L’idée d’un statut général des fonctionnaires ne va pas de soi. Pendant tout le XIXe siècle et jusqu’à la deuxième guerre mondiale, sous l’inspiration du Consulat et de l’Empire, c’est un principe hiérarchique qui a prévalu, l’administration l’emportant sur l’agent public. Les fonctionnaires, au sens de l’époque, et leurs organisations dénonçaient les tentatives des autorités de leur imposer un « statut-carcan ». Le premier statut des fonctionnaires a ailleurs été institué en 1941, dans l’esprit de la Charte du travail du régime de Vichy.
C’est dire la lucidité et le courage des gouvernants et des organisations syndicales de la Libération qui ont décidé de prendre le contrepied de cette tendance lourde pour décider du statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946. Ce texte, qui reste une référence forte, était évidemment marqué par les conditions de l’époque, mais il posait des principes fondateurs et des normes juridiques essentielles auxquelles les fonctionnaires, dans leur ensemble, restent attachés. Pour reprendre une idée du ministre de la Fonction publique de l’époque, Vice-Président du Conseil, Maurice Thorez, le fonctionnaire cessait d’être le rouage impersonnel de la machine administrative. L’ordonnance du 4 février 1959 opérant une nouvelle répartition des champs de la loi et du décret ne devait pas, malgré quelques régressions, remettre en cause les dispositions du statut de 1946.
Nommé ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives en juin 1981, j’avais des idées assez claires sur les réformes qu’il convenait d’apporter au statut général dont les effectifs étaient de l’ordre de 2 millions d’agents (y compris les contractuels de droit public). Pendant un quart de siècle j’avais développé une activité syndicale intense au sein des services de l’Aviation civile et plus particulièrement de la Météorologie nationale. Les responsables syndicaux de l’époque se caractérisaient par une très bonne connaissance du droit de la fonction publique. Pour ma part, j’avais, par exemple, traduit plusieurs revendications en propositions de lois que je faisais déposer par des parlementaires amis.
Toutefois, la programmation du travail fut déterminée par la décision du président de la République, François Mitterrand, de donner la priorité à la politique de décentralisation conduite par le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre. Cela imposait, d’entrée, la question des dispositions statutaires nouvelles à appliquer aux agents des collectivités territoriales jusque-là régis par le Livre IV du code des communes, correspondant à une fonction publique d’ « emploi », aux garanties statutaires beaucoup plus précaires que celles de leurs homologues des administrations de l’Etat. Les échanges intervenus entre nos cabinets respectifs m’ont rapidement convaincu que Gaston Defferre envisageait bien de nouvelles garanties statutaires pour les agents publics territoriaux mais en demeurant dans la conception d’une fonction publique d’ « emploi », ce qui m’apparaissait insuffisant pour les intéressés et dangereux, à terme, pour les fonctionnaires de l’Etat. Cela m’a conduit, dans un premier temps, à exiger du Premier Ministre, Pierre Mauroy, d’intervenir le 27 juillet 1981 à la tribune de l’Assemblée nationale pour défendre ma position en faveur d’une fonction publique de « carrière » pour tous.
Cela ne s’est traduit dans la loi de décentralisation du 2 mars 1982 que par la mention : « Des lois détermineront … les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales ». Les discussions furent ensuite très conflictuelles entre les deux ministères, mais le Premier ministre, Pierre Mauroy (lui-même fonctionnaire de l’Etat et très lié à la Fédération de l’éducation nationale, organisation syndicale majoritaire dans l’éducation), arbitra en ma faveur, ce qui permit d’ouvrir la voie à une solution statutaire d’ensemble pour tous les agents publics de France.
Dès lors il me revenait d’en définir les fondements. Plutôt que de privilégier la cohérence juridique de la construction nouvelle, j’ai eu le souci d’en fixer les principes sur des références historiques et idéologiques incontestables. C’est ainsi que j’ai entendu fonder la nouvelle architecture sur trois principes :
– le principe d’égalité par référence à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 fondant l’accès aux emplois publics sur la base des « vertus » et des « talents » des citoyennes et des citoyens. Nous en avons décuit que c’est par la voie du concours que l’on devient fonctionnaire.
– le principe d’indépendance, protégeant le fonctionnaire des pressions politiques et économiques, comme de l’arbitraire administratif par la séparation du grade, qui est sa propriété, de l’emploi à la disposition de l’administration (système dit de la « carrière »). La référence était ici la loi sur les officier de 1834 : « Le grade appartient à l’officier, l’emploi appartient au Roi ».
– le principe de responsabilité, fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789 enjoignant à l’agent public de rendre compte de sa mission à la nation. C’était choisir une conception du fonctionnaire-citoyen opposée à la conception du fonctionnaire-sujet que Michel Debré (prolongeant en cela la tradition hiérarchique évoquée plus haut) avait défini ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». J’entendais par là signifier que le fonctionnaire, pour assumer pleinement sa responsabilité, devait avoir la plénitude des droits du citoyen, plus la responsabilité d’être au service de l’intérêt général.
C’est donc sur cette base qu’a été édifiée l’architecture des lois du 13 juillet 198 » (Titre I : droits et obligations des fonctionnaires), du 11 janvier 1984 (Titre II, fonctionnaires de l’Etat), du 26 janvier 1984 (Titre III, fonctionnaires des collectivités territoriales), du 9 janvier 1986 (Titre IV, fonctionnaires hospitaliers). Le passage en Conseil des ministres du projet de cette dernière loi fut l’occasion pour François Mitterrand (qui jusque-là s’était désintéressé des questions de fonction publique) l’occasion de dire son regret d’avoir patronné ces lois sur la fonction publique auxquelles il ne prédisait pas un long avenir. Il se trompait. Le statut général a subi depuis de profondes dénaturations, mais l’ensemble a tenu et couvre de garanties sociales importantes quelque 5,3 millions de salariés qui, avec les autres agents publics sous statuts des entreprises et organismes publics représentent un quart de la population active française.
Dans ces conditions,, au-delà de la défense et de la promotion de cette conception française de la fonction publique, la question qui me semble posée est celle du rapprochement, dans le respect de la spécificité du service public, des situations sociales des salariés du secteur public et du secteur privé. Certains préconisent une sorte de dissolution des fonctionnaires et autres agents publics dans une réglementation d’ensemble du monde salarial où le statut général des fonctionnaires ne serait plus qu’une sorte de convention collective parmi d’autres. Dans le prolongement de la réflexion des années 1980, il convient, au contraire, de réfléchir à un « statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé » qui leur garantirait, en particulier, une sécurité des parcours sur l’ensemble d’une vie professionnelle. Ainsi pourraient être dissipées les contradictions malheureusement entretenues entre salariés des deux secteurs par la convergence de leurs garanties sociales, mais dans le respect de la place éminente du service de l’intérêt général que servent, au premier rang, les fonctionnaires.