté de faible densité, puisque sont seulement évoqués à la suite : la liberté de circulation, de séjour au sein de l’Union, le droit de vote dans certaines conditions, la protection diplomatique, le recours au médiateur ; on sait au surplus que le futur traité européen modificatif envisagé ne retiendra pas les symboles (hymne, drapeau, etc.). Ce n’est donc qu’une citoyenneté de superposition sans autonomie véritable, assortie de multiples réserves, empruntant nécessairement le canal des États, et surtout dominée par les options économiques et financières de l’Union. Si l’on adopte la problématique retenue précédemment pour caractériser la citoyenneté : valeurs-exercice-dynamique, force est de constater qu’il est difficile, à l’heure actuelle, de donner un contenu spécifiquement européen à ce triptyque. L’exercice semble même plus aisé à réaliser au niveau mondial où, de longue date, la citoyenneté a pu transcender les appartenances nationales (l’Américain Thomas Paine et l’Allemand Anarchasis Cloots – qui se déclarait citoyen du monde – députés de la Convention sous la Révolution française, par exemple). Le phénomène de mondialisation crée des conditions aujourd’hui favorable à cette évolution (Internet, ONG, droit international, etc).

Reste à situer les droits du citoyen par rapport aux droits de l’homme dont le professeur Jean Rivero écrivait que si les seconds étaient des libertés, les premiers étaient des pouvoirs. Les droits de l’homme constituent un ensemble juridique incertain puisqu’il existe plusieurs textes de référence. Ils se situent, indique Marcel Gauchet, dans l’espace laissé libre par l’échec des religions dans l’ordre séculier, puis du rêve prométhéen socialiste et communiste ; ils définissent ici et maintenant des valeurs anhistoriques ; ils fonctionnent sur la base de l’indignation, de la révolte et du relais médiatique, assurant dans la sphère sociale une autorégulation analogue à celle du marché dans l’ordre économique. Les droits du citoyen englobent les droits de l’homme, mais se situent au surplus sur le terrain du pouvoir d’État, ne peuvent ignorer leur genèse, se réfèrent nécessairement à une perspective historique, et doivent, le cas échéant, faire face à la raison d’État.

Le concept de citoyenneté peut ainsi rassembler de manière cohérente l’ensemble des composantes de l’héritage républicain et progressiste. Son approfondissement, dans les conditions de notre temps, peut constituer en outre l’instrument du passage du siècle qui a vu une tentative volontariste trop imparfaite échouer à une civilisation intégrant cette expérience, mais plus intelligente dans sa compréhension des interactions, plus ambitieuse dans son inscription dans l’évolution du genre humain. La théorisation de cette démarche n’existe pas encore. Adossé à l’héritage, il est cependant possible d’entreprendre chapitre par chapitre les recherches qui permettront ultérieurement la mise en cohérence théorique. Dans cet esprit, on se limitera ici à deux questions qui apparaissent en tout état de cause cruciales : la propriété et l’État.

4. Du droit de propriété à l’appropriation sociale

Si la propriété publique n’est pas une condition suffisante de la transformation sociale, on ne saurait en déduire, comme certains raisonnements le laissent parfois entendre que, parce qu’elle n’est pas suffisante elle n’est pas nécessaire. Tout au contraire, la permanence du thème témoigne qu’il s’agit là d’un élément stratégique de la maîtrise économique et de toute transformation de société.

La nécessité d’un secteur public vaste et modernisé n’est pas moindre aujourd’hui qu’hier, ses justifications principales demeurent, mais il convient, dans la continuité des réflexions antérieures, de les refonder en tirant les enseignements des expériences réalisées (notamment des nationalisations de 1982), et de l’évolution du contexte national et international. L’unification des problèmes les plus généraux s’effectue désormais au niveau mondial en même temps qu’émergent des valeurs à vocation universelle (droit au développement, protection de l’écosystème, droits de l’homme et du genre humain, etc.). L’idée d’une mise en commun des ressources et des moyens pour apporter des solutions à ces problèmes, ce qui implique de fixer des règles de droit international adéquates, a été évoquée de toute part à travers des formules telles que le « patrimoine commun de l’humanité » (guerre du Koweit) ou les « biens à destination universelle » (Vatican II).

Ces questions sont désormais traitées dans des conférences internationales qui permettent d’envisager à terme la constitution de services publics de cette dimension ; certains d’entre eux sont déjà très développés (communications, aéronautique, météorologie, etc.). Le XXI° siècle pose d’entrée le problème de l’organisation de services publics et de mises en commun au niveau mondial. Il pourrait être l’ « âge d’or » de services publics mondiaux, internationaux et nationaux. Les raisons avancées par les partisans de l’ouverture du capital des entreprises publiques sont généralement présentées comme relevant de l’évidence des axiomes de la théorie néo-libérale : concurrence, alliances, échelle, mobilité, continuité stratégique, qualité, etc. À l’inverse, trois types de raisons traditionnelles peuvent être invoquées en faveur d’une politique active du service et du secteur public.

En premier lieu, des raisons politiques qui sont l’exacte contrepartie de l’importance qu’accordent les forces capitalistes à la question de la propriété. C’est la forme la plus simple de la contestation du pouvoir de l’argent, de la logique de rentabilisation financière. Le développement d’un secteur public important, en tant qu’il est facteur de cohésion et de régulation sociales et moyen d’action contre les inégalités, permet, au-delà de la seule égalité des droits, de tendre à l’égalité sociale effective par la désaliénation des rapports sociaux et la réduction du caractère marchand des relations entre les hommes. Il participe ainsi des conditions fondant la dignité des citoyens ; c’est pourquoi répondant fondamentalement à une logique non-marchande, le capital public est, en principe, indivisible.

En deuxième lieu, des raisons économiques, le secteur public demeurant un instrument privilégié de définition et de mise en oeuvre de la politique industrielle, des politiques d’aménagement, de recherche, de formation et de progrès social, ce que la seule réglementation ou la contractualisation ne sauraient assurer en laissant libres la propriété financière et la logique monétariste.

En troisième lieu, des raisons sociales : la loi, expression de la volonté générale, et le règlement trouvent, dans le secteur public, un champ d’application privilégié avec l’existence de statuts comportant pour les travailleurs des garanties plus élevées que dans le reste de la société. Le mouvement de l’automne 1995, aussi bien que la réaction à l’instauration du service minimum dans les transports terrestres de voyageurs, a témoigné, en France, de l’attachement des travailleurs des entreprises publiques à ces statuts et de l’existence d’une véritable culture historique de service public que l’on peut faire remonter à l’Ancien Régime, consolidée par la Révolution française, et qui affirme que l’intérêt général est une catégorie spéciale, éminente.

Pour autant, ces raisons fondamentales ne sauraient dispenser le service public et le secteur public d’une adaptation constante, notamment en raison des évolutions technologiques et de son internationalisation. Des exigences nouvelles fondent la nécessité d’un secteur public important. C’est ainsi que les entreprises publiques ayant été fondées pour beaucoup d’entre elles sur la base du principe de spécialisation qui leur conférait le monopole de leur activité doivent se diversifier, diversification que nombre d’entre elles ont déjà engagée. En droit, cela s’est traduit par l’idée, retenue par le Conseil d’État, qu’une « certaine marge de diversification » était admissible (EDF étant autorisée à faire de l’ingénierie mais non de la télésurveillance, GDF du traitement des ordures ménagères mais non de la cartographie). De même, la concurrence des modes de transport, ou certains cas d’aliénation du domaine public ont conduit à prévoir et à préciser des « précautions de service public » conduisant à une rédaction particulièrement rigoureuse des cahiers des charges et à la définition de nouvelles catégories de droits réels. Plus généralement la complexification de la société conduit à la révision de règles classiques, notamment en matière d’aménagement de l’espace, qui débouche sur des novations intéressantes. Par ailleurs, les lois transversales (air, eau, littoral, etc.) se multiplient. Tous cela indique que le secteur public et le service public doivent nécessairement s’adapter en raison même du principe de continuité.

Cette adaptation doit se faire au bénéfice d’un approfondissement théorique qui peut conduire, notamment, à réviser et à compléter les principes classiques (égalité, continuité, adaptabilité) par d’autres principes (laïcité, neutralité, déontologie, transparence, participation, etc.). A cette diversification des principes correspond une diversification des propriétés (au sens des qualités et fonctions) du secteur public, ce qui conduit au réexamen du concept de propriété lui-même pour déboucher sur la notion d’appropriation sociale dont il convient de préciser la problématique.

La propriété n’est pas un concept donné une fois pour toutes, selon notamment qu’elle est regardée comme un droit individuel ou comme un pouvoir de la collectivité. Les notions de propriété publique et de secteur public sont claires et il n’est pas question ici de leur substituer d’autres vocables, mais de rechercher des concepts susceptibles d’en augmenter la portée.

Trois générations de propriétés peuvent être distinguées dans l’histoire contemporaine.

Première génération : aux termes de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité » ; tandis que, selon l’article 544 du code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » et selon l’article 545 : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. » On dispose donc là de la base juridique parfois résumée par usus, fructus et abusus, qui fait du droit de propriété privée un attribut de la citoyenneté. Mais il résulte de ces textes mêmes que la « nécessité publique » ou l’ « utilité publique » participe aussi de la citoyenneté et qu’elle peut contredire le droit de propriété privée ainsi limité. Cette contrainte fait que la propriété publique n’est pas réductible au concept juridique de propriété ; elle fonde un pouvoir public et a, de ce fait, un caractère évolutif en fonction des changements affectant les rapports socio-technologiques.

Deuxième génération donc, la propriété publique. Le préambule de la Constitution de 1946 repris par la constitution de 1958 dispose que : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir propriété de la collectivité ». Le Programme commun de gouvernement avait considéré, en 1972, que devait être nationalisé l’ensemble du secteur bancaire (sauf quelques exceptions) ainsi qu’un certain nombre d’entreprises répondant à quatre catégories de critères :
« – Les entreprises qui répondent directement à des fonctions collectives ayant le caractère de service public et donc à des besoins sociaux fondamentaux ;
– Les sociétés vivant sur fonds publics, qu’il s’agisse de marchés publics, de subventions, de crédits de faveur, etc ;
– Les principaux centres d’accumulation capitaliste qui dominent la plus grande partie, voire la totalité de certaines productions, réduisant la concurrence à celle de quelques firmes géantes ;
– Les entreprises qui contrôlent des branches essentielles pour le développement de l’économie nationale (niveau technique, échanges internationaux, rôle régional, etc.). »
Cet ensemble bancaire et financier conduisait à la nationalisation de quelque 1450 sociétés (selon les évaluations du Parti communiste) dont il était démontré qu’elles avaient de forts impacts sur l’ensemble de l’économie nationale et qu’elles constituaient donc, avec le secteur public alors existant, un instrument de maîtrise politique, économique et sociale efficace. La nationalisation devait être « franche » et non « financière », ce qui n’excluait pas une politique complémentaire de prises de participations financières à condition que celles-ci conservent un caractère accessoire (on pourrait en dire autant des fonds de pension aujourd’hui). Finalement, furent nationalisées, on le sait, quelques dizaines de sociétés industrielles et bancaires dont la logique de développement ne fut guère réformée, malgré les lois de démocratisation du secteur public et les droits nouveaux accordés aux travailleurs par les lois Auroux.

La tentation existe aujourd’hui, à la suite de l’échec des nationalisations de 1982 et de l’effondrement du socialisme réel, de relativiser l’importance de la propriété publique au profit d’une réflexion sur l’immatériel : services, missions, comportements, mentalités, etc. Cette approche appelle une triple critique : premièrement, elle conduit à donner priorité à la gestion sur le pouvoir ; deuxièmement, elle évacue les aspects stratégiques les plus globaux au nom d’une désétatisation de principe et d’une confuse délibération citoyenne ; troisièmement, elle fige le concept de propriété dans une acception strictement juridique. En réalité, c’est le contenu du concept de propriété lui-même qui appelle mise à jour ; c’est la diversification géographique de la propriété publique qui fait problème ; c’est la dynamique interne du secteur public qui pose des questions nouvelles.

C’est pour toutes ces raisons que l’on peut concevoir la troisième génération, celle de l’appropriation sociale, qui formalise la combinaison de ces potentialités nouvelles. Elle ne contredit pas la notion de propriété publique, elle en exprime le mouvement et en augmente la portée.

La première question est donc celle du concept même de propriété.

Au-delà du simple usage et du droit de disposer, la propriété publique intègre des éléments de maîtrise qui se situent aux plus hauts niveaux de l’organisation sociale et, en premier lieu, là où s’expriment les prérogatives de puissance publique et les questions de souveraineté, c’est-à-dire au niveau de l’État. La propriété de l’État (et peut-être, dans l’avenir, d’instances supra-étatiques internationales) doit donc conserver un caractère éminent et ne pas être confondue avec celle des collectivités territoriales et a fortiori avec telle ou telle participation de salariés ou d’usagers au capital. Cela dit, il convient, bien évidemment, de combattre toute centralisation excessive et toute forme de bureaucratie qui lui serait liée, mais ces nécessités ne justifient pas à elles seules le recours au mot d’ordre sommaire et imprudent de désétatisation. Pour autant la propriété publique doit être diversifiée et peut être mouvante, adaptée aux besoins, aux nécessités de la gestion et aux évolutions de l’environnement. Elle peut également être combinée avec de nouvelles catégories de droits réels et les caractéristiques réglementaires évolutives du service public. Le transfert juridique de propriété ne saurait ainsi caractériser à lui seul la propriété publique qui doit internaliser tous les éléments de la maîtrise publique et être assortie des droits et obligations correspondants en ce qui concerne la souveraineté nationale, le respect de l’intérêt général, le contrôle technologique, le pouvoir des travailleurs, la gestion, etc.

La deuxième question est celle de la diversification géographique.

Alors que, jusque-là, la propriété publique s’est essentiellement développée par la nationalisation, il convient de donner plus d’importance à la propriété publique qui pourrait être définie aux niveaux infra et supranationaux. La propriété des collectivités territoriales dispose déjà de larges possibilités de développement dans les opérations d’aménagement de l’espace. La question doit être également posée au niveau européen voire mondial, à contre-courant de la logique libérale dominante, à partir des contributions financières des États susceptibles de participer aux opérations conjointes de service public. C’est un argument fort pour que soit donné priorité à l’Europe politique. Il reste cependant que le niveau national demeure principal dans l’articulation du particulier et du général.

La troisième question concerne la prise en compte de la dynamique interne du secteur public.

Il s’agit de traduire en prérogatives le mouvement de diversification-complexification précédemment évoqué qui anime aujourd’hui le secteur public. Il importe également de tirer les leçons des expériences antérieures de nationalisations qui ont échoué parce qu’elles ont tenu un compte insuffisant de la nécessité de l’intervention des travailleurs et du changement des mentalités et des comportements. Ainsi, pour revenir sur les nationalisations de 1982, il eût été préférable (mais sans doute cela n’aurait-il pas suffit) de promulguer simultanément les lois de nationalisation (février 1982), de démocratisation du secteur public (juillet 1982) et les lois Auroux (1982-1983). S’il importe au plus haut point que les usagers soient impliqués dans la caractérisation des besoins, voire dans certains aspects de l’organisation des services et de la gestion, le service public ne saurait être défini par la seule expression du client ou du consommateur et, partant, la configuration du secteur public répond nécessairement à d’autres déterminations que consuméristes, elle ne saurait être confinée à l’optique du marché.

Il résulte de ce qui précède que l’appropriation sociale peut être regardée comme l’action par laquelle la propriété publique, au-delà des critères élémentaires de la propriété privée, tend à intégrer l’ensemble des éléments financiers, techniques, politiques de la maîtrise du service public et à leur donner une traduction juridique affirmant la primauté de l’intérêt général dans l’organisation de la société.

5. La question centrale de l’État et de ses institutions

Pour beaucoup à gauche, l’appropriation sociale présente avec la question de l’État cette caractéristique commune d’être soupçonnée de relever d’un modèle soviétique que l’on récuse d’autant plus fort qu’on a pu l’adorer. À propos de l’appropriation sociale ou de la propriété publique ses nouveaux contempteurs souligneront que ce n’est pas la panacée, que l’essentiel réside dans la gestion (ou la gouvernance, ou le management) on ne parlera plus de nationalisation ni de secteur public, mais de « pôle public » de densité indéterminée. Quant à l’État, on ne sera pas loin de le considérer comme intrinsèquement pervers, assimilable sans plus de précaution à l’étatisme ou à l’étatisation au profit d’une société civile moins exigeante, lieu d’une « nouvelle citoyenneté » aussi spontanée qu’évanescente. Comme il faut néanmoins couvrir le volet des institutions, ne serait-ce que parce que les institutions de la V° République encadrent effectivement la vie politique, on évoquera de l’extrême gauche à l’extrême droite une VI° République, sans scrupules excessifs sur les contenus dont on peut cependant imaginer qu’ils sont différents.

Mais il existe une autre raison, plus fondamentale, qui fait de la VI° République une revendication illusoire : aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République, parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait – et l’on doit s’en souvenir – balayée par le coup d’État du 2 décembre 1851 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 20 et 21 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains, moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième succède à la seconde guerre mondiale, à l’écrasement du nazisme et à la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre 1946. La cinquième voit le jour par le référendum du 28 septembre 1958 ; elle est consécutive au putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime au niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on n’a changé de république sans événement dramatique. Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore … l’Évènement.

Comme on l’a précédemment rappelé, la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques en droit interne sans pour autant ouvrir une perspective, dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la V° République, qui aura bientôt cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française. Cette constitution peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier 1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.

L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation qu’elle aura fait l’objet de quatorze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence du discours éclectique sur une VI° République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre), ce qui semble, à certains égards, être l’orientation du nouveau Président de la République. Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme ne différant que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.

Il est donc temps de remettre sur le chantier une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture. On rappellera toutefois que le Parti communiste français avait fait cet effort en rendant public en décembre 1989 pour marquer le bicentenaire de la Révolution française, une Déclaration des libertés placée en tête d’un Projet constitutionnel complet. L’originalité d’un travail sur les institutions tient au fait qu’il n’est pas possible de le mener sérieusement sans replacer chaque proposition dans l’analyse d’ensemble du système institutionnel qui, en retour, confère à toute proposition constitutionnelle ainsi traitée, la force de la cohérence de l’ensemble. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs existant dans une société déterminée. Son schématisme fait sa force et relativise son importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.

L’idée qu’un État moderne doit avoir une constitution écrite est présente dans la pensée et dans l’action des philosophes du XVIII° siècle, de Montesquieu, Voltaire et Rousseau, ce dernier ayant lui-même rédigé une constitution pour la Corse (1768) et une autre pour la Pologne (1771). Pour autant cette réglementation suprême ne saurait faire obstacle à l’intervention directe du peuple chaque fois que cela est possible. Jean-Jacques Rousseau affirme dans le Contrat social « Où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant ». Au demeurant, l’intervention populaire directe ne saurait faire l’objet d’une réglementation excessive, sauf à se priver du fortuit, de l’incodifiable et à porter atteinte à l’initiative, au talent, à l’épopée même. Cependant, des règles sont nécessaires pour réglementer efficacement la démocratie directe.

La démocratie directe, c’est avant tout le plein exercice des droits et des libertés existants et la lutte pour en conquérir de nouveaux. Mais il est possible d’envisager d’autres modalités d’intervention directe réglementées. Des progrès peuvent, en effet, être réalisés en la matière. On en donnera deux exemples. Le premier consisterait à accroître la portée du droit de pétition. Une question rédigée qui aurait réuni un certain pourcentage de signatures d’électeurs inscrits pourrait faire obligation à l’assemblée délibérante compétente pour connaître de cette question, d’en débattre et de prendre position. Cette décision pourrait ensuite, en cas d’approbation, conduire à l’élaboration des règles administratives, réglementaires ou législatives correspondantes. Le rejet du texte devrait être motivé et le débat se poursuivrait éventuellement dans l’opinion publique. Le second exemple reviendrait, sous certaines conditions, à donner l’initiative des lois au peuple (et non le référendum d’initiative populaire pour les raisons évoquées ci-dessous sur l’usage du référendum). Là encore un minimum de soutiens seraient exigés sur une proposition de loi entièrement formulée. Après quoi le texte pourrait être inséré dans une procédure parlementaire et devenir une loi au terme du processus qui pourrait faire intervenir des instances déconcentrées ou décentralisées. Ce ne serait à vrai dire pas une véritable novation : la Constitution de l’An I, pourtant réputée jacobine, prévoyait déjà l’intervention des communes et des assemblées primaires des départements dans l’élaboration de la loi :

«Art. 58. – Le projet est imprimé et envoyé à toutes les communes de la République, sous ce titre : loi proposée.
Art. 59. – Quarante jour après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. ».

C’est cependant la question du référendum qui constitue en matière de démocratie directe la question la plus délicate. En reconnaissant à tous les citoyens le droit de concourir personnellement à l’expression de la volonté générale et à la formation de la loi, la Déclaration des droits de 1789 ouvrait la voie aux consultations référendaires et à la mise en mouvement politique du peuple. Mais on a vite pressenti les dangers du référendum et les risques qu’il pouvait faire courir à la démocratie dans les mains d’un pouvoir autoritaire relevant de la ligne de force césarienne évoquée plus haut. Olivier Duhamel l’a souligné : « le référendum peut être liberticide : les Bonaparte en ont apporté la preuve ». La Constitution de 1793 prévoyait donc que le peuple pouvait délibérer sur les lois proposées par le corps législatif. La Constitution de 1946 ne retenait le référendum qu’en matière constitutionnelle. La Constitution de 1958 le prévoit en deux dispositions : en matière d’organisation des pouvoirs publics, de réformes relatives à la politique économique ou sociale, de ratification des traités (Art. 11) et en matière constitutionnelle (Art. 89). Par ailleurs, rappelons que la loi du 6 février 1992 a institué un « référendum communal » ; il est de faible portée.

Bien que les référendums sur le traité de Maastricht en 1992 et celui sur le récent projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe », mis en échec le 29 mai 2005, aient été l’occasion de débats importants, il reste que, depuis la Libération, seulement quatre référendums sur vingt-huit ont dit « non » à ceux qui les ont organisés.

Outre le référendum, le peuple exerce sa souveraineté par la médiation de ses représentant, c’est la démocratie représentative. L’article 6 de la Déclaration des droits de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité actuel, proclame que la loi est l’expression de la volonté générale, tandis que l’article 34 de l’actuelle constitution dispose que la loi est votée par le Parlement. En vertu du principe de séparation des pouvoirs et pour équilibrer les fonctions normatives de l’exécutif et du législatif, les articles 34 et 37 définissent les champs respectifs de la loi et du décret. Tel est du moins le schéma théorique car, dans la réalité, c’est le Gouvernement qui a largement l’initiative du travail législatif en fixant, pour l’essentiel, l’ordre du jour du Parlement et en réservant la plus grande place à ses projets, tandis que les textes d’origine parlementaire, les propositions de lois, sont réduites à la portion congrue. Une telle pratique n’est pas conforme aux principes affichés et le préjudice est d’autant plus important que la Constitution a été modifiée en 1992 par l’introduction d’un article 88-2 disposant notamment que : « la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne … », ce qui se traduit par une entrée en force du droit européen en droit interne français et limite, en conséquence, les prérogatives du Parlement national. De plus, la montée en puissance du Conseil constitutionnel à partir de 1971 en a fait un organisme politique en forme juridictionnelle qui s’est doté, au fil du temps et par voie jurisprudentielle, d’un pouvoir constituant permanent en dehors de toute source de légitimité, même si l’on peut considérer que, jusqu’à présent, il n’en a pas abusé et qu’il a joué parfois un rôle positif en matière de défense des libertés publiques. La représentation est donc en crise, ce qui se traduit en particulier par une hausse générale des taux d’abstentions à toutes les élections (à l’exception de l’élection présidentielle, mais pour des raisons médiatiques) et notamment aux élections locales qui sont pourtant celles où le citoyen est le plus proche des lieux de pouvoir et qui devraient l’intéresser davantage pour cette simple raison.

La situation est encore aggravée par le fait que si l’article 20 de la Constitution prévoit bien que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », cela dépend de la concordance ou non des majorités présidentielle et législative. Lorsqu’il y a concordance, c’est le Président de la République qui est maître de l’exécutif ; dans le cas contraire, celui de la cohabitation, c’est le Premier ministre qui a l’essentiel des compétences, même si son but est de devenir, à son tour, président, avec une majorité conforme. Cette constitution, si souvent rapetassée au cours de la dernière période, ainsi qu’il a été dit, est donc, au surplus, de caractère aléatoire, ce qui est un non-sens constitutionnel et très malsain pour la démocratie. En effet, avant les élections présidentielle et législatives, on ne sait qui du Président de la République ou du Premier ministre détiendra finalement le pouvoir exécutif selon qu’il y aura, ou non, concordance des majorités. L’instauration du quinquennat a aggravé le phénomène. Alors que Michel Debré, promoteur de la Constitution de la V° République, prétendait instaurer un « parlementarisme rationalisé », le professeur Jean-Marie Denquin, pourtant de sensibilité gaulliste, parle aujourd’hui de « monarchie aléatoire ». C’est donc le statut du Président de la République, aujourd’hui clé de voûte des institutions, qui est le point de départ de toute réforme institutionnelle conséquente.

Il ne saurait y avoir deux sources de légitimité concurrentes de la représentation nationale et populaire. Or, en France, pour des raisons historiques et par le jeu naturel des pouvoirs, la légitimité d’un président élu au suffrage universel l’emportera toujours sur celle que partagent plusieurs centaines de parlementaires élus localement au scrutin majoritaire. Il faut donc choisir : le Parlement ou le Président. Comment soutenir qu’est conforme à la ligne de force traditionnelle des Lumières, cette délégation massive de souveraineté que représente l’élection du Président de la République au suffrage universel ? C’est pourquoi le choix fait ici, est celui du régime parlementaire. Selon cette conception, le pouvoir exécutif appartient, sous la direction du Premier ministre, au Gouvernement. Responsable devant le Parlement, il détermine et conduit effectivement la politique de la nation. La légitimité émane du corps législatif, élu selon un scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle. Les arguments selon lesquels cela aurait pour conséquence de faire entrer le Front national au Parlement, ou bien que la priorité est la constitution d’une majorité forte plutôt que la fidèle représentation du peuple ne sauraient y faire obstacle. C’est au débat politique et non à la technique électorale de faire les majorités et de définir la voie à suivre.

Le Président de la République garde cependant dans ce cadre un rôle prestigieux : il représente la France vis-à-vis de l’étranger, il est l’expression symbolique de l’unité et de l’indivisibilité de la République et le garant de la continuité des pouvoirs publics. Il n’est plus élu au suffrage universel direct, mais soit par un collège de grands électeurs soit par le Congrès du Parlement ; la durée de son mandat est dès lors secondaire, la plus longue durée, sans possibilité de renouvellement, pouvant même correspondre à la plus grande banalisation. À cet égard, le mandat de sept ans non renouvelable est sans doute la solution la plus judicieuse dans la gamme des solutions possibles. L’argument selon lequel il faudrait tenir compte de l’idée que l’on se fait de la prétendue adhésion définitive du peuple français à l’élection du Président de la République au suffrage universel n’est que l’expression d’une résignation politique, indigne de notre histoire.

Toute proposition institutionnelle doit veiller à s’inscrire dans une scrupuleuse cohérence de l’État de droit. On ne rappellera pas ici les conditions de la cohérence interne qui reposent essentiellement sur la séparation des pouvoirs et sur l’équilibre délicat à établir entre le principe d’autonomie de gestion des collectivités territoriales et celui d’unité et d’indivisibilité de la République. Il conviendrait aussi de préciser les formes nouvelles de la dualité des ordres juridictionnels (administratif et judiciaire), dualité souhaitable car relevant de la distinction public-privé, classique en France. Un contrôle de constitutionalité est nécessaire. La souveraineté ne pouvant émaner que du peuple, c’est à lui ou à ses représentants qu’il revient en définitive d’assurer la conformité des lois à la Constitution ; sur les questions les plus importantes par le recours au référendum constituant en veillant à éviter toute dérive plébiscitaire ; sur des questions moins importantes par la recherche d’une compatibilité tant juridique que politique dans le cadre du Parlement puisque c’est lui qui vote la loi. Un Comité constitutionnel composé de représentants des différents groupes parlementaires auxquels s’adjoindraient des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation devrait être institué à cette fin. Il n’aurait pas le pouvoir d’empêcher la promulgation d’une loi non conforme à la Constitution, mais seulement d’identifier cette non-conformité en invitant le Parlement à la prendre en considération à l’occasion d’un nouvel examen qui conduirait soit à modifier la loi soit à provoquer l’engagement d’une procédure de révision constitutionnelle.

Une réflexion sur les institutions nationales ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une prise en compte des institutions supranationales, elle doit veiller à leur cohérence externe. C’est possible, même dans le contexte européen actuel, grâce au principe de subsidiarité introduit à l’article 5 du Traité instituant la Communauté européenne aux termes duquel : « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient … que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». Certes, cette formulation laisse une trop large place à l’appréciation de l’opportunité de l’intervention communautaire et il n’y a pas lieu de faire une confiance aveugle à l’appréciation de la Cour de justice des communautés européennes. Une articulation des institutions nationales et transnationales doit cependant être recherchée sans aliénation de la souveraineté nationale. D’ailleurs, dès aujourd’hui, l’article 55 de la constitution dispose déjà que : « Les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Il reste que l’on considère ici, pour toutes les raisons dites précédemment, que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général.

6. Que faire ?

Les dernières consultations électorales ont présenté l’intérêt majeur de révéler le vide idéologique des forces de gauche et la vacuité des projets présentés par les organisations qui s’en réclamaient. Or, l’histoire récente montre que si les forces de droite, ancrées dans l’option du libéralisme, peuvent accéder au pouvoir en se fondant sur l’inquiétude d’une société en crise et se contenter d’une habile communication sur quelques thèmes sensibles – parfois d’ailleurs considérés comme thèmes de gauche tels que la « valeur travail » – il n’en est pas de même pour la gauche. Elle ne peut espérer diriger durablement une société développée comme la France sans que soit élaborée une théorie de la transformation sociale radicale, expression d’une volonté affichée. Le Programme commun de gouvernement des années 1970, malgré toutes ses imperfections, prenait en compte cette nécessité. Il n’est évidemment pas question d’en reprendre ici la démarche, mais de souligner l’ampleur de l’effort idéologique à réaliser dans des conditions toutes différentes, éclairé par cette expérience et celles qui ont conduit à la situation actuelle. Trois impératifs semblent devoir être soulignés.

En premier lieu la nécessité d’affirmer la pérennité du clivage droite-gauche au moment où de nombreuses voix s’élèvent pour en douter ou annoncer son obsolescence définitive. L’origine, on le sait remonte à la Révolution française. Plus précisément à la Constituante où la minorité contre-révolutionnaire (les Noirs) avaient pris l’habitude de siéger à droite et en bas du Président tandis que la minorité démocratique se situait en haut et à gauche. Ce n’est cependant qu’après 1815 que le clivage deviendra quasi-institutionnel. Il se chargera de justifications économiques et sociales tout au long des XIX° et XX° siècle jusqu’à nos jours, sans perdre de sa pertinence dans les grands moments de notre histoire : l’affaire Dreyfus, la loi de séparation des Églises et de l’État, la grande crise des années 1930, la Résistance, les luttes anticoloniales, le Programme commun et l’alternance de 1981. Cela ne veut pas dire que les citoyens de gauche aient toujours été du côté du progrès et les citoyens de droite toujours des conservateurs, ni que les uns et les autres n’aient pu en différentes circonstances se retrouver ensemble sur des objectifs communs. Pour autant il n’est au pouvoir de personne aujourd’hui de récuser la pertinence historique de ce clivage. Sans doute ce constat ne le validerait pas par lui-même s’il ne reposait pas sur des contradictions de fond. Ainsi qu’il a été dit, pour être devenue plus complexe et n’être pas la seule à expliquer le mouvement de l’histoire, la contradiction capital-travail demeure essentielle. A été rappelée également l’existence en matière institutionnelle de deux lignes de forces : l’une démocratique issue des Lumières, l’autre césarienne ou bonapartiste. Et pour être moins vivace qu’autrefois la bipolarisation idéologique marxisme-catholicisme continue d’imprégner culturellement de larges couches de la population. Contrairement donc à un discours qui se prétend moderniste, tout positionnement de transformation sociale véritable ne peut que se référer à la contradiction fondamentale gauche-droite, ce qui n’exclut pas pour autant des accords ponctuels ou circonstanciels et des convergences au sein du pacte républicain fondé sur la conception de la citoyenneté précédemment analysée.

En deuxième lieu, la différenciation droite-gauche ne doit pas être réduite à un positionnement sur l’échiquier électoral qui n’aurait d’autre fonction que d’assurer l’alternance au pouvoir d’équipes qui ne se distingueraient pas sensiblement par les politiques mises en œuvre. Toutes les tentatives centristes se sont donné comme objectif de gommer la bipolarisation droite-gauche au motif que les contraintes économiques et politiques seraient telles qu’un seul type de politique serait possible. À l’inverse, il importe de « faire la différence » sur des questions essentielles qui lèvent toute ambiguïté. Les questions de l’appropriation sociale et de l’État qui viennent d’être évoquées participent de cette différenciation : les options préconisées sont de nature à lever toute confusion entre les positionnements de gauche et de droite sur ces sujets. Tournant le dos aux modes et aux postures conformistes sans principe ni rigueur, il importe de fonder sérieusement et courageusement – c’est-à-dire, le cas échéant, à contre courant de l’opinion – des positions politiques solides sur des questions décisives de la transformation sociale. Au-delà des deux questions précédentes on peut encore évoquer les thèmes suivants comme exemples particulièrement discriminants :
– une conception ferme de la laïcité qui revienne sur les atteintes dont elle a été l’objet au cours des dernières décennies (concordat Alsace-Moselle, financements publics d’organismes confessionnels, interventions publiques dans la représentation religieuse, participation des autorités publiques aux rites, etc.) ;
– la défense et l’illustration de la conception française du service public et de la fonction publique sur la base d’un arbitrage sans concession en faveur de la loi contre le contrat, d’une consolidation des positions statutaires contre les dérives conventionnelles ;
– l’institution d’un statut du travail salarié qui, assurant une plus grande protection sociale des travailleurs du secteur privé, favoriserait leur mobilité, leur adaptabilité, leur promotion sociale ;
– la définition d’une politique d’immigration et d’une politique d’asile qui les distingue clairement l’une de l’autre et qui se rattache à une tradition française d’asile, de protection et de coopération internationale active ;
– une politique européenne partant de la réalité diversifiée des peuples, faisant participer davantage les parlement nationaux, développant des projets communs, tirant de chaque étape les conséquences institutionnelles et s’inscrivant dans une recherche commune d’universalité.
Les travaux engagés sur ces différents sujets seraient les matériaux des synthèses théoriques à venir.

En troisième lieu, c’est sous l’éclairage d’une confrontation de principe de la gauche et de la droite, avec comme points d’appuis majeurs des thèmes de différenciation tels que ceux qui viennent d’être évoqués, que doivent être conduites, sans sectarisme ni complaisance, les luttes au jour le jour, élaborés en tant que de besoin les programmes nécessaires, et menées les batailles électorales à venir.

Comme celles des Bas-Empire, les périodes de décomposition sont sans doute les plus intéressantes de l’Histoire en raison de l’enchevêtrement de l’ancien et du nouveau qui les caractérise, de la richesse des contradictions qui animent leurs soubresauts, des défis qu’elles proposent aux hommes et aux femmes qui les vivent. Elles ne doivent pas nourrir le pessimisme du constat, mais stimuler l’optimisme auquel invite l’intelligence des situations complexes. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes et de femmes, dont plusieurs de ceux que nous avons cités dans ce texte, réfléchissent et progressent dans la connaissance de ce monde, sans aboutir pour autant aux synthèses éclairantes qui nous permettraient une compréhension lucide des temps nouveaux, du type de celles auxquelles Marx ou Jaurès ont pu parvenir dans le passé. Mais, pour le moment, nous ne pouvons faire moins que de conclure comme Garcin, dépourvu d’avenir dans l’Enfer du Huis clos de Jean-Paul Sartre : « Et bien, continuons ! ».

Anicet Le Pors
20 août 2007

60° anniversaire du Statut général des fonctionnaires – Forum CGT, Montreuil 19 octobre 2006

La loi du 19 octobre 1946 dont nous marquons aujourd’hui le 60° anniversaire peut être regardée comme la première expression majeure, en droit, de la conception française, démocratique, de la fonction publique. Mais comme les organisateurs de ce Forum, je considère qu’on en souligne d’autant mieux l’importance qu’on le situe dans une perspective historique, plutôt que de le statufier dans une sacralisation qui aurait une double conséquence négative. D’une part, cela tendrait à occulter les droits acquis avant 1946 par le mouvement social : la fixation par la loi de l’accès au dossier en 1905, les règles de l’avancement en 1911, du détachement en 1913, la loi Roustan en 1920, la reconnaissance de fait des syndicats de fonctionnaires en 1924 ; d’autres encore intégrés dans la jurisprudence du Conseil d’État qui ont conduit parfois à parler d’un « statut jurisprudentiel ». D’autre part, seraient sous-estimés les progrès enregistrés ultérieurement : l’obligation de négociation après 1968 puis, plus récemment, par exemple, l’inscription formelle dans le statut de droits aussi importants que le droit de grève, la liberté d’opinion ou la garantie de mobilité , et surtout l’extension de la reconnaissance de la qualité de fonctionnaire, au-delà des fonctionnaires de l’État, à de nombreux agents de collectivités publiques : collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers, établissements publics de recherche.

C’est souligner le caractère novateur du statut de 1946 que de rappeler qu’avant son adoption, l’idée même d’un statut était conçue par les gouvernants de l’époque comme l’instrument d’application du principe hiérarchique d’obéissance du fonctionnaire. C’est pourquoi le mouvement syndicat rejetait cette idée en parlant de « statut-carcan ». Il a donc ouvert la voie à l’affirmation d’une conception démocratique qui n’a cessé de s’affirmer et de se préciser ensuite. Car le statut de 1946 portait la marque de son époque, il reflétait nécessairement l’état de l’administration et de la société au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi, par exemple, qu’on y parle de « cadre » et non pas de « corps » de fonctionnaires, vocabulaire que nous ne reprendrions certainement pas aujourd’hui.

Si l’on se met ainsi dans une perspective historique, on peut avoir une appréciation positive sur l’évolution de la fonction publique et sur l‘enrichissement continu de la conception française de la fonction publique, en dépit des attaques et des atteintes dont elle a été constamment l’objet. On considère qu’il y avait environ 200 000 fonctionnaires de l’État en France au XIX° siècle, on en comptait moins de 700 000 avant la deuxième guerre mondiale, quelque 900 000 au 1er janvier 1946 (dont seulement 520 000 titulaires), 2,1 millions de fonctionnaires de l’État en 1981. Aujourd’hui, c’est 5,2 millions d’agents publics qui sont reconnus comme fonctionnaires, selon la définition qu’en donne la loi du 13 juillet 1983, c’est-à-dire salariés d’une collectivité publique dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle.

Le statut lui-même s’est profondément transformé. Quantitativement, le statut de la loi du 19 octobre 1946 comptait 145 articles. L’ordonnance du 4 février 1959 ramena ce nombre à 57. Dans le dispositif actuel, il y en a plus de 500. Qualitativement, à ceux qui glosent sur la rigidité du statut général on peut répondre que peu de textes ont fait la preuve d’une telle capacité à évoluer sur une aussi longue période. Bien sûr, cette évolution a été marquée par des avancées et des reculs, et nombre des articles précités ne sont pas bons, mais je pense qu’il ne faut pas donner de cette évolution une vision unilatéralement négative qui n’aiderait pas dans la conquête de nouveaux droits. La conception française de la fonction publique est une création continue qu’il faut analyser objectivement.

Cela nous conduit à reconnaître dans l’extension considérable du champ d’application et d’influence du statut général, la raison d’une plus grande hétérogénéité de situation des agents et donc une plus grande difficulté à assurer l’unité de l’ensemble dans le respect des diversités qui font la richesse des services publics. Cette difficulté a été rencontrée entre 1981 et 1984 lorsque nous avons entrepris de bâtir une nouvelle architecture statutaire intégrant des agents publics régis par le livre IV du code des communes pour les territoriaux et le Livre IX du code de la santé publique pour les hospitaliers, qui importaient nécessairement leurs singularités, leurs différences, dans le nouvel ensemble. Cette dialectique de l’unité et de la diversité a été réalisée, d’une part en refondant l’ensemble sur les principes républicains de la conception française de fonction publique, d’autre part en respectant les spécificités à la fois juridiques et professionnelles des différentes catégories concernées.

Je crois encore utile de rappeler les trois principes que j’évoquais alors pour fonder cette unité. D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents » c’est-à-dire de la capacité des candidats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique. Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration ; principe ancien que l’on retrouve déjà formulé dans la loi sur les officiers de 1834. Enfin, le principe de citoyenneté qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens et reconnaît la source de sa responsabilité dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte de son administration ; conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle du fonctionnaire-sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

C’est sur cette base qu’a donc été construite cette fonction publique « à trois versants », à la fois ensemble unifié et respectueux des différences comme l’indiquent ses quatre titres adoptés successivement de 1983 à 1986, l’un après l’autre car tout le monde ne marchait pas du même pas. On peut discuter de l’équilibre ainsi retenu entre une unification intégrale (au demeurant impraticable sans modification constitutionnelle) et une séparation complète des fonctions publiques qui aurait consacré une « balkanisation » conduisant inévitablement à leur hiérarchisation. Je pense pour ma part que la solution retenue était, dans l’ensemble, satisfaisante.

Depuis, le système a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet, mais pour autant son avenir n’est pas garanti. La première alternance politique entre 1986 et 1988 a permis au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la fonction publique territoriale, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, etc.), de clientélisme, dans l’ensemble du statut général. La loi du 19 novembre 1982 sur les prélèvements en cas de grève a été abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc. Je n’aurais garde d’oublier la mise hors fonction publique des PTT et de France-Télécom en 1990. Les attaques ont repris de 1993 à 1997 avec la réforme Hoëffel, et une stratégie de « mise en extinction » du statut général par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation, etc., jusqu’à l’attaque frontale du rapport du Conseil d’État en 2003 proposant une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi, alignée sur le modèle européen dominant, une fonction publique d’emploi

On peut regretter ensemble que les conditions d’une riposte à ces attaques et remises en cause n’aient pas toujours été à la hauteur de l’enjeu. On ne s’étonnera pas que les adversaires d’une conception républicaine, démocratique, de la fonction publique, n’aient pas renoncé à tenter de la mettre à bas lorsque des gouvernements de la droite libérale ont été au pouvoir. Il est en revanche déplorable que les atteintes au statut général n’aient pas été remises en cause, et se soient trouvées par là consacrées, lorsque des gouvernements de gauche sont revenus au pouvoir, alors qu’il leur auraient suffit d’abroger purement et simplement les mesures prises par la droite.

Quel est l’avenir de la conception française de la fonction publique française et, par là, de son statut général ? Le problème est moins de faire des prévisions en avenir très incertain, que de s’interroger sur les facteurs susceptibles de déterminer cet avenir. Sans les développer, j’en retiendrai six, comme contribution au débat.

Le premier me semble être la perspective de réforme statutaire. Un texte qui n’évolue pas, je l’ai dit, est promis à la sclérose et à terme à la disparition. Mais une chose est de s’interroger sur les modifications nécessaires (gestion prévisionnelle des effectifs et compétences, dispositifs de formation, conditions de mobilité, remise en ordre des statuts particuliers, évaluation des politiques publiques, etc.), une autre est de remettre en cause les principes mêmes comme y tendait le rapport du Conseil d’État de 2003 et le projet Dutreil qui en faisait application. L’affaire semble gelée jusqu’aux présidentielles, mais il est probable qu’elle sera reprise à la première occasion.

Le deuxième facteur est la mise en place de la LOLF dont je rappelle qu’elle a été adoptée sans opposition au Parlement. Elle pourrait être un moyen de rationalisation ; elle apparaît surtout aujourd’hui comme un instrument destiné a peser sur l’emploi dans la fonction publique et à favoriser l’arbitraire dans la gestion.

Le troisième est le développement de la contractualisation. C’est aujourd’hui un phénomène général : le contrat progresse au détriment de la loi, expression de la volonté générale. Comme le recommandait le rapport précité du Conseil d’État, dit « rapport Pochard », le contrat tend à devenir « une source autonome du droit de la fonction publique ».

Le quatrième facteur d’évolution est un nouveau retour probable sur le « maillon faible » du statut général, la fonction publique territoriale, ce à quoi tend le projet Hortefeux actuellement en discussion au Parlement.

J’évoquerais pour mémoire, comme cinquième facteur, la place qui sera faite aux services publics en France et en Europe. À cet égard, le « non » opposé par le peuple français au traité constitutionnel européen le 29 mai 2005 demeure un point d’appui important pour la défense des statuts publics et pas seulement celui de la fonction publique.

Enfin, dernier facteur et non le moindre, le rapport des forces qu’il sera possible d’établir entre partisans et adversaires du statut général. J’espère qu’il ressort de cette intervention que j’ai confiance dans la possibilité de faire échec aux tentatives de destruction du statut général qui ne cesseront pas d’être à l’œuvre. Nos atouts sont nombreux et importants : une culture ancienne de l’intérêt général et du service public, des organisations syndicales expérimentées, un dispositif statutaire en place et qui a fait ses preuves. Mais il y a aussi des faiblesses, on le sait, parmi lesquelles je ne veux mentionner que deux d’entre elles : la division syndicale et une insuffisance dans l’approfondissement idéologique de notre conception française de la fonction publique, du moins par rapport à ce que j’ai connu il y a quelques décennies. Quoi qu’il en soit, on ne fera pas l’économie de batailles importantes dont j’ai la conviction qu’elles peuvent êtres gagnées si on en réunit les conditions, tant il est vrai qu’il n’y a que les batailles que l’on ne mène pas que l’on est sûr de perdre.

Anicet LE PORS

Que reste-t-il du communisme ? – GÉOPOLITIQUE octobre-décembre 2002

Dans son livre Regards sur le siècle, René Rémond fixe le début du XX° siècle àGéopolitique la guerre de 1914-1918 et à la révolution soviétique de 1917 et son achèvement à la chute du mur de Berlin en 1989 et à la disparition de l’Union soviétique en 1991. La revue L’Histoire, de son côté, a publié un numéro spécial sur « Le siècle communiste ». C’est dire l’empreinte laissée par la révolution bolchevique qui, sans avoir prétendu installer le communisme en ce siècle, a soutenu toutefois qu’une rupture irréversible avec le capitalisme était intervenue, que le mouvement de l’histoire était accompli à ce stade et que le socialisme, réellement en construction dans une partie importante de l’humanité, ouvrait la voie d’une société sans classe où chacun disposerait selon ses besoins, apportant selon ses moyens à la communauté, finalement étendue au genre humain. La classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie laborieuse, était l’acteur de cette émancipation de tous les « damnés de la terre », mais aussi celui de la libération de l’ensemble de la société de toutes les entraves causées par les intérêts particuliers et les égoïsmes. Cette révolution était d’autant plus assurée de son bien-fondé qu’elle reposait sur une idéologie à prétention scientifique : le matérialisme dialectique traduit en matérialisme historique qui expliquait le sens inéluctable, fatal, de l’histoire et son achèvement : le communisme. Dans cette perspective, l’important mouvement communiste qui s’est constitué a effectivement joué un rôle déterminant, non seulement dans les pays dits du « socialisme réel », mais aussi dans la plupart des pays développés et dans les pays du tiers-monde, notamment à l’occasion de la décolonisation.

Que reste-t-il du communisme ? Rien, si l’on prend la question à la lettre puisque dans la problématique qui vient d’être sommairement rappelée, personne n’a jamais prétendu l’avoir édifié où que ce soit. Mais la question vaut d’être posée si elle entend considérer la vision idéologique qui avait été instaurée et les moyens politiques qui avaient été mis en place pour l’inscrire dans la réalité. Le premier aspect, théorique, est sans doute le plus intéressant, mais on ne peut éluder le second : que reste-t-il du mouvement communiste et spécialement des partis communistes ?

Des partis discrédités

Le mouvement communiste n’a jamais constitué un ensemble homogène quoiqu’en aient dit les anticommunistes. En référence aux différences observées des modes de production, les histoires nationales, les prémisses idéologiques (stalinisme, trotskisme, maoïsme), des voies différentes ont pu être conçues : soviétique, chinoise, italienne, française. Il en est de même pour les formes de leurs déclins : réduction de l’influence en général, mais sous forme de dénaturation idéologique et politique dans les pays où ils occupent encore une position dominante (Chine, Vietnam, Cuba), ralliés à l’économie capitaliste de marché et récupérés par la social-démocratie dans plusieurs pays autrefois sous emprise soviétique, marginalisés dans les pays développés où ils jouaient autrefois un rôle important (Italie, France).

Si l’on considère cette dernière catégorie qui nous est la plus familière, on relèvera que les différences de caractéristiques et de démarches maintes fois soulignées entre le PCI et le PCF ont finalement conduit au même résultat : une influence électorale réduite, de l’ordre de 3 à 5 % pour les formations qui continuent à se réclamer du communisme, et un affaiblissement idéologique et social considérable. S’agissant du PCF (l’analyse peut valoir largement pour d’autres partis communistes, mais il reste que la France a souvent été regardée comme la « fille aînée » du communisme), il peut être intéressant de caractériser ce déclin en reprenant les fonctions qu’avait retenues Georges Lavau à son sujet : fonction tribunitienne et fonction consulaire auxquelles on doit ajouter, à mon avis, une fonction théoricienne essentielle. On peut comparer, de ces points de vue, les trois périodes de participation du PCF au gouvernement durant lesquelles la fonction consulaire se situait au plus au niveau : 1944-1947, 1981-1984, 1997-2002.

De 1944 à 1947, le PCF est au faîte de sa puissance électorale (28,6 % des voix aux législatives de novembre 1946). Maurice Thorez manque de peu d’être élu Président du Conseil. Le parti détient le tiers des sièges municipaux des villes de plus de 9000 habitants. Par le nombre de ses adhérents et son rôle au sein de la CGT il influence de manière déterminante le mouvement social dont il porte les aspirations. Il fait preuve d’un internationalisme résolu. Il rallie la plupart des grands intellectuels et développe avec une certaine originalité un marxisme conséquent prenant en compte la dimension nationale dans la marche au socialisme (interview de Maurice Thorez au Times en 1946).

En 1981, l’influence électorale du PCF décroche à 15-16 %. S’il place quatre ministres communistes au gouvernement, c’est en position subordonnée d’où ils parviendront dans leurs domaines respectifs à réaliser des réformes mais sans pouvoir faire échec à la dérive libérale du Parti socialiste à partir de 1983. Une activité intellectuelle intense est cependant maintenue jusque-là, notamment en matière économique à l’occasion de l’élaboration puis de l’actualisation du Programme commun de gouvernement, principalement sur la question des nationalisations et, secondairement, des nouveaux critères de gestion. Les communistes agissent au sein du mouvement social, mais ne le dominent plus et les relations avec la CGT se distendent.

De 1997 à 2002 le déclin électoral est continu et rapide jusqu’au résultat calamiteux de Robert Hue à l’élection présidentielle d’avril 2002 : 3,4 % des suffrages exprimés. Le communisme municipal résiste, mais s’affaiblit également. Les ministres communistes sont au gouvernement en position supplétive, sans solution de rechange pour le parti. Le PCF ne produit plus aucune idée et pratique la fuite en avant dans un racolage sans principe (la liste « Bouge l’Europe ! » aux élections européennes de 1999). Le mouvement social, lui-même affaibli, s’est autonomisé et l’influence des communistes y est réduite.

Outre les diverses formations trotskistes qui se réclament aussi du communisme mais qui demeurent marginales, il reste cependant un Parti communiste officiel, divisé en courants : conservateur, orthodoxe, rénovateur, aux multiples variantes. Il doit faire face à une grave crise financière qui atteint particulièrement l’Humanité. Il conserve de justesse des groupes parlementaires et quelques bastions municipaux. Le nombre de ses adhérents est en chute libre, mais de nombreux militants vieillissants, dévoués et désespérés, lui restent fidèles.

Un apport pertinent à l’analyse économique

On doit à Marx une magistrale synthèse des premières analyses des économistes classiques : Smith et Ricardo, des formulations des socialistes utopistes français et des réflexions sur les institutions des premiers Etats-nations, notamment du parlementarisme anglais. Le marxisme apparaît ainsi comme une explication rationnelle de l’organisation sociale, une mise à nu de ses contradictions essentielles dont on déduit un mouvement historique. S’il n’a pas la paternité des principales catégories économiques auxquelles il a eu recours, on est redevable à Marx d’une présentation pédagogique de la valeur sous ses deux faces : valeur d’usage, valeur d’échange, de la distinction entre la valeur des biens produits par le travail et la rémunération de la force de travail à travers, notamment, le salariat, de la distinction des sphères de la consommation et de l’investissement à l’origine de l’accumulation capitaliste, des mécanismes de l’exploitation rendus possibles par l’appropriation privée du capital.

Sans doute arguera-t-on que les choses aujourd’hui ne sont plus réductibles à ces schémas. L’accumulation du capital s’est accompagnée d’une socialisation qui en a placé une partie sous surveillance publique et d’une financiarisation qui l’éloigne de l’économie réelle. Le progrès des sciences et des techniques a apporté des améliorations à la condition humaine. La loi de la jungle capitaliste connaît des limites qui lui sont opposées par des réglementations nationales et internationales qui, simultanément, lui viennent en soutien. Mais comment pourrait-on contester, aujourd’hui, que nombre de ces raisonnements demeurent pertinents en ce qu’ils ont d’essentiel. L’accumulation capitaliste a atteint des niveaux sans précédent en particulier sous forme financière, la globalisation et la mondialisation expriment que son champ d’action s’étend désormais au monde entier, les inégalités entre les riches et les pauvres, entre le Nord et le Sud, se sont accentuées, la déstabilisation des équilibres économiques locaux a placé une grande partie de l’humanité en situation de précarité sinon de détresse, et il demeure généralement vrai que ceux qui détiennent la propriété du capital ont le pouvoir, ou tout au moins beaucoup plus de pouvoir que ceux qui en sont dépourvus.

Plus discutable sans doute est la description en séquences successives du mouvement historique à partir des modes de production identifiés : féodalisme-capitalisme-socialisme-communisme. Si l’on se concentre sur la phase du capitalisme, on peut admettre comme pertinente la distinction, à l’intérieur de la séquence, de la période du capitalisme de concurrence réalisant à travers le développement inégal une accumulation primitive, puis de la période du capitalisme de monopole marqué par la constitution de trusts et de cartels afin de contrecarrer la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, puis – thèse défendue essentiellement par les économistes communistes français à partir de la moitié de la décennie des années 60 – la période du capitalisme monopoliste d’Etat (CME) , caractérisée par une imbrication de l’accumulation capitaliste monopoliste et de l’appareil d’Etat dans le but, notamment, de combattre les effets de la « loi de suraccumulation-dévalorisation » du capital, version moderne de la baisse tendancielle du taux de profit.

Ce qui apparaît aujourd’hui contestable c’est le caractère fatal de cette représentation qui assignait un avenir prédéterminé à l’humanité dont celle-ci s’est spectaculairement affranchie, c’est la méconnaissance des mécanismes d’autorégulation, c’est le totalitarisme qui était la conséquence inévitable de la réduction de l’aventure humaine à une seule hypothèse. Pour autant, si l’on a souligné le caractère excessivement mécaniste de cette analyse (en particulier de la théorie du CME) il reste que l’on contestera difficilement, aujourd’hui en France et ailleurs, qu’existe une collusion entre les pouvoirs étatiques et les principales forces du capital, que le secteur public et les services publics sont un enjeu, que l’intégration supranationale prend le relais les appareils d’Etat dans le soutien de la rentabilité capitaliste, que l’impérialisme américain apparaît comme le stade suprême du capitalisme.

Enfin, à tout prendre, les faiblesses de l’analyse économique marxiste ne sont pas plus disqualifiantes, tout au contraire, que celles de la théorie néoclassique dont les axiomes ne représentent en rien la réalité et dont la capacité explicative est nulle malgré ses replâtrages successifs (prise en compte de la concurrence imparfaite, des biens publics). Ou que celle de l’Etat-providence fondant la recherche de la justice sociale sur la correction des méfaits les plus manifestes du marché, sur une redistribution des richesses dont la production serait abandonnée au système capitaliste à l’efficacité réputée incomparable.

Une conception dévoyée du pouvoir politique

L’histoire, nous disait-on, était en fin de compte l’histoire de la lutte des classes. Celles-ci étaient définies par leur place dans les rapports de production au regard notamment de la propriété du capital. Classe ouvrière et bourgeoisie étaient ainsi confrontées dans un combat révolutionnaire d’où devait surgir l’émancipation du genre humain tout entier. Il serait hasardeux aujourd’hui de soutenir que les justifications de cette lutte des exploités contre les exploiteurs ont disparu. Tout au contraire pourrait-on aisément démontrer que les formes de l’exploitation se sont complexifiées et affinées et que la mondialisation libérale a étendu le champ de cette exploitation à l’ensemble de la planète. Mais, en raison même de cette extension et de cette complexification, les notions originelles de classe ouvrière et de bourgeoisie sont largement dénaturées. La technicisation des catégories socioprofessionnelles, le développement du secteur des services, l’ampleur des transferts sociaux, l’importance acquise par les « classes » moyennes brouillent une analyse devenue trop réductrice et qui ne peut se sauver en intégrant dans la catégorie « classe ouvrière » des catégories nouvelles dont on peut se demander le rapport qu’elles ont avec la définition de départ.

Il s’ensuit que c’est toute la construction politique de conquête du pouvoir échafaudée sur cette base qui est remise en cause. Dans l’acception léniniste classique, les intérêts du peuple étaient portés par la classe ouvrière, la classe la plus directement et la plus durement exploitée (le prolétariat) ; l’action de celle-ci était conduite par sa partie la plus consciente et la plus active, son avant-garde révolutionnaire constituée par le parti de la classe ouvrière, le parti communiste ; celui-ci, organisé sur le modèle militaire hiérarchisé, était lui-même dirigé par un collectif réputé détenir la science et le pouvoir, avec à sa tête un chef charismatique. Cette forte construction était cimentée par un certain nombre de concepts ayant valeur de dogmes dans les conditions de l’époque : la dictature du prolétariat, le centralisme démocratique, la direction autocratique. Le messianisme qui sous-tendait le mouvement fondait la légitimité de la direction : la mettre en cause c’était contester l’identité révolutionnaire du collectif dirigeant, s’en prendre au rôle du parti, nier la vocation émancipatrice de la classe ouvrière et finalement agir contre les intérêts du peuple lui-même. Cette succession de sophismes, on le sait, a justifié les pires exactions, les nomenklaturas, l’arbitraire, mais la force de la construction était telle qu’elle a, jusqu’à sa fin, assuré la suprématie d’un centre homogène et cohérent par la force sur des dissidences singulières et désordonnées par les circonstances .

Cette conception perverse du pouvoir politique a eu de graves conséquences sur la conception communiste de l’Etat et des institutions. Conséquences en apparence opposées selon que le parti communiste était ou non au pouvoir. Dans les pays où le parti communiste a conquis le pouvoir d’Etat, il y a eu systématiquement confusion du parti et de l’Etat, avec les dramatiques déviations totalitaires que l’on sait, mais aussi une méconnaissance complète des exigences juridiques et éthiques de la citoyenneté : l’homme nouveau n’a pas émergé. À l’inverse, dans les pays où le parti communiste, même représentant une force importante, n’était pas au pouvoir, il a généralement négligé la question de l’Etat (tout en gardant en perspective sa conquête puis son dépérissement), se contentant, selon une interprétation marxiste sommaire, de n’y voir que le « conseil d’administration de la bourgeoisie » et, plus généralement, abandonnant le plus souvent toute réflexion sur les institutions (le « crétinisme parlementaire ») et les questions juridiques. Cela a été particulièrement vrai en France où la récupération de l’héritage de la Révolution française par la bourgeoisie et l’écrasement de la Commune de Paris ont renvoyé durablement le mouvement ouvrier soit vers une conception anarcho-syndicaliste du pouvoir soit vers un réformisme participatif. En revanche, on doit mettre au crédit des élus communistes d’avoir su, essentiellement au niveau municipal, établir une articulation originale entre la société civile, le mouvement populaire et leur expression politique.

Il résulte aussi de l’échec de cette extraordinaire épopée que l’aventure humaine ne saurait être enfermée dans un schéma exclusif et que rien ne saurait dispenser le citoyen d’assumer sa propre responsabilité.

Un espoir légitime

L’effondrement de ce qu’on appelle, dans un raccourci excessif et inexact, le « système communiste », ne ferme pas pour autant la porte de l’espérance communiste qui a traversé les siècles de Spartacus à Thomas More, de Babeuf aux partis communistes issus de la Révolution d’octobre. À ce degré de généralité, le « communisme » est sans doute un concept largement indéterminé, mais on peut toutefois lui rattacher des fondamentaux : l’aspiration à l’égalité, le refus de l’ordre établi, la récusation du conformisme de la pensée, la reconnaissance de la dignité de tout être humain. On pourrait en déduire que tout défenseur des droits de l’homme pourrait être regardé comme relevant de l’aspiration communiste. Mais l’exigence communiste va, me semble-t-il, au-delà de la seule référence à une Déclaration des droits pour tendre vers la conception d’une construction volontaire, d’une démarche prométhéenne ancrée dans l’analyse concrète de l’état des sociétés.

A cet égard, on relèvera cette contradiction qui voit l’esquisse de cette démarche au XX° siècle s’effondrer au moment même où les conditions semblent se réunir d’une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain et donc de changements radicaux des pratiques antérieures. Nous sommes entrés dans une phase de décomposition sociale profonde souvent exprimée par une « perte des repères » dont les causes sont multiples : relativisation des Etats-nations, dénaturation, comme nous l’avons vu, de la notion de classe, bouleversement des cadres géographiques et de l’environnement, évolution rapide des mœurs, affaiblissement des grandes idéologies ainsi que nous l’avons relevé. Une telle crise pourrait aisément être qualifiée de pré-révolutionnaire, au sens où à l’avenir, les choses ne pourront plus aller comme avant. Simultanément on assiste à une affirmation des utilités sociales mondiales à travers des problèmes tels que : le développement des échanges marchands mais aussi culturels, l’augmentation des connaissances, la protection de l’écosystème mondial, l’affirmation du principe de recherche de la paix par la solution négociée des conflits (même s’il est fréquemment méconnu dans la réalité), la promotion du droit international, la mobilisation pour de grandes causes (faim, sida), etc. Il peut ainsi exister une version optimiste du phénomène de mondialisation.

Au-delà de l’expérience « communiste » du XX° siècle dont l’apport n’est pas négligeable, l’ « en commun » peut ainsi prendre corps. Des expressions de plus en plus reprises telles que celles de « patrimoine commun de l’humanité » ou de « destination universelle de certains biens » conduisent à l’idée d’une gestion internationale voire mondiale des ressources naturelles du sol et du sous-sol, des grandes fonctions collectives et des acquis culturels du monde. Le XXI° siècle pourrait être, non celui de la mondialisation libérale, mais celui d’une mondialisation par mises en commun (communiste ?) de ce que les peuples ont produit de meilleur au cours de leur histoire, consacrant ainsi ces nouvelles exigences de l’humanité. Ce cours des choses s’inscrirait sans doute en rupture avec l’aventure communiste du siècle précédent, mais également en continuité en consacrant l’importance de l’appropriation sociale et en faisant du siècle tout juste commencé celui de l’âge d’or de services publics nationaux, internationaux ou mondiaux, celui de l’affirmation de valeurs universelles promues par les luttes des générations successives : intérêt général, égalité sociale, responsabilité individuelle et collective, laïcité, état de droit, etc. Par là se trouveraient validées, au-delà du témoignage historique, les actions des communistes qui, au fil du temps, se sont sacrifiés pour de telles causes.

C’est au sens de ces luttes nouvelles à mener que le clivage droite-gauche garde sa validité entre les forces du changement ainsi proposé et les forces de la conservation sociale. Mais c’est aussi un enseignement du mouvement communiste, de Gramsci plus précisément, de considérer que les valeurs défendues et promues par une classe ne valent qu’en tant qu’elles ont vocation à devenir les valeurs de la société tout entière, hégémoniques au sens d’universelles. La recomposition de l’idéal communiste et, partant, l’organisation de la lutte pour cet idéal, passe ainsi par un « travail de deuil », une « destruction créatrice », au sens des surréalistes, de la foi qu’on a eue. Elle implique, simultanément, un retour constructif sur le concept de citoyenneté, sur l’idée républicaine, plutôt que l’invocation d’une radicalité incapable de définir sur quelles valeurs spécifiques elle se fonde, coalition incertaine de conceptions éclectiques dont la seule unité réside dans l’opposition à une social-démocratie, elle-même discréditée.

Que reste-t-il du communisme ? Le mot n’emporte pas la chose. Comme l’a écrit Vaclav Havel « le même mot brille un jour d’un immense espoir et n’émet un autre jour que des rayons de mort ». Peut-être que le premier mouvement de restauration de l’idéal communiste consiste-t-il à renoncer au fétichisme des mots tant que l’on n’est pas capable d’en donner un contenu sérieux ; cesser, par exemple, de se réclamer du marxisme pour mieux masquer la vanité de certains essais. Il en irait de même du communisme, selon Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly : « Le communisme, sans doute, est le nom archaïque d’une pensée encore tout entière à venir … Lorsqu’elle sera là, elle ne portera pas ce nom … ».

Anicet Le Pors
2 septembre 2002

Évolution de la réglementation des opérations d’aménagement – Annales des P et C, n° 92 décembre 1999

Les Journées d’Étude de l’École des Ponts

Anicet Le Pors
Conseiller d’État

Qu’il soit difficile aujourd’hui de se référer avec certitude à une réglementation stable dans la fixation de la règle de droit et certaine dans son interprétation ne doit pas surprendre. L’espace est devenu un bien rare ce qui a pour effet d’exaspérer la plupart des contradictions qui marquent notre époque. Entre les intérêts particuliers et l’intérêt général (concept si discutable que le Conseil d’État en a fait le thème majeur du rapport annuel qu’il présente l’année où il célèbre son bicentenaire) ; entre une complexification sociale qui marque notre temps et la nécessaire clarté du débat démocratique ; entre une idéologie libérale dominante et l’exigence d’un État de droit garant de toutes les responsabilités ; entre l’intervention directe des citoyens et des associations qu’ils se donnent et leurs représentants élus soucieux de tout ce qui touche à leur légitimité ; entre la logique de l’efficacité technique, voire productiviste, et la protection du cadre de vie.

L’aménagement de l’espace est donc un domaine riche de contradictions. C’est aussi pour cela qu’il est particulièrement vivant, lieu de création active de concepts, de méthodes, de citoyenneté. C’est pourquoi il faut sans doute écarter d’entrée toute idéalisation d’une réglementation qui serait la solution enfin trouvée des difficiles problèmes rencontrés. La matière étant éminemment contradictoire, il faut l’analyser dans ses contradictions. Ce que je m’efforcerai de faire, premièrement, sous l’angle des rapports entre la réglementation et la démocratie ; deuxièmement en examinant sa contribution à la recherche de l’efficacité sociale. Ces deux points de vue n’étant pas, d’ailleurs, antagoniques.

1. Réglementation et démocratie.

On ne peut qu’être frappé tout d’abord par l’extraordinaire prolifération des textes sur l’aménagement depuis une vingtaine d’années. Il n’est pas inutile, tout en s’en tenant aux principaux d’entre eux, de les rappeler, si l’on veut tenter d’en dégager le sens.

1.1. Il est assez naturel, pour notre propos, de partir de la loi Bouchardeau du 12 juillet 1983 sur la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement et de son décret d’application du 23 avril 1985. Tout en notant néanmoins que ce dispositif n’est pas intervenu sur un espace vierge : la réglementation de l’expropriation publique existait dans la forme que lui avait donné l’ordonnance du 23 octobre 1958 ; la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et son décret d’application du 12 octobre 1977 avaient donné consistance à l’étude d’impact ; on pointera aussi, bien sûr, la loi d’orientation des transports intérieurs, en particulier son article 14 et l’application qui en sera faite par le décret du 17 juillet 1984.

La loi du 12 juillet 1983 a incontestablement démocratisé l’enquête publique qui se résumait bien souvent, jusque-là, à un dialogue entre l’administration et les propriétaires expropriés. Mais Mme Bouchardeau, elle-même, dix ans plus tard, était amenée à modérer l’appréciation que l’on pouvait porter sur la procédure en relevant trois insuffisances majeures : les résistances des partenaires, la tardiveté de l’enquête, l’ambiguïté du commissaire-enquêteur. Témoignant du caractère contradictoire du processus, ce constat sans complaisance a permis des innovations sur lesquelles on reviendra.

Car en formalisant davantage la procédure de l’enquête publique, la nouvelle réglementation avait un effet pervers : celui de multiplier les règles et, par là, le nombre de possibilités d’antagonismes, de litiges et d’occasions de contentieux. Contrairement aussi à l’intention du législateur, l’exigence d’une information complète « technicisant » le débat en rendait l’accès plus difficile au grand public, voire impossible pour les plus importantes opérations d’aménagement. C’est pourquoi, parallèlement, s’est développée une réglementation tendant à pallier cet inconvénient par la concertation. Certes, rien n’interdisait, en général, jusque-là, aux aménageurs de réaliser des concertations informelles, et elle reste largement distincte des obligations réglementaires, ainsi que le souligne d’ailleurs la « Charte de la concertation » établie par le ministère de l’environnement. Mais cette possibilité est devenue obligation au niveau communal concernant les opérations de modification de POS, les créations de ZAC et d’autres opérations importantes d’aménagement local « pendant toute la durée d’élaboration du projet », sur la base des articles L 300-1 et L 300-2 (ajoutés par la loi du 18 juillet 1985) et R 300-1 à R 300-3 du code de l’urbanisme.

1.2. On ne reviendra pas, au fond, sur ces dispositions bien connues. sinon pour souligner que le Conseil d’État a développé une jurisprudence abondante et souple pour donner un caractère limitatif à ces concertations aussi bien en ce qui concerne la nature des opérations (et non de simples actions) , que les formes de la concertation où, dans certains, cas on s’est contenté de bien peu, appliquant un principe de proportionnalité plutôt favorable à l’administration . Le faible encadrement de cette concertation crée incontestablement un malaise. L’article 4 de la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991 a, elle aussi, prévu une concertation préalable dont la mise en oeuvre n’apparaît pas plus aisée. On s’est interrogé sur la cohérence de cette réforme avec l’introduction, par la loi du 6 février 1992 sur l’administration territoriale du « référendum communal » qui aurait pu être une modalité possible de la concertation préalable de l’article L 300-2. Mais outre que le référendum est, par rapport à une véritable concertation, une procédure pauvre en démocratie, puisqu’il n’appelle qu’une réponse par oui ou par non, la méfiance qu’il suscite ne laisse pas espérer que l’on puisse ouvrir par là une voie féconde à la mise en oeuvre de la concertation de l’article L 300-2 .

La fuite en avant dans la concertation devant les difficultés de l’enquête publique révèle ainsi ses limites. Ce qui explique sans doute que, sans renoncer au débat public le plus en amont possible de la procédure des décisions d’aménagement, on ait cherché à concentrer le souci de concertation sur les plus grandes opérations avec peut être, pour certains, l’espoir que l’on pourrait mieux aborder ensuite, au bénéfice de l’expérience, la concertation sur les opérations de moins grande envergure. Cette partition entre grandes et petites opérations est d’ailleurs présente dès la loi du 12 juillet 1983, dont le décret d’application du 23 avril 1985 ajoutera notamment, au code de l’expropriation, une sous-section (articles R 11-14-1 – R 11-14-15) prévoyant une procédure spécifique pour les opérations relevant des catégories qu’il retenait selon des seuils et des critères techniques, à l’instar des grands projets à l’article 14 de la LOTI ou encore de dispositions législatives ou réglementaires relatives à la gestion des déchets radioactifs (loi du 30 décembre 1991) et aux installations nucléaires (loi du 11 décembre 1963).

1.3. Mais le processus s’accélère avec l’article 2 de la loi du 2 février 1995, dite loi Barnier, qui « sans préjudice de la loi … du 12 juillet 1983 … et de l’article L 300-2 du code de l’urbanisme » prévoit l’organisation d’un débat public animé par une « Commission nationale du débat public ». Il s’agissait là de l’aboutissement d’une longue maturation marquée dans la dernière période par le rapport du préfet Carrère sur la politique des transports, suivi de la circulaire Bianco du 15 décembre 1992 relative à la conduite des grands projets nationaux d’infrastructures (en réalité concernant surtout les lignes ferroviaires à grande vitesse et les sections importantes d’autoroutes), et de la circulaire Billardon du 13 janvier 1993 relative aux procédures d’instruction des projets d’ouvrages électriques d’EDF.

La Commission nationale du débat public aurait été inspirée d’un exemple québécois ce qui explique peut être qu’elle ait été regardée dès l’origine comme une création atypique de notre droit et qu’elle ait été âprement discutée au Parlement, le ministre de l’environnement d’alors la présentant comme une véritable « révolution ». On n’entreprendra pas d’en faire ici un bilan, certainement prématuré puisque le décret qui l’a définie ne date que du 10 mai 1996 et que la commission n’a été effectivement mise en place que le 199 . On rappellera seulement que lors de l’examen de l’article 2 de la loi Barnier par l’Assemblée générale du Conseil d’État le 19 mai 1994, celle-ci, sur proposition de la section des travaux publics, avait disjoint cet article 2 au motif que : « Tout en reconnaissant l’utilité de cette réforme et sans faire d’objection à l’organisation envisagée, le Conseil d’État a estimé préférable de faire l’expérience, dans un premier temps, sur les projets émanant de l’État et de ses établissements publics. Dans cette hypothèse, où il ne serait pas question pour l’État d’organiser le débat public sur les projets des collectivités locales, l’institution de la commission en cause ne relève pas de la loi ». C’est peu dire que cette création ne soulevait pas l’enthousiasme.

Mais l’administration n’était pas en reste car le projet de décret qu’elle a soumis ensuite à l’examen de la section des travaux publics était des plus restrictifs puisque, par exemple, dès son article premier, il énumérait très limitativement les grands projets qui pouvaient être soumis à la Commission nationale du débat public. Cette fois, la section des travaux publics a rétabli un champ de compétence de la commission plus conforme à la loi en l’étendant à « l’ensemble des opérations présentant un fort enjeu socio-économique ou ayant un impact significatif sur l’environnement », les principales opérations, données à titre d’exemples étant renvoyées en annexe. Il sera donc tout à fait intéressant d’évaluer les premières interventions de la Commission.

Mais d’ores et déjà on peut, me semble-t-il, tirer de cette rétrospective deux conclusions :

Premièrement, il ne semble pas que l’équilibre soit encore trouvé entre, d’une part la concertation qui doit, pour permettre la plus large intervention, rester largement informelle mais qui se révèle à l’usage assez évanescente et, d’autre part, l’enquête publique dont la rigueur est nécessaire pour fonder en droit une juste décision.

Deuxièmement, il risque de s’établir un écart grandissant entre, d’une part les opérations d’aménagement d’envergure qui vont voir se superposer concertation, débat public et enquête publique et, d’autre part les opération de moindre importance seulement soumises à une simple enquête publique .

Troisièmement, le débridé de la concertation n’est pas une fin en soi, pas plus que le formalisme de l’enquête publique. Mais on peu penser que l’efficacité et la démocratie devraient trouver leur compte si chacune de ces phases répond vraiment à sa vocation spécifique. Ce qui invite, maintenant, à s’interroger sur l’enquête publique comme instrument de l’efficacité sociale.

2. Réglementation et efficacité sociale

C’est aussi l’occasion de s’interroger sur la pratique administrative, les problèmes d’interprétation des textes rencontrés et les solutions qu’ont tenté de leur apporter l’administration et le Conseil d’État à la fois dans sa fonction de conseil, principalement par sa section des travaux publics, et dans sa fonction de juge.

On ne reviendra pas, sinon pour mémoire, sur la procédure de l’enquête publique elle même, telle que définie par la loi du 12 juillet 1983, procédure maintenant stabilisée et éprouvée sur la base de quelque 10 000 enquêtes par an : désignation du commissaire-enquêteur et de la commission d’enquête par le président du tribunal administratif, ouverture de l’enquête par le préfet, publicité préalable et en début d’enquête, composition du dossier d’enquête, conduite de l’enquête et recueil des observations et contre-propositions du public pendant les durées prescrites, consultation des élus et de certains organismes, réponses du maître de l’ouvrage aux demandes qui lui ont été faites, mise en compatibilité éventuelle des POS des communes concernées, rapport et conclusions motivées du commissaire-enquêteur, à quoi il convient d’ajouter la procédure d’instruction mixte de concertation entre administrations au niveau local ou national. Tout cela est bien connu et on se bornera à constater combien cette procédure s’est raffinée et alourdie au cours du temps, certes dans un plus grand souci de rigueur et de démocratie, mais avec des effets pervers croissants. Ne pouvant en faire l’inventaire complet, je me limiterai à cinq questions qui marquent, me semble-t-il, les évolutions de la réglementation au cours des dernières années.

2.1. En premier lieu l’interférence des législations. C’est une remarque plus générale qui affecte l’ensemble de notre État de droit qui s’est complexifié à un point tel qu’il est parfois difficile d’identifier la règle à appliquer, que des règles de même niveau ou de niveaux différents peuvent apparaître contradictoires. Aux lois traitant d’un secteur particuliers se sont ajoutées des lois, que l’on pourrait dire « transversales », qui s’articulent parfois difficilement aux premières. Dans le domaine qui nous intéresse ce sont notamment les lois sur l’eau du 3 janvier 1992, sur le bruit du 31 décembre 1992, sur l’air du 30 décembre 1996, à quoi il faudrait ajouter la réglementation sur les installations classées, celle sur la prévention des risques majeurs, ou encore, au niveau communautaire, la prévention des risques majeurs impulsée par les directives Seveso I et II.

La jurisprudence a dégagé un principe d’indépendance des législations, ce qui a pour conséquence qu’une opération qui a fait l’objet d’une DUP, doit recueillir bien d’autres autorisations avant de passer au stade de l’exécution et peut se heurter à des interdictions annihilant les procédures antérieurement menées . Il semble que l’on ait surmonté -au moins partiellement- cette difficulté en considérant que dans le bilan qu’il fait de l’opération le gouvernement doit vérifier que celle-ci ne se heurtera pas ultérieurement à d’autres réglementations . Vérification toujours incertaine et que l’on a tenté de consolider en 1995 par un nouvel article L 23-2 du code de l’expropriation prévoyant que la DUP peut être assortie de prescriptions particulières destinées à réduire ou à compenser les conséquences dommageables des aménagements pour l’environnement ou le patrimoine culturel.

2.2. Deuxième question : la dialectique de l’intérêt général et des intérêts particuliers. Question politique majeure, elle est, bien évidemment aussi, au coeur du processus d’appréciation de l’utilité publique. Elle a été appréhendée clairement au contentieux en 1971 par le Président Guy Braibant qui déclarait : « La tentation est grande de sacrifier la tranquillité des habitants d’une banlieue à un aérodrome, la forêt de Fontainebleau à une autoroute ou les pavillons de Baltard à une station de métro. Il importe que, dans chaque cas, le pour et le contre soit pesé avec soin, et que l’utilité publique de l’opération ne masque pas son éventuelle nocivité publique » ; c’est, on l’aura reconnue, la théorie du bilan. C’était aussi l’âge d’or de la « Rationalisation des choix budgétaires » (RCB), de la multiplication des analyses de systèmes et des calculs coûts-avantages dans l’administration économique. Aujourd’hui la plupart des questions de ce type siègent dans l’élaboration de l’étude d’impact prévue par la loi du 10 juillet 1976, explicitée par le décret du 12 octobre 1977 et substantiellement modifiée par le décret du 25 février 1995. Il semble qu’on assiste dans la dernière période à l’exacerbation de deux tendances contradictoires. D’une part, une surdétermination croissante des opérations locales d’aménagement par la multiplication des schémas et la notion de « programme » introduite en 1993 à l’article 2 du décret de 1977. D’autre part, une différenciation des projets par une plus grande variété des modes de financement recherchant la meilleure rentabilité des opérations et, corrélativement, la multiplication de mesures de compensation, ce qui ne garantit pas, qu’au bout du compte, on retrouve l’intérêt général.

Les réponses juridiques, pour le moment, ont été essentiellement pragmatiques et se sont efforcées, dans la mesure du possible, de tenir compte du principe de proportionnalité . Ainsi la section des travaux publics du Conseil d’État a-t-elle, à plusieurs reprises, réitéré son souhait de ne pas être saisie de projets d’autoroutes tronçonnés ; elle a donné un avis défavorable à une demande de l’administration envisageant de lancer un appel d’offres en vue de la construction d’une section d’autoroute portant sur deux variantes, la DUP devant porter sur un le seul projet retenu par l’administration ; elle a récusé la notion d’enquête « complémentaire » ; elle a relevé l’absence fréquente des études intermodales recommandées par la LOTI. La notion de « programme » a été admise dans des acceptions variables, large pour le dernier tronçon de l’autoroute A 75 ou la rocade de Rennes, restrictive pour la construction des gares nécessaires à la desserte du Grand Stade de Saint-Denis. La section a encore précisé, dans le cas de l’autoroute A 66 Toulouse-Pamiers, que les aires de service et de repos devaient faire l’objet d’une enquête publique spécifique si elles n’étaient pas précisées dans l’enquête relative à l’autoroute proprement dite. Elle a souligné, s’agissant du projet de TGV Est-européen, que le plan de financement n’était pas suffisamment assuré et que l’interconnexion avec les lignes ferroviaires à grande vitesse en Allemagne était insuffisamment étudiée. En 1997, en réponse à une demande d’avis sur la possibilité de la mise à péage du viaduc de Millau, elle a estimé indispensable une nouvelle enquête publique mais limitée aux conséquences de la mise en concession de l’ouvrage.

2.3. La troisième question est intimement liée à la précédente : il s’agit des études économiques et financières qui doivent accompagner l’étude d’impact pour les opérations les plus importantes. C’est notamment le cas pour les grands projets d’infrastructures sur la base des dispositions de l’article 14 de la LOTI qui fonde les choix sur « l’efficacité économique et sociale de l’opération » et de son décret d’application du 17 juillet 1984 qui précise en son article 4 le contenu et le bilan des projets. On peut légitimement s’interroger sur le rôle joué effectivement par ces études dans la préparation des décisions. Non qu’il faille renoncer à une rationalisation toujours plus poussée de ces dernières, mais il faut bien reconnaître que ces études ont un caractère si souvent ésotérique qu’elles apparaissent à la plupart des participants à l’enquête publique comme des « boites noires » où nicheraient les raisons les plus décisives mais dont la compréhension serait interdite au plus grand nombre. D’où, l’exigence du « résumé non technique » dont on n’a peut-être pas suffisamment médité le caractère paradoxal. Si encore les fondements théoriques étaient solidement assurés, on pourrait une bonne fois pour toutes faire confiance au technicien, mais rien ne permet aujourd’hui de justifier le caractère péremptoire de certaines prévisions de trafic ; les critères de rentabilité ne dépassent pas le champ des avantages monétarisables (bien que l’on ait parfois poussé l’audace jusqu’à chiffrer le chagrin de la veuve) ; dans un monde où les « utilités » foisonnent , les externalités sont de plus en plus difficiles à prendre en compte, les analyses multicritères n’ont guère fait de progrès depuis vingt ans et gardent un caractère des plus frustes. Ce n’est pas là une critique du calcul économique, mais au contraire le constat et le regret que nous ne disposons pas aujourd’hui des instruments théoriques et conceptuels qui se situeraient au niveau de complexité des problèmes à résoudre en matière d’aménagement.

Cette réalité est apparue particulièrement préjudiciable dans un certain nombre d’opérations d’aménagement et elle rend malaisée la fonction d’avis et de contrôle du Conseil d’État. C’est souvent le cas des opérations qui se situent en milieu urbain dense où se combinent grands équipements, voies ferrées et routières. La carence d’études scientifiques incontestables bride la réflexion sur des projets extrêmement coûteux pour les finances publiques, tel que celui consistant à engager d’énormes travaux de dérivation des rivières de la partie Est de l’île de la Réunion vers le littoral ouest. En 1994, la section des travaux publics du Conseil d’État a donné un avis favorable au projet de décret autorisant ces travaux reconnus ainsi d’utilité publique, mais elle l’a fait surtout, faute d’analyses économiques plus approfondies, en se fondant sur les assurances que lui a données l’administration que l’irrigation envisagée bénéficierait à la culture de la canne à sucre et permettrait une diversification des productions agricoles, que le projet était viable compte tenu des marchés locaux et mondiaux, des structures foncières et du niveau de formation des populations intéressées.

2.4. Quatrième question : l’archaïsme de certaines réglementations que l’administration ne se résout pas, semble-t-il, à vouloir supprimer ou modifier. L’occasion s’était déjà présentée, en 1992, de relever que la procédure de déclaration d’intérêt général avant enquête publique était, de fait, tombée en quasi-désuétude. Mais une question de même type a rebondi au cours des deux dernières années à propos de la législation sur les travaux mixtes, la loi du 29 novembre 1952 et son décret d’application du 4 août 1955. Cette procédure avait été conçue à l’origine pour prendre en compte les intérêts de la défense nationale lors de la construction de grands équipements publics. Elle s’est transformée, à partir de 1977, et sans que les textes réglementaires aient été modifiés, en une procédure de concertation permettant aux diverses administrations intéressées de faire leurs remarques aux administrations maîtres d’ouvrage sur les travaux envisagés, voire de les contester après enquête publique pour des raisons n’ayant rien à voir avec la défense nationale.

En 1997, la section des travaux publics, faisant application d’une décision contentieuse , a donné un avis défavorable à un projet de décret déclarant d’utilité publique la construction d’une gare nouvelle de la ligne TGV-Méditerranée sur les territoires des communes d’Aix-en-Provence et de Cabriès au motif que, le ministre de l’environnement ayant donné un avis défavorable au projet au cours de la conférence d’instruction mixte au niveau central, il convenait de le soumettre à la commission des travaux mixtes conformément aux dispositions de l’article 9 du décret de 1955. En 1998, elle a, à plusieurs reprises, eu à se prononcer sur la régularité de l’instruction mixte pour fixer, en novembre, sa jurisprudence sur proposition du Président Le Vert. Le décret du 4 août 1955 a prévu (1° du A de l’article 4) que seraient soumis à la procédure d’instruction mixte au niveau central le tracé d’ensemble et les caractéristiques générales des itinéraires routiers qui seraient définis par arrêtés ministériels ; mais ces arrêtés ne sont jamais intervenus. Or, il apparaît que l’administration soumet en pratique divers travaux routiers à la procédure d’instruction mixte à l’échelon central, notamment ceux faisant l’objet d’une DUP en Conseil d’État. Bien qu’une telle procédure ne soit donc pas obligatoire, il importe cependant de souligner que la jurisprudence exige, lorsque l’administration décide d’y avoir recours, qu’elle la respecte strictement. Il importerait, pour régulariser cette situation qui fragilise la DUP, soit que l’administration prenne les arrêtés attendus depuis près d’un demi-siècle, soit, ce qui serait sûrement préférable, qu’elle modernise complètement cette procédure d’instruction mixte détournée de ses fins.

2.5. Enfin, cinquième et dernière question, l’articulation du droit interne et du droit communautaire pose des problèmes nouveaux dont l’importance ne peut que croître au cours des années à venir. On a souligné, au passage, que la réglementation européenne a pesé sur le développement de l’étude d’impact qui est devenue le document très élaboré que l’on connaît. Elle est omniprésente derrière la réglementation de prévention contre les atteintes à l’environnement. On doit encore au droit communautaire la vigilance exigée des réalisateurs de projet en ce qui concerne, non seulement les nuisances attachées au projet lui même, mais aussi aux chantiers auxquels il donne lieu et à la durée de ces nuisances.

Les communautés européennes ont développés plusieurs programmes d’action successifs en 1973, 1977 et 1983 dans le but de répondre aux objectifs de l’article 130 R du traité de Rome fondant la politique communautaire en matière d’environnement sur les principes de précaution et d’action préventive , dur le principe de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du « pollueur-payeur ». Plusieurs directives du Conseil ont successivement précisé les obligations des États membres en matière d’évaluation environnementale et les mesures de nature à rapprocher les législations nationales et permettre aux États d’agir conjointement. Plusieurs dispositions du décret du 25 février trouvent leur origine dans ces textes (résumé non technique, mesure des effets directs et indirects) .

Le traité d’Amsterdam a complété l’article 130 R par l’alinéa suivant : « Sans ce contexte, les mesures d’harmonisation répondant aux exigences en matière de protection de l’environnement comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les États membre à prendre, pour des motifs environnementaux non économiques, des mesures provisoires soumises à une procédure communautaire de contrôle. »

Au terme de ce survol des évolutions de la réglementation des opérations d’aménagement on peut constater à quel point la recherche d’une plus grande efficacité sociale est la condition d’un véritable débat démocratique, mais , avec la même acuité que seul le débat démocratique peut donner sa signification à une élaboration technique vraiment rationnelle. Il en est ainsi non seulement parce que la science économique n’a pas fait les progrès qui lui permettraient d’imposer ses solutions avec une pleine autorité, mais surtout parce qu’il est de la nature même des choix de société de se fonder d’abord sur l’opinion éclairée des citoyens.

Les réglementations trouvent là leur sens mais aussi leurs limites. Elles ne peuvent répondre à toutes les questions de société qui se posent et s’il faut récuser au nom d’un libéralisme généralisé la démagogie du dénigrement systématique de la règle de droit, on doit être tout aussi attentif aux débordements auxquels son élaboration peut donner lieu. Des voix s’élèvent régulièrement pour dénoncer la « prolifération des enquêtes publiques et (la) régression de l’état de droit » . On ne peut y répondre qu’en appliquant les principes de démocratie et d’efficacité sociale à la réglementation elle-même.

On peut penser que c’est dans cet esprit que le Premier ministre a, par lettre du 17 novembre dernier, demandé au Vice-Président du Conseil d’État d’entreprendre une « étude sur l’amélioration des modalités d’appréciation de l’utilité publique des grands aménagements et des grands équipements ». L’événement n’est pas fortuit, la lettre du Premier ministre relève l’inflation du contentieux dans ce domaine, l’exigence de transparence, les conflits d’intérêts, , les insuffisances actuelles de l’évaluation, l’articulation défectueuse des procédures. Il rappelle qu’il a pris l’engagement d’une « révision des procédures d’appréciation de l’utilité publique » dans sa déclaration de politique générale prononcée devant l’Assemblée nationale le 19 juin 1997. Il souhaite que le dispositif qui lui sera proposé soit à la fois « démocratique et simple ». C’est Mme la Présidente Questiaux qui a été chargée de cette étude qui devrait être remise au Premier ministre à la fin de ce mois.

Le décret du 28 novembre 1983 : suites et fin – A. Le Pors, S. Formery AJDA 26 mars 2007

Simon FORMERY

Plusieurs articles, dont l’un est paru il y a peu dans cette revue, ont déjà signalé l’abrogation, par un décret du 8 juin 2006, et à compter du 1er juillet 2007, des dernières dispositions en vigueur du décret du 28 novembre 1983. Ce décret, qui fixait nombre de règles utiles aux citoyens dans la procédure administrative, est souvent associé à votre nom. Il avait, en effet, été préparé sous votre autorité lorsque vous étiez ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives de 1981 à 1984.
Si, comme on va le voir, il a connu une histoire originale, on lit souvent que ce décret résulte en fait d’un projet plus ambitieux, et que vous aviez initialement envisagé la rédaction d’une loi regroupant l’ensemble des règles applicables aux citoyens en matière de procédure administrative non contentieuse .

Anicet LE PORS

Effectivement. Alors que la période 1981-1982 avait été consacrée essentiellement aux fonctionnaires et à la refonte du statut général, la nécessité est rapidement apparue de donner de l’ampleur à l’action de réforme en faveur des usagers, afin de la porter à un niveau comparable à celui de la réforme statutaire réalisée en faveur des fonctionnaires. Cette démarche sera symboliquement présentée sous la forme de l’élaboration annoncée d’une « Charte des relations entre l’administration et les usagers ».

La formule avait été choisie par le Président de la République lui-même lors de son allocution prononcée à l’occasion de la cérémonie des vœux devant les Corps constitués le 4 janvier 1983, comme le précise d’ailleurs le rapport de présentation du décret, publié au Journal officiel.

Au delà du débat sémantique sur le caractère discutable des deux termes de « Charte » (qui fait référence à des droits souverainement octroyés) et d’ « usagers » (qui ne vise les citoyens que comme consommateurs de services administratifs), le contenu de cette future charte était initialement défini de manière à reprendre l’ensemble des règles de nature législative concernant les relations avec les citoyens. Il s’agissait ainsi de réunir en un ensemble unifié les lois de la décennie 1970, à savoir la loi de 1973 instituant un Médiateur de la République, la loi de janvier 1978 dite « informatique et libertés », la loi de juillet 1978 relative à l’accès aux documents administratifs, la loi de 1979 sur la motivation des actes administratifs, ainsi que la loi de 1979 sur les archives. L’ensemble de ces lois existantes, pour lesquelles un travail de codification pouvait être envisagé, aurait été complété par une série de dispositions législatives relatives à la procédure administrative non contentieuse, mais également à l’indemnisation des victimes de dommages impliquant la responsabilité publique, ou à l’invocabilité de la doctrine administrative.

Cependant, dès le mois de février 1983, le Président de la République décida que la réforme administrative devrait être limitée à l’élaboration d’un décret, car une telle réforme, à ses yeux, consistait moins à faire des lois qu’à développer des pratiques concrètes de nature à changer les habitudes et les mentalités.

Dès lors, le champ du projet de décret n’a cessé de s’amenuiser au fil des versions successives. Il a en outre revêtu un caractère un peu hybride, du fait du caractère législatif des mesures envisagées, mais qui ne pouvaient être adoptées que par la voie du décret.

Simon FORMERY

En dépit des critiques, sur lesquelles nous allons revenir, ce décret présentait un réel intérêt, et contenait de nombreuses dispositions utiles. Ainsi, la plupart d’entre elles ont été reprises, parfois développées, dans la loi, le décret, voire dans la jurisprudence du Conseil d’Etat.

Anicet LE PORS

Rappelons que le décret de 1983 était constitué de trois séries de dispositions, non liées entre elles :

1. Le premier chapitre (les articles 1er à 3) portait d’abord sur l’invocabilité des circulaires, instructions ou directives de l’administration : les citoyens devaient pouvoir en invoquer le bénéfice. Il traitait ensuite des conséquences que l’administration devait tirer de l’illégalité des actes réglementaires qu’elle avait pris, tant pour ces actes eux-mêmes que pour les décisions non réglementaires prises sur leur fondement.

2. Le deuxième chapitre du décret (articles 4 à 9) traitait de la procédure administrative non contentieuse :

– un accusé de réception est délivré à l’usager qui présente une demande à l’administration, qui précise le responsable de l’instruction du dossier et les droits du demandeur ;

– la possibilité donnée à l’administré de présenter des observations en cas de décision défavorable de l’administration ;

– transmission aux services compétents des demandes mal orientées ;

– mention des voies et délais de recours.

3. Un troisième chapitre (articles 10 à 15) était consacré à la rationalisation des règles de fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et de ses établissements publics administratifs : quorum, procès-verbaux, régularité des décisions, information des membres.

Simon FORMERY

Ces différentes mesures venaient opportunément et utilement compléter, tel un nouvel « étage de la fusée », les grandes lois des années 1970, que vous citiez tout à l’heure, relatives aux relations administration-citoyens.

Anicet LE PORS

Oui, mais elles n’ont eu ni la portée, ni l’efficacité escomptées.

Ainsi, l’article 1er, qui donnait la possibilité au citoyen d’invoquer la doctrine administrative exprimée par les circulaires ou les instructions (sous réserve qu’elles soient conformes aux lois et aux règlements), était en réalité la disposition la plus novatrice et par là la plus importante du décret du 28 novembre 1983.

Bien avant d’être formellement abrogé par le décret du 8 juin 2006, la portée de cet article 1er avait été purement et simplement ignorée par le Conseil d’État au profit d’une interprétation jurisprudentielle neutralisante. En effet, le Conseil d’Etat n’a pas modifié sa jurisprudence issue de l’arrêt Notre-Dame du Kreisker : l’invocabilité d’une circulaire reste strictement liée à son caractère réglementaire, alors que le décret de 1983 avait pour objet de l’étendre à l’ensemble des circulaires, y compris celles que la jurisprudence qualifiait de « purement interprétatives ». Ainsi, contrairement à ce que visait le décret, l’usager est resté privé de la possibilité de se prévaloir d’une interprétation par l’administration de ses propres textes qui pouvait lui être favorable, même si l’administration changeait ensuite d’interprétation. Le Conseil d’État a estimé que sa jurisprudence devait être maintenue en dépit des dispositions réglementaires du décret dont la légalité lui apparaissait suspecte au regard de la hiérarchie des normes. Or, la séparation entre circulaire réglementaire et circulaire interprétative est souvent bien incertaine, alors que la circulaire est appliquée sans sourciller à l’administré qui ne peut s’en prévaloir. Voici un exemple de disposition du décret réduite à néant par la jurisprudence.

Simon FORMERY

C’est sans doute la raison qui explique que cet article 1er ait été abrogé en 2006, alors que, contrairement au chapitre sur les organismes consultatifs, il n’était pas remplacé par de nouvelles dispositions ayant le même objet.

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Effectivement, en ce qui concerne les circulaires, la jurisprudence a du mal à sortir du dilemme issu de l’arrêt de 1954, Institution Notre Dame du Kreisker : ou  la circulaire est interprétative, et elle n’est pas susceptible de recours, dès lors qu’elle n’est réputée imposer aux administrés aucune obligation qui n’ait déjà été prévue par la loi ; ou bien la circulaire a un caractère réglementaire, chaque fois qu’elle institue des règles nouvelles, auquel cas elle peut être dans certaines conditions contestée devant le juge, mais le plus souvent, la circulaire sera jugée illégale, si elle ne se borne pas à réglementer l’organisation et le fonctionnement des services (CE, 1936, Jamart).

L’article 1er du décret du 28 novembre 1983 avait bien pour objet d’améliorer ce dispositif juridique peu favorable aux citoyens. Il semblait vouloir étendre aux autres domaines la règle de l’article L. 80 A du Livre des procédures fiscales, qui autorise dans certaines conditions les contribuables à se prévaloir de la « doctrine fiscale ». En réalité, c’est le niveau réglementaire de la règle contenue dans le décret de 1983 et l’exception tirée de la conformité aux lois et règlements qui ont compromis la portée que ses auteurs voulaient donner à l’article.

Il faut tout de même noter que la jurisprudence a évolué récemment, en 2002, avec l’arrêt Duvignères : désormais la recevabilité du recours pour excès de pouvoir est élargie aux dispositions impératives à caractère général d’une circulaire : le juge vérifie que l’interprétation prescrite par ces dispositions est conforme au sens et à la portée des dispositions législatives et réglementaires. L’évolution s’étend également aux cas où il est excipé de l’illégalité de dispositions impératives de la circulaire appliquée à une décision individuelle (CE, 3 novembre 2006, Pujol). Cette évolution ne résout que partiellement la difficulté que n’avait pas pu régler le décret de 1983 : le requérant auquel une circulaire a vocation à s’appliquer ne peut, à l’occasion d’un litige relatif à une décision individuelle défavorable prise à son égard, en revendiquer les dispositions à son profit.

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Y a-t-il d’autres dispositions du décret qui sont restées inappliquées ?

Anicet LE PORS

L’article 3, dont l’importance est incontestable, prévoyait que l’autorité compétente était tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un acte illégal. Or, selon une jurisprudence constante, un requérant ne pouvait contester la légalité d’un règlement par la voie de son abrogation, mais seulement par celle de l’exception d’illégalité de ce règlement. Plutôt que d’appliquer l’article 3, le Conseil d’État a préféré en absorber le contenu , en consacrant la règle sous la forme d’un principe jurisprudentiel , formulé exactement dans les termes mêmes que ceux du décret, privant par là l’article 3 de toute utilité pratique.

Simon FORMERY

On ne peut en dire autant des articles 4 à 8 du décret du 28 novembre 1983, qui sont au cœur de la procédure administrative non contentieuse. En effet, s’ils ont été abrogés par l’article 5 du décret n° 2001-492 du 6 juin 2001, ce n’est pas parce qu’ils étaient inutiles, mais bien parce que la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations (dite « loi DCRA ») en avait repris le contenu, élevant ainsi significativement ces règles au niveau de la loi.

Il s’agit notamment des règles concernant l’accusé de réception des demandes et son contenu, le traitement des demandes incomplètes, de l’obligation de transmission des demandes mal dirigées et de la procédure contradictoire organisée lorsque l’administration prend une décision défavorable.

Hommage supplémentaire au décret qu’elle remplace, la loi de 2000 étend sensiblement le champ d’application de ces règles à l’ensemble des services publics administratifs, y compris aux collectivités territoriales et aux organismes de sécurité sociale (ce que le décret ne pouvait faire, du fait des règles des articles 34 et 72 de la Constitution relatives à la libre administration des collectivités territoriales).

Anicet LE PORS

Il est vrai que la loi de 2000 reprend largement les dispositions du décret, en les complétant et en les améliorant sur plusieurs points .

Si la substitution du mot « citoyen » à celui d’ « usager » est en soi pertinente, je ne partage pas l’avis de certains commentateurs de la loi sur le concept de « citoyenneté administrative », qui est très discutable, sinon par facilité de vocabulaire, la citoyenneté politique étant indivisible, comme j’ai essayé de le démontrer ailleurs .

Les recours gracieux et hiérarchiques sont désormais assimilés à des demandes et doivent donc être soumis aux mêmes règles de procédure concernant, notamment, l’accusé de réception et la réorientation. Les processus de décision sont accélérés : la règle traditionnelle selon laquelle le silence gardé par l’administration pendant quatre mois sur une demande vaut décision implicite de rejet est ramenée à deux mois, tandis que des décrets en Conseil d’État doivent dresser une liste des cas dans lesquels le silence gardé par l’administration est assimilé à une décision implicite d’acceptation. La cohérence entre les lois précitées relatives à la transparence administrative est renforcée, la compétence de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) est élargie (elle le sera d’ailleurs à nouveau en 2005), la notion de document administratif est explicitée, la codification législative fait l’objet d’une définition.

Pour appréciables qu’elles soient, ces améliorations apparaissent néanmoins modestes au regard des dispositions du décret de 1983. L’intérêt de la loi a surtout été d’en étendre le champ d’application et surtout d’élever ces règles dans la hiérarchie des normes, ce qui valide rétrospectivement la démarche initiale, qui consistait à se situer d’emblée au niveau de la loi plutôt que de courir le risque du mépris et de l’illégalité.

On regrettera par ailleurs, avec le Professeur Combeau , que la loi du 12 avril 2000 ne se soit pas aventurée sur le terrain des articles 1er à 3 du décret évoqués plus haut.

Simon FORMERY

Le troisième acte a consisté à abroger les articles 10 à 15 du décret du 28 novembre 1983, relatifs au fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et des établissements publics de l’État. C’est ce qu’a fait il y a quelques mois le décret n° 2006-672 du 8 juin 2006, qui reprend à son compte un certain nombre de ces règles et en modifie d’autre.

Mais ce décret de juin 2006 abroge également ce qui restait du décret du décret, c’est-à-dire les articles 1er à 3. Ces modifications étaient-elles nécessaires ?

Anicet LE PORS

Les articles 10 à 15 du décret de 1983 (qui demeurent en vigueur, à titre transitoire sans doute…, jusqu’au 30 juin 2007) sont applicables aux organismes collégiaux dont l’avis est requis préalablement aux décisions prises, à l’égard des usagers et des tiers, par les autorités administratives de l’État et les organes des établissements publics administratifs de l’État. Ils avaient institué des règles utiles, le dénominateur commun des règles de procédure, applicables en l’absence de dispositions spéciales. Il s’agit notamment des modalités de convocation et d’envoi des documents nécessaires, la définition du quorum, l’interdiction de la participation des membres intéressés à l’affaire, les conditions pour passer outre en cas d’absence d’avis.

Le décret du 8 juin 2006 n’apporte pas de bouleversements considérables par rapport aux dispositions correspondantes contenues dans le décret de 1983 auxquelles il se substituera. Il ajoute tout de même le principe selon lequel une commission est créée par décret pour une durée maximale de cinq années, éventuellement renouvelable. Les conditions de suppléance sont précisées de même que celles qui concernent l’audition de personnes extérieures et le recours aux moyens d’audition téléphonique ou télévisuel.

Sur la question de l’abrogation, par le décret de 2006, de l’article 1er du décret du 28 novembre 1983 sur l’invocabilité des circulaires, une telle abrogation, d’ailleurs sans motif avoué, ne clôt pas pour autant le débat. Je reprendrai volontiers l’expression du professeur Pascal Combeau, pour parler d’un « formidable retour en arrière », alors même que le Conseil d’État, dans son Rapport annuel pour 2006, appelle de ses voeux « un nouveau statut pour le droit souterrain » , et évoque même formellement l’article 1er du décret de 1983 (qui n’était pas encore abrogé à la date de publication du rapport) à l’appui de la nécessité de publier les circulaires pour une information complète du citoyen, parce que, « dans la pratique administrative, les circulaires revêtent une grande importance, à tel point que les services s’y réfèrent parfois plus qu’aux lois et aux décrets qu’elles entendent interpréter » .

Simon FORMERY

Si plus aucune disposition réglementaire ne traite de la valeur des circulaires administratives, peut être faut-il souhaiter, comme le fait P. Combeau, que le législateur s’en saisisse. Mais on sait que l’exercice est juridiquement difficile, entre la sécurité juridique de ceux que les circulaires ont vocation à régir et les règles strictes qui doivent continuer à régir le pouvoir normatif, fût-il un pouvoir secondaire d’application des lois et réglements…

Aujourd’hui que le décret de 1983 a disparu, comment voyez-vous l’évolution du droit en matière de procédure administrative ?

Anicet LE PORS

A la lumière de cette expérience, l’idée qui s’impose de façon décisive, devant les hésitations et les réticences de la jurisprudence, est la nécessité de légiférer de façon lisible et l’urgence de donner de l’ensemble des règles régissant les relations entre l’administration et les citoyens une représentation d’ensemble claire et cohérente, c’est-à-dire que soit enfin réalisé un véritable Code de l’administration.

La loi du 12 avril 2000 a souhaité, après d’autres textes, en donner une définition, dans son article 3 : « La codification législative rassemble et classe dans des codes thématiques l’ensemble des lois en vigueur à la date d’adoption de ces codes. Cette codification se fait à droit constant, sous réserve des modifications nécessaires pour améliorer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblés, assurer le respect de la hiérarchie des normes et harmoniser l’État de droit ».

Le rapport d’activité de l’année 2000 de la Commission supérieure de codification indique qu’une première version de la première partie de la partie législative du code, incluant la loi du 12 avril 2000, a été réalisée. Puis les travaux s’enlisent, jusqu’à la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 qui autorise le gouvernement à adopter par voie d’ordonnance la partie législative du code dans un délai de dix-huit mois. Sans plus d’effet : le chantier semble abandonné…

Le professeur Pascale Gonod explique ces atermoiements, entre autres causes, par des résistances spécifiques concernant ce code ; la question semble sérieuse. Il existe une conviction très ancienne, mais encore aujourd’hui très vivace, selon laquelle le droit administratif français étant un droit essentiellement jurisprudentiel il serait rebelle à toute codification. Plus, la codification constituerait une menace sur la place faite à la jurisprudence dans le droit administratif français. Ainsi, à travers l’opposition entre production textuelle et production jurisprudentielle du droit administratif, c’est « la question de l’étendue des pouvoirs du juge administratif qui est à l’œuvre » . Ces réserves sont en réalité contredites aussi bien par la codification réalisée dans des secteurs voisins (collectivités locales, justice administrative) que par les expériences étrangères en la matière.

Chronique d’une mort annoncée : le décret du 28 novembre 1983 – La Semaine Juridique 5 février 2007

« Le décret n° 83-1025 du 28 novembre 1983 modifié concernant les relations entre l’administration et les usagers est abrogé à compter du 1er juillet 2007 » dispose l’article 20 du décret n° 2006-672 du 8 juin 2006 relatif à la création, à la composition et au fonctionnement de commissions administratives à caractère consultatif. Ainsi s’achèvera l’existence d’un texte né dans les contradictions et dont la vie tourmentée – qui aura néanmoins duré vingt-quatre ans – aura malgré tout été féconde. Tant il est vrai qu’il faut que des choses meurent pour que d’autres vivent.

Car la genèse de ce texte a une histoire qui montre que, derrière le thème ressassé de la réforme administrative, s’affrontent des idéologies et des intérêts éminemment politiques (1). Les polémiques qu’il a ensuite suscitées ont été elles-mêmes révélatrices de ces conflits et de divergences profondes sur certaines conceptions de l’État de droit (2). Mais tout cela aura été utile si des enseignements en sont tirés (3).

Une naissance non désirée

Comment en est-on arrivé à ce décret très controversé ?

Peut-être faut-il remonter à ce 23 juin 1981, journée au cours de laquelle se constitue le gouvernement d’alternance à gauche avec la participation de ministres communistes. En fin de matinée, le Premier ministre Pierre Mauroy et le Président François Mitterrand donnent leur accord sur deux attributions ministérielles : Charles Fiterman, ministre d’État aux Transports, Anicet Le Pors aux PTT, d’autres portefeuilles restant à débattre. Dans l’après-midi, après de difficiles tractations, Jack Ralite hérite du ministère de la Santé et Marcel Rigout de celui de la Formation professionnelle, mais le ministère des PTT est retiré, jugé sans doute trop stratégique budgétairement et au regard des questions de défense pour être confié à un communiste. À la place est proposé le ministère de la Consommation. Je conseillerai à Georges Marchais, en liaison téléphonique permanente avec Pierre Bérégovoy alors secrétaire général de l’Élysée, de refuser. Vers 18 heures 30, nouvelle proposition : le ministère de la Fonction publique que je conseillerai d’accepter à condition que les Réformes administratives lui soient associées, ce que, dans un premier temps, l’Élysée refusera . Finalement, le Président et le Premier ministre souhaitant que la composition du gouvernement soit annoncée dans le journal de 20 heures, accepteront que le ministre de la Fonction publique soit aussi celui des Réformes administratives mais à condition qu’il soit délégué auprès du Premier ministre, ce que nous accepterons sans difficulté, les relations avec Pierre Mauroy étant particulièrement bonnes .

Par la suite, je m’interrogerai souvent sur cette réserve de départ du Président de la République en ce qui concerne l’attribution à un ministre communiste de la responsabilité des réformes administratives. Je n’ai sur le moment trouvé d’autre explication que sa volonté d’éviter que l’action de rationalisation de l’activité administrative puisse être mise à l’actif d’un ministre appartenant à un parti traditionnellement stigmatisé comme celui de la bureaucratie. Le stéréotype devait être préservé. Quoi qu’il en soit, la question ne se posa pas pendant la période 1981-1982 consacrée essentiellement aux fonctionnaires et à la refonte du Statut général, organisant une fonction publique à « trois versants » (fonction publique de l’État, territoriale, hospitalière) et regroupant désormais quelque 5 millions de fonctionnaires, soit environ 20 % de la population active du pays . D’autres réformes s’ajoutaient à cette élaboration : celle du droit syndical et des organismes de représentation (décrets du 28 mai 1982), la création de la 3ème voie d’accès à l’ENA, la titularisation des agents contractuels, des mesures en faveur de l’égalité femmes-hommes, etc. Le Président s’intéressait assez peu à la fonction publique, contrairement au Premier ministre, ancien fonctionnaire lui-même.

Pour autant, j’ai eu le souci, dès le départ de couvrir le volet des réformes administratives mais essentiellement par des mesures pratiques telles que, par exemple : la réorientation du courrier mal adressé, la généralisation de la photocopie pour les formalités administratives, la suppression de commissions et de comités inutiles, la diffusion d’un guide de l’usager, la publication de plusieurs circulaires précisant les pratiques administratives (respect des délais et indication des voies de recours, amélioration des études d’impact et de la procédure des enquêtes publiques, simplification des formalités incombant aux entreprises, etc.), la relance de l’activité de la Commission supérieure chargée d’étudier la codification et la simplification des textes législatifs et réglementaires, mais aussi la création d’une « mission rénovation et prospective administrative » à la direction générale de l’administration et de la fonction publique. Rapidement apparaît cependant la nécessité de donner une autre ampleur à l’action de réforme en faveur des usagers, afin de la porter à un niveau comparable à celui de l’élaboration statutaire en cours en faveur des fonctionnaires. Cette démarche sera exposée en conseil des ministres à plusieurs reprises ; elle s’organisera progressivement en sept rubriques ainsi formulées :

– élaboration d’une Charte des relations entre l’administration et les usagers ;
– mise en œuvre dans l’administration d’une politique cohérente d’utilisation des technologies nouvelles ;
– développement d’opérations pilotes dites « Administration à votre service (AVS) » ;
– mise au point d’un programme permanent de simplifications administratives ;
– formalisation concrète des modalités de déconcentration des services de l’État dans le cadre de l’entrée en vigueur de la loi de décentralisation ;
– amélioration des instruments d’analyse, de contrôle et de rationalisation de l’activité administrative ;
– impulsion et coordination des actions de réforme administrative menées dans chaque ministère.

On ne s’intéressera ici qu’à la première de ces actions : l’élaboration d’une « Charte des relations entre l’administration et les usagers ». La formule en a été imposée par le Président de la République lui-même lors de son allocution prononcée à l’occasion de la cérémonie des vœux devant les Corps constitués le 4 janvier 1983. Elle est pourtant discutable sur les deux termes qui la constituent : celui de « Charte » suggère qu’il s’agit de droits souverainement octroyés en dehors des procédures législatives ou réglementaires ; celui d’ « usagers » ne semble concerner que les citoyens dans leur qualité de consommateurs de services administratifs. Pourtant l’expression ne sera pas critiquée, le point de vue du Président s’imposant à tous. Négligeant le débat sémantique, restait à définir le contenu de cette Charte. Les réflexions sur ce que pourrait être cette nouvelle architecture d’une dimension, pour l’usager, comparable à celle du Statut général des fonctionnaires, avaient été amorcées plusieurs mois auparavant. La conception dominante consistait à réunir en un ensemble unifié les lois de la décennie 1970, à savoir : la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 instituant un Médiateur de la République, la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, la loi n° 79-587 relative à la motivation des actes administratifs, la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 relative à l’accès aux documents administratifs, la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives. L’ensemble de ces lois existantes, à propos desquelles seul un travail de codification aurait pu être envisagé, aurait été complété par diverses dispositions législatives relatives, notamment, à l’indemnisation des victimes de dommages impliquant la responsabilité publique, à l’invocabilité de la doctrine administrative, à la procédure administrative non contentieuse.

La présentation encore très générale qui en est faite sous forme de communication en conseil des ministres du 16 février 1983, provoque une réaction quelque peu cassante du Président de la République qui soutient que la réforme administrative consiste moins à faire des lois qu’à développer des pratiques concrètes de nature à changer les habitudes et les mentalités. Il se prononce clairement contre toute nouvelle élaboration législative en la matière et entend, si une réglementation s’avérait nécessaire, qu’elle devrait être limitée à l’élaboration d’un décret portant sur des questions précises. Plusieurs réunions interministérielles s’étaient déjà tenues avec pour objectif d’établir le projet de loi complémentaire évoqué ci-dessus . Après la prise de position présidentielle, le mandat se réduit aux dispositions susceptibles de faire l’objet du décret admis par le président de la République. Dès lors, le champ du projet de décret ne cesse de rétrécir au fil des versions successives, tout en gardant un caractère quelque peu hybride en raison de l’origine législative des dispositions envisagées au cours des premiers travaux mais apparaissant susceptibles d’être traitées par la voie du décret. Cette volonté du Président de la République de refuser toute action législative d’envergure sur le terrain des réformes administratives me remettra en mémoire les conditions de ma nomination comme ministre en charge desdites réformes. Il est également probable que les projets législatifs se heurtèrent à l’hostilité du ministère de l’Intérieur qui ne souhaitait pas que les dispositions envisagées puissent concerner les collectivités territoriales et du Conseil d’État afin de faire échec à une élaboration qui aurait réduit sa marge d’appréciation jurisprudentielle .

En point d’orgue d’une semaine de communication sur les actions de réforme administrative conduites de 1981 à 1983 « L’administration, portes ouvertes » du 21 au 27 novembre 1983, c’est ainsi que l’on aboutit au décret n° 83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’administration et les usagers qui prévoit que son entrée en vigueur sera effective six mois après sa publication au Journal officiel . Il est présenté au Président de la République par un rapport du Premier ministre qui donne de la Charte une définition inédite. Il indique tout d’abord que ce texte « s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de la nouvelle citoyenneté qui a pour corollaire la définition d’un nouveau statut de l’usager du service public … statut qui résultera à la fois du présent décret, d’une instruction générale du Premier ministre et d’instructions particulières propres à chaque ministère . Ce grand ensemble constituera la charte des relations entre les citoyens et leur administration que vous avez annoncée aux Corps constitués le 4 janvier 1983. »

Une mise en pièces méthodique

Dès sa publication, le décret du 28 novembre 1983 sera vivement critiqué même si certaines voix lui reconnaîtront quelques mérites. Rappelons qu’il était constitué de trois séries de dispositions non liées entre elles et relatives :

– à l’invocabilité des circulaires, instructions ou directives par les citoyens qui pourront en demander le bénéfice, ou des conséquences que l’administration devra tirer de l’illégalité des actes réglementaires qu’elle a pris, tant pour ces actes eux-mêmes que pour les décisions non réglementaires dont elles constituent le fondement (chapitre I, art. 1er à 3) ;
– à la procédure administrative non contentieuse : accusé de réception aux usagers de leurs demandes en précisant quel est le responsable de l’instruction ainsi que leurs droits ; possibilités données à l’administré de présenter des observations sauf demandes abusives ou exigences d’urgence ou de procédures spécifiques ; transmission aux services compétents des demandes mal orientées ; mention des délais de recours (chapitre II, art. 4 à 9) ;
– au fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et de ses établissements publics administratifs : quorum, procès-verbaux, régularité des décisions, information des membres (chapitre III, art. 10 à 15).

Chacun de ces trois chapitres sera annihilé selon des modalités bien différentes.

I . Si les articles 1 à 3 ont été formellement supprimés par le décret du 8 juin 2006, leur portée avait depuis longtemps été réduite à néant. Ainsi, l’article 1er donnait la possibilité au citoyen d’invoquer la doctrine administrative exprimée à travers les circulaires ou les instructions (à condition bien sûr que celles-ci soient conformes aux lois et aux règlements) au service de sa cause. C’était en réalité la disposition la plus novatrice et par là la plus importante du décret du 28 novembre 1983. Elle a été purement et simplement ignorée par le Conseil d’État qui a fait prévaloir son interprétation jurisprudentielle constante : l’invocabilité est strictement liée au caractère réglementaire des circulaires alors que le décret de 1983 la reconnaissait à toutes les circulaires, y compris les circulaires simplement interprétatives (non-réglementaires), privant par là l’usager de la possibilité de se prévaloir d’une interprétation par l’administration de ses propres textes qui pourrait lui être favorable, même si l’administration changeait ensuite d’interprétation. Le Conseil d’État a estimé que sa jurisprudence inspirée par un principe général du droit, devait nécessairement l’emporter sur des dispositions réglementaires (conformes aux lois et aux règlements ainsi qu’il a été dit) dont la légalité, dès lors, lui apparaissait suspecte pour non respect de la hiérarchie des normes. Or, la séparation entre circulaire réglementaire et circulaire interprétative est souvent bien incertaine et l’administré devrait avoir pleine confiance sur le sens que l’administration donne à sa propre action, surtout si ce sens fait l’objet de publication .

L’article 2 obligeait l’autorité compétente de faire droit à toute demande d’annulation d’un acte fondé sur un règlement dont l’illégalité avait été prononcée par une décision devenue définitive par la juridiction administrative à propos d’un acte ayant le même objet et fondé sur le même motif. L’administration devait donc, dans ce cas, retirer tout acte individuel selon un mécanisme d’exception d’illégalité non contentieuse. Cette disposition est tombée en désuétude en raison de la volonté du juge de préférer à cette disposition réglementaire sa jurisprudence traditionnelle concernant l’obligation de retrait ou l’abrogation des actes non réglementaires illégaux.

Quant à l’article 3, il prévoyait que l’autorité compétente était tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un acte illégal. Or, selon une jurisprudence constante, un requérant ne pouvait contester la légalité d’un règlement par la voie de son abrogation, mais seulement par celle de l’exception d’illégalité de ce règlement. Plutôt que d’appliquer l’article 3, le Conseil d’État a préféré en absorber le contenu en érigeant cette disposition en principe général du droit formulé dans les termes mêmes du décret, privant par là l’article 3 de toute utilité pratique . Pour autant, le professeur René Chapus considérant que « la disposition ainsi édictée [celle de l’article 3 du décret] était sans doute plus satisfaisante que la solution jurisprudentielle à laquelle elle s’opposait, et qui d’ailleurs n’avait pas toujours été consacrée … Ainsi, après avoir commencé par tenir pour bonne la disposition considérée, le Conseil d’État en a réalisé la nullification » .

II . Les articles 4 à 8 du décret du 28 novembre 1983 relatives à la procédure administrative non contentieuse ont été abrogés par l’article 5 du décret n° 2001-492 du 6 juin 2001 pris par application de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 qui en a repris le contenu, élevant ainsi significativement les dispositions du décret au niveau de la loi. Les dispositions correspondantes du décret de 1983 s’appliquaient aux services administratifs de l’État, à l’exception de ceux placés sous l’autorité du ministre de la Justice (art. 4). Elles prévoyaient que les délais opposables à l’auteur d’une demande adressée à l’administration courent de la date de la transmission, à l’auteur de cette demande, d’un accusé de réception portant obligatoirement certaines mentions (art. 5). L’accusé de réception doit indiquer le cas échéant les pièces manquantes et celles des pièces rédigées en langue autre que le français dont l’administration requiert la traduction dans un délai qu’elle fixe (art. 6). L’administration saisie d’une demande dont l’examen relève d’une autre autorité doit transmettre elle-même cette demande à l’autorité compétente, les délais ne courant, en cas de décision implicite de rejet, que s’il est fait mention de la transmission dans l’accusé de réception (art. 7). Enfin, sauf urgence ou circonstances exceptionnelles, les décisions qui doivent être motivées en vertu de la loi du 11 juillet 1979 ne peuvent légalement intervenir qu’après que l’intéressé ait été mis à même de présenter des observations écrites ; toute personne ainsi concernée devant être entendue si elle en fait la demande et pouvoir être assistée ou se faire représenter (art. 8).

Si la loi reprend donc largement les dispositions du décret, elle les complète et l’améliore sur plusieurs points . Elle en étend tout d’abord le champ d’application à l’ensemble des services publics administratifs, y compris les collectivités territoriales et les organismes de sécurité sociale (ce qui était une raison supplémentaire de recourir à la loi en raison du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales). Elle substitue le mot « citoyen » à celui d’ « usager » ce qui est pertinent, mais dont certains commentateurs en ont déduit que se trouvait ainsi validé le concept de « citoyenneté administrative », ce qui est très discutable, la citoyenneté politique étant indivisible, sinon par facilité de vocabulaire . Les recours gracieux et hiérarchiques sont assimilés à des demandes et doivent donc être soumis aux mêmes règles de procédure concernant, notamment, l’accusé de réception et la réorientation. Les processus de décision sont accélérés : la règle traditionnelle selon laquelle le silence gardé par l’administration pendant quatre mois sur une demande vaut décision implicite de rejet voit ce délai ramené à deux mois, tandis que des décrets en Conseil d’État doivent dresser une liste des cas dans lesquels le silence gardé par l’administration est assimilé à une décision implicite d’acceptation. La cohérence entre les lois précitées relatives à la transparence administrative est renforcée, la compétence de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) est élargie, la notion de document administratif est explicitée, la codification législative fait l’objet d’une définition.

Pour appréciables qu’elles soient, ces améliorations apparaissent néanmoins modestes au regard des dispositions du décret de 1983. L’intérêt de la loi a surtout été d’en étendre le champ d’application et surtout d’élever ces règles dans la hiérarchie des normes, ce qui valide rétrospectivement la démarche qui consistait à se situer d’emblée au niveau de la loi plutôt que de courir le risque du mépris et de l’illégalité. On retiendra aussi que la loi du 12 avril 2000 ne s’est pas aventurée sur le terrain des articles 1er à 3 du décret précédemment examinés.

III . Compte tenu de ce qui précède, il ne restait plus au décret n° 2006-672 du 8 juin 2006 qu’à reprendre à son compte les articles 10 à 15 du décret du 28 novembre 1983 relatifs au fonctionnement des organismes consultatifs auprès des autorités de l’État et des établissements publics de l’État et, pour solde de tout compte, à supprimer, pour la forme, ce qui restait du décret, c’est-à-dire les coquilles vides des articles 1er à 3.

Les articles 10 à 15 du décret de 1983 (qui demeurent en vigueur jusqu’au 30 juin 2007) sont applicables aux organismes collégiaux dont l’avis est requis préalablement aux décisions prises, à l’égard des usagers et des tiers, par les autorités administratives de l’État et les organes des établissements publics administratifs de l’État (art. 10). Sauf urgence ou disposition contraire, les membres de ces organismes consultatifs doivent recevoir, cinq jours au moins avant la date de leur réunion, une convocation écrite comportant l’ordre du jour et, éventuellement, les documents nécessaires à l’examen des affaires qui y sont inscrites (art. 11). Le quorum est défini comme égal à la moitié des membres titulaires ; lorsqu’il n’est pas atteint, l’organisme délibère valablement sans condition de quorum après une nouvelle convocation (art. 12). Les membres d’un organisme consultatif ne peuvent prendre part aux délibérations, à peine de nullité de celles-ci, lorsqu’ils ont un intérêt personnel à l’affaire (art. 13). Le procès-verbal indique le nom et la qualité des membres présents, les questions traitées et le sens de chacune des délibérations ; chaque membre peut demander qu’il soit fait mention de son désaccord éventuel ; le procès-verbal est transmis à l’autorité compétente (art. 14). Lorsque l’avis n’a pas été émis dans un délai raisonnable, l’autorité compétente pour prendre la décision peut légalement passer outre après avoir invité le président de l’organisme dont la consultation est obligatoire à provoquer, dans un délai qu’elle détermine, l’inscription de l’affaire à l’ordre du jour ; cette mise en demeure est portée à la connaissance des membres de l’organisme (art. 15).

Le décret du 8 juin 2006 n’apporte que des précisions mineures aux dispositions correspondantes contenues dans le décret de 1983 auxquelles il se substituera. Il précise que ne sont pas concernées, notamment, les autorités administratives indépendantes, les commissions composées exclusivement d’agents de l’État. Sauf disposition contraire, une commission est créée par décret pour une durée maximale de cinq années, éventuellement renouvelable. Les conditions de suppléance sont précisées de même que celles d’audition de personnes extérieures et de recours aux moyens d’audition téléphonique ou télévisuel. La voix du président est prépondérante en cas de partage égal des voix.

On relèvera que le ministre chargé de la fonction publique n’est pas signataire du décret dont le projet a été présenté sur le rapport du ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire et du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.

D’utiles enseignements

Il ne faut certainement pas pleurer sur la fin programmée du décret du 28 novembre 1983 quand bien même l’aurait-on porté sur les fonts baptismaux. Il était très diminué et malade. Son existence aura été utile, il a mis à jour des contradictions, provoqué la critique, révélé des postures, posé des problèmes de fond, éclairé la voie de réformes essentielles. Il aura finalement bien mérité de l’État de droit en raisons même de sa naissance difficile et de ses imperfections.

On considérera, tout d’abord, qu’il a été éminemment significatif et productif, Nous venons de voir que les dispositions relatives au fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et des établissements publics administratifs de l’État ont, à des nuances près, été reprises par le décret du 8 juin 2006 dont l’objet semblait se réduire à cette appropriation. La plupart des dispositions relatives à la procédure administrative non contentieuse ont constitué la matière de la loi du 12 avril 2000, améliorée et complétée sur de nombreux points, élevant par là même ces dispositions au niveau de la loi et donnant ainsi raison vingt-quatre ans plus tard au projet qui était primitivement envisagé à ce sujet et auquel le Président de la République lui-même avait cru devoir faire échec, poussé par on ne sait quels conseillers mal avisés ou mal intentionnés. Mais la question la plus intéressante est sans doute le débat qui s’est développé sur les dispositions tendant à satisfaire aux exigences du principe d’égalité devant la loi et en particulier la question de l’invocabilité des circulaires.

Le décret du 8 juin 2006 a abrogé, on l’a vu, les articles 1er à 3 du décret de 1983. Notons en premier lieu qu’il n’est pas inintéressant de constater que, ne souhaitant pas acquiescer à l’article 3 du décret qui enjoignait à l’autorité compétente d’abroger un règlement illégal, alors que, jusque-là, seule la voie de l’exception d’illégalité pouvait venir à l’appui de recours contre des décisions individuelles prises sur son fondement, le Conseil d’État par son arrêt d’assemblée Alitalia en 1989 a repris exactement la formulation de l’article 3 en en faisant … un principe général du droit. Il a ignoré également les dispositions réglementaires de l’article 2 en lui préférant sa jurisprudence traditionnelle concernant l’obligation de retrait ou l’abrogation des actes non réglementaires illégaux, ce qui est sans conséquence. Il a fait de même avec l’article 1er relatif à l’invocabilité des instructions, directives et circulaires de l’administration, mais cette fois-ci en contradiction avec les dispositions du décret en raison de sa jurisprudence constante de non invocabilité des actes non réglementaires. La loi du 12 avril 2000 aurait pu être l’occasion de clarifier la situation, mais elle a ignoré la question, traduisant ainsi une certaine « frilosité » tant du législateur que du juge administratif . La réalité, c’est qu’il est difficile aujourd’hui de refuser aux circulaires toute portée normative et de camper sur la jurisprudence Notre-Dame du Kreisker du 29 janvier 1954 qui fait une distinction stricte, qui semble aujourd’hui peu réaliste, entre circulaires réglementaires et circulaires interprétatives, ce qui est peu favorable au citoyen. Les tribunaux administratifs ont paru adopter une position plus souple dans le cas de circulaires contenant des instructions précises apportant une protection personnelle des particuliers. Le Conseil d’État lui-même a semblé vouloir élargir la recevabilité des recours pour excès de pouvoir aux dispositions impératives des circulaires ayant un caractère général , mais la jurisprudence continue d’assimiler caractère réglementaire des circulaires et invocabilité. L’abrogation de l’article 1er du décret du 28 novembre 1983 ne clôt pas pour autant le débat, et l’on peut parler sur ce point, d’un « formidable retour en arrière » selon l’expression utilisée par le professeur Pascal Combeau qui considère que la suppression de cet article s’inscrit a contrario d’une double évolution . D’une part, la tendance législative à entériner des mécanismes ciblés d’invocabilité. D’autre part, la volonté affichée du Conseil d’État lui-même dans son Rapport annuel 2006, qui revendique « un nouveau statut pour le droit souterrain » . Ce rapport n’hésite pas en effet à invoquer l’article 1er du décret de 1983 (non abrogé à la date de publication du rapport) à l’appui de la nécessité de publier les circulaires pour une information complète du citoyen parce que « dans la pratique administrative, les circulaires revêtent une grande importance, à tel point que les services s’y réfèrent parfois plus qu’aux lois et aux décrets qu’elles entendent interpréter » . Mais quelle est alors la portée d’une telle recommandation si elle ne correspond pas à un élargissement des droits des citoyens ? Affaire à suivre donc.

Le deuxième enseignement est que le débat à propos du décret du 28 novembre 1983 invite à s’interroger sur les champs à accorder respectivement à la pratique, à la jurisprudence et à la loi. On se souvient que le rejet de toute élaboration législative sur le sujet avait été justifié en 1983 par l’idée que la réforme administrative était davantage affaire de pratique et de mentalité plutôt que de réglementation. Proposition de bon sens mais largement erronée dans une société où le droit est devenu de plus en plus complexe et où la protection du citoyen doit être organisée face à cette complexité croissante. Comme l’indique encore le rapport annuel précité du Conseil d’État : « Une telle évolution accroît la « fracture juridique », une partie de la population se trouve marginalisée un droit devenu trop complexe, tandis que d’autres acteurs s’accommodent de la complexité, voire l’exploitent à leur profit. La complexité du droit engendre donc à la fois un « coût psychologique » et un « coût démocratique » » .

Dès lors la jurisprudence administrative peut-elle répondre à l’ensemble des exigences d’adaptabilité, d’accessibilité, d’intelligibilité et de sûreté juridique dans le respect de la hiérarchie des normes ? Dans un cas (art. 1er et 2 du décret de 1983) le Conseil d’État a fait prévaloir sa jurisprudence sur des dispositions du décret qu’il a décidé d’ignorer, dans l’autre cas, il a préféré ériger en principe général du droit une disposition textuellement reprise du décret plutôt que de faire référence à ce dernier (art. 3). Avec le professeur René Chapus, il a considéré qu’il existe une « présomption de portée impérative des normes jurisprudentielles » dans la mesure où celles-ci ne sont pas simplement supplétives .

Cette attitude n’est pas nouvelle. Un président de la section des Finances du Conseil d’État, membre du Conseil supérieur de la fonction publique, ne soutenait-il pas dans les années 1980 que la création du Statut général des fonctionnaires avait été une erreur et qu’il eut mieux valu en rester à l’ensemble des règles jurisprudentielles qui prévalaient jusqu’alors. La question se pose aujourd’hui en des termes différents où le Rapport annuel du Conseil d’État de 2003, préconise que le contrat devienne une « source autonome du droit de la fonction publique » . Dans ces conditions, il apparaît bien que la loi représente une précaution élémentaire de la défense des droits des fonctionnaires comme de ceux des citoyens usagers du service public.

Le troisième enseignement réside dans l’idée qui s’impose de façon décisive à la lumière de cette expérience : il importe devant les réticences de la jurisprudence, la nécessité de légiférer de façon lisible et l’urgence de donner de l’ensemble des règles régissant les relations entre l’administration et les citoyens une représentation d’ensemble claire et cohérente, que soit enfin réalisé un véritable Code de l’administration. La loi du 12 avril 2000 a souhaité, après d’autres textes, en donner une définition : « La codification législative rassemble et classe dans des codes thématiques l’ensemble des lois en vigueur à la date d’adoption de ces codes. Cette codification se fait à droit constant, sous réserve des modifications nécessaires pour améliorer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblés, assurer le respect de la hiérarchie des normes et harmoniser l’État de droit. »(art. 3).

On a rappelé que les travaux de la Commission supérieure chargée d’étudier la codification et la simplification des textes législatifs et réglementaires avait été intensifiés à partir de 1982. Une relance de la codification intervient en 1989, et en 1995 un code de l’administration est inscrit dans le programme général de codification. Le rapport d’activité de l’année 2000 de la Commission supérieure de codification indique qu’une première version de la première partie de la partie législative du code, incluant la loi du 12 avril 2000, a été réalisée. Puis les travaux s’enlisent, jusqu’à la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 qui autorise le gouvernement à adopter par voie d’ordonnance la partie législative du code dans un délai de dix-huit mois. Un projet a été rédigé, il est resté sans suite.

La professeure Pascale Gonod explique ces atermoiements par deux types de causes , d’une part des difficultés inhérentes à l’opération de codification, d’autre part des résistances liées à la singularité de l’objet. Sur le premier point, le défaut d’interlocuteur au sein des structures administratives centrales est invoqué, mais cette faiblesse ne semble pas devoir être plus importante pour le code de l’administration que pour d’autres codes, tout au contraire. Il y aurait encore une difficulté à définir le périmètre de ce code, mais celui-ci est, en l’espèce, particulièrement bien cerné : les lois précitées des années 1970 et la loi du 12 avril 2000. Sur le second point, les résistances spécifiques concernant ce code, la question semble plus sérieuse. Il existe une conviction très ancienne, dont nous avons observé qu’elle est encore aujourd’hui très vivace, selon laquelle le droit administratif français étant un droit essentiellement jurisprudentiel il serait rebelle toute codification. Plus, la codification constituerait une menace sur la place faite à la jurisprudence dans le droit administratif français. Ainsi, à travers l’opposition entre production textuelle et production jurisprudentielle du droit administratif, c’est « la question de l’étendue des pouvoirs du juge administratif qui est à l’œuvre » . Ces réserves sont en réalité contredites aussi bien par la codification réalisée dans des secteurs voisins (collectivités locales, justice administrative) que par les expériences étrangères en la matière .

Les conclusions qui peuvent être tirées de la vie et de la mort du décret du 28 novembre 1983 peuvent être ainsi résumées. Premièrement, dans les relations entre l’administration et les citoyens, le pragmatisme ne contredit pas la nécessité d’en encadrer l’exercice. Deuxièmement, les degrés de liberté dont doit disposer la jurisprudence administrative ne sauraient excéder ce qui permet une adaptation souple aux circonstances. Troisièmement, la loi est la règle, elle doit intervenir chaque fois que nécessaire. Quatrièmement, avec Bernard Beigner, « le code est l’avenir de la loi » . Alors, cinquièmement, le décret du 28 novembre 1983 est mort, vive le Code de l’administration !

Fonctionnaires sur le grill – LA MARSEILLAISE 28 septembre 2007

1- Nicolas Sarkozy évoque une réforme qui instaure le salaire au mérite, le statut assoupli et le pécule incitant au départ. Ces mesures vous semble-t-elles pertinentes ?

Il ne faut pas se laisser prendre aux formules. Qui contesterait que le mérite doive être récompensé ? Ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le président de la République, mais d’une stratégie de mise en cause du statut général des fonctionnaires qui couvre près du quart de la population active du pays, des statuts des grandes entreprises publiques et de toute forme d’organisation sociale qui conteste l’absolutisme du marché et les inégalités qu’il entraîne. C’est toute une culture de l’intérêt général et du service public qui est combattue. C’est la volonté de substituer à la loi, expression de la volonté générale, le contrat qui ne peut qu’enregistrer des rapports de forces inégaux d’individus poursuivant leurs seuls intérêts particuliers. Cette culture de l’intérêt général et du service public a des origines très anciennes dans notre histoire, elle s’est souvent incarnée dans de hautes figures telles que Richelieu, Robespierre ou De Gaulle. Cette culture, à l’évidence, le président de la République ne l’a pas. Dans le domaine de la fonction publique comme dans celui des institutions, il se croit autorisé à faire prévaloir son interprétation personnelle sans avoir été mandaté d’aucune façon par le peuple. Ce piétinement de l’histoire, des principes et de la loi caractérise une véritable forfaiture dans l’exercice de sa fonction.

2- Le chef de l’Etat présente la réforme comme une étape obligée dans l’assainissement des finances publiques. Les fonctionnaires coûtent-ils vraiment trop cher ?

Il suffit de se reporter aux chiffres officiels et à l’expérience pour montrer qu’il n’en est rien. La part des dépenses de personnel de la fonction publique de l’État (133 milliards d’euros) dans le budget général est remarquablement stable : 44 %. Les dépenses de la fonction publique en pourcentage du produit intérieur brut sont passées de 8 % en 2000 à 7,3 % en 2006 ; elles ne peuvent donc en aucune façon expliquer un déficit budgétaire croissant. Si l’on considère maintenant la comparaison des rémunérations entre la fonction publique et le secteur privé on relève bien que le salaire moyen dans la fonction publique de l’État est supérieur de 16 % au salaire moyen dans le secteur privé, mais c’est tout simplement parce que la fonction publique contient relativement plus de cadres supérieurs, de salariés qualifiés et de professions intermédiaires. Si l’on compare les salaires moyens par catégorie, ceux des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans la fonction publique, 6 % pour les professions intermédiaires. Ajoutons enfin que les hausses de prix ont toujours précédé les hausses de salaires des fonctionnaires qui ne peuvent donc être accusés ne nourrir l’inflation.

3- La conception française de la Fonction Publique vous semble-t-elle être aujourd’hui menacée ? Quels sont les risques que courent les usagers ?

Malgré toutes les critiques que l’on peut adresser aux fonctionnaires (et il faut reconnaître qu’elles ne sont pas toutes sans fondement), c’est un fait que la fonction publique française ne connaît pratiquement pas la corruption et qu’on la reconnaît efficace dans le monde. Il en est ainsi parce qu’elle est solidement fondée sur des principes républicains. Le principe d’égalité d’accès aux emplois publics que pose l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dont nous avons déduit que c’est pas la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique. Le principe d’indépendance qui fait que le fonctionnaire est titulaire de son grade si son emploi est à la disposition de l’administration afin d’être protégé de l’arbitraire administratif et des pressions politiques. Enfin le principe de responsabilité qui fait du fonctionnaire un citoyens à part entière et non le rouage impersonnel de la machine administrative.

4- Comment expliquez-vous la relative indifférence de l’opinion devant les annonces présidentielles et la tiédeur, du moins actuelle, des syndicats ?

La brutalité de l’attaque portée par le président de la République est peut-être une explication immédiate. Plus fondamentalement, je crois qu’il y a dans l’ensemble de la société française une régression de connaissance et de conviction concernant les principes que je viens d’évoquer, et cela touche inévitablement le mouvement syndical. Je ne suis pas pessimiste pour autant, car la « révolution culturelle » de la fonction publique proclamée par le président de la République ne manquera pas d’apparaître pour ce qu’elle est réellement : une contre-révolution réactionnaire. Pour la mettre en échec la mobilisation des fonctionnaires ne pourra pas faire l’économie d’une relance de la réflexion et de la recherche sur les principaux points d’appui de la transformation sociale que sont, notamment, le service public, l’appropriation sociale et les institutions.

Dérive bonapartiste – L’HUMANITÉ 28 août 2007

La décision prise par l’Élysée de refuser l’audition de Cécilia Sarkozy par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la libération des infirmières bulgares n’est que le dernier avatar de la démarche d’un président décidé à ouvrir une nouvelle ère de la V° République. Que le Président de la République considère son épouse comme une simple excroissance de lui-même est à la fois indécent pour la femme et la citoyenne et juridiquement infondé. Aucun constitutionnaliste n’a d’ailleurs cautionné cette interprétation saugrenue.

Mais l’affaire prend sens si on la situe dans la nouvelle pratique de l’exercice du pouvoir que tend à instaurer Nicolas Sarkozy, pratique marquée par une succession d’initiatives significatives.

C’est d’abord la mise sous éteignoir du Premier ministre et du gouvernement, en contradiction avec l’article 20 de la Constitution aux termes duquel c’est ce dernier qui « détermine et conduit la politique de la nation ».

C’est le nouveau rôle dévolu au secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, qui ne détient aucun mandat du peuple, mais intervient à l’égal d’un Premier ministre sur les dossiers les plus importants de la Nation, y compris dans les médias, phénomène tout à fait nouveau.

C’est l’activisme du président qui occupe le terrain quotidien sur toute question susceptible de capter l’attention de l’opinion sur une base émotionnelle ou affective, doublant sans ménagement les ministres et dictant leur comportement pour la seule mise en valeur des postures présidentielles.

C’est une hyperactivité qui concentre sur sa personne tout ce qui relève de la gestion des affaires publiques dans une précipitation qui, d’une part laisse à l’improvisation la réponse à des questions essentielles qui auraient nécessité une longue réflexion et une préparation sérieuse, mais qui, d’autre part, empêche le débat contradictoire et condamne aussi toute réplique consistante de l’opposition dans la frénésie des thèmes qui se succèdent.

C’est la réforme institutionnelle engagée et déjà fortement encadrée avant les conclusions d’une commission qu’il a nommée : présidentialisation ouverte du régime, expression du Président au moins une fois par an devant le Parlement (ce qui est aujourd’hui interdit), maintien des articles 16 (pleins pouvoirs dans des circonstances exceptionnelles) et 49-3 (adoption d’une loi sans vote) de la constitution.

Par ailleurs, l’exécutif présidentiel a la haute main sur la plupart les principaux organismes constitutifs du sommet de l’État. Ainsi, tous les membres du Conseil constitutionnel, sauf un, ont été nommés par la droite, et si le conseil vient de déclarer non conforme à la constitution une disposition d’aide à l’accession à la propriété d’un logement pour rétroactivité non fondée, en revanche il a validé deux dispositions de la loi sur le service minimum dans les transports de voyageurs (déclaration préalable de 48 heures et consultation au bout de huit jours de grève) estimées de constitutionnalité plus que douteuse par la plupart des constitutionnalistes.

Tout cela a un sens. Sur les fonts baptismaux, la V° République a été présentée comme un modèle de « parlementarisme rationalisé ». Les cohabitations survenant, on a pu parler alors de « monarchie aléatoire ». C’est donc une autre phase qui s’ouvre aujourd’hui mais dont les prémisses sont anciennes. La V° République portait en elle, dès l’origine, ce qu’elle devient sous nos yeux. Nous avons souvent présenté l’histoire constitutionnelle de la France comme la combinaison de deux lignes de forces : l’une démocratique dont le modèle est la constitution de 1793, l’autre césarienne celle de Louis-Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852. Nous sommes incontestablement aujourd’hui sur le second terrain. Il a été initié par l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 et consacré, sous le gouvernement de la gauche plurielle, par le vote du quinquennat, par référendum, en septembre 2000, dans une malheureuse indifférence (69 % d’abstentions) avec inversion du calendrier faisant précéder les élections législatives de l’élection présidentielle dont tout dépend désormais. Comme le déclara alors Giscard d’Estaing : « il faut commencer par l’essentiel avant de se prononcer sur l’accessoire ».

Mais il est possible que tout cela finisse mal. Le rythme imposé par le Président de la République s’essoufflera. Les difficultés grandiront. Les contradictions s’exacerberont. Nicolas Sarkozy n’a ni la stature historique du général de Gaulle, ni la solidité de Georges Pompidou, ni l’intelligence de Giscard d’Estaing, ni la culture politique de François Mitterrand, ni l’enracinement de Jacques Chirac. Son talent s’exprime dans la sphère médiatique, espace instable et précaire s’il en est. Le risque est que, face aux oppositions, grandisse chez lui la tentation du passage en force. Si le scénario bonapartiste n’est pas fatal, disons que sa probabilité vient de croître sensiblement au cours des cent derniers jours.

La gauche de son côté peut mesurer aujourd’hui, s’agissant des institutions, ce qu’il en coûte d’abandonner des positions de principe. L’erreur est humaine, mais il serait diabolique de persévérer.