« Macron exerce une pression financière sur les collectivités » – La Maeseillaise – 20 octobte 2017

Entretien

Anicet Le Pors, ancien ministre communiste (1981-84) de la Fonction publique, est notamment l’initiateur d’un nouveau statut des fonctionnaires et d’une réforme qui fera date. Spécialiste en Sciences économiques, il évoque les bouleversements institutionnels en cours.

Quelles sont les grandes étapes en matière de décentralisation ?

Il est de tradition de considérer qu’il y a eu trois grandes actes. Le premier a été promu par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Defferre, et contenait des avancées intéressantes, notamment le transfert des exécutifs aux assemblées délibérantes dans les collectivités territoriales, le passage du pouvoir exécutif au niveau du département et du préfet au président du conseil général. Il prévoyait aussi un statut de l’élu, des garanties statutaires renforcées pour les agents publics des collectivités territoriales, ainsi que de nombreuses possibilités d’intervention des citoyens dans la gestion locale. Une grande réforme saluée comme une avancée démocratique. La deuxième était plus modeste. En 2003, à l’initiative de Raffarin, elle prévoit surtout l’inscription dans la Constitution de la France comme une organisation décentralisée. L’acte III a été avancé par Nicolas Sarkozy à partir de 2010, et depuis on ne peut plus très bien cibler ce qui est ou n’est pas l’acte III car il y a eu toute une série de lois, dont en dernier lieu la loi NOTRe, précisant les compétences des différentes collectivités. Ces réformes visent surtout à affaiblir l’organisation traditionnelle sur la base des communes, des départements et des régions pour privilégier de nouvelles formes, les intercommunalités et les Métropoles. Il s’agit surtout de favoriser les niveaux à compétence économique par rapport aux niveaux à compétence politique.

 

Les collectivités vont se voir amputer 13 milliards de dotations. N’est-ce pas synonyme d’asphyxie ? Et de manque-à-gagner dans les services publics puisque celles-ci assurent 73% de l’investissement public ?

Le président de la République, comme ses prédécesseurs, doit faire face à une difficulté : l’article 72 de la Constitution qui pose comme un principe républicain la libre administration des collectivités territoriales. Il ne peut pas intervenir directement dans leur gestion proprement dite. Le principal moyen dont il dispose est de peser sur les financements. Ce qu’il est en train de faire. A partir de là, les collectivités locales affaiblies voient leurs capacités de négociations contractuelles avec l’Etat considérablement diminuées. C’est ce qui va se passer probablement et c’est ce qui a eu pour effet les actes de méfiance des différentes associations d’élus telles que les maires de France, des départements et des régions. Il n’y a pas de doute que l’intention de Macron, de caractère autoritaire, ne peut pas se satisfaire de collectivités locales qui, sans avoir de pouvoir législatif propre, ont néanmoins des compétences importantes dans leur gestion. Nicolas Sarkozy l’avait éprouvé lorsqu’il a constaté qu’après avoir diminué de 100 000 agents la Fonction publique de l’Etat, il avait vu que le même nombre d’emplois avait été créé par les collectivités locales. La difficulté rencontrée par Nicolas Sarkozy est en train d’être levée par Macron à travers la pression financière exercée sur les collectivités.

 

Vous dénoncez en outre les conséquences liées à la métropolisation ?

Ajouter l’intercommunalité ne changeait pas encore substantiellement l’organisation primitive jusque-là caractérisée par « commune-département-région-nation ». Les Métropoles ont en revanche un pouvoir déstabilisateur très fort. Elles conduisent à concentrer sur le pôle métropolitain aussi bien les financements que la matière grise. Ce qui a un effet d’aspiration sur les potentialités d’une région qui prive les départements périphériques de cette région de ce dont bénéficiera la Métropole elle-même. Le démographe Hervé Le Bras pointait récemment dans « Le Monde » le fait que les départements périphériques allaient devoir, vu leur vocation sociale, organiser entre eux la précarité qui ne manquerait pas d’être un phénomène majeur dans ces territoires limitrophes. Autrement dit, les pauvres seraient appelés à partager entre eux la pauvreté. Avec l’insertion de la Métropole dans une Europe déjà marquée par l’existence de pôles importants de concentration des richesses et des pouvoirs, la France s’aligne sur cette organisation déjà bien en place sur le continent, notamment en Allemagne. Sauf qu’il s’agit d’un accroissement des inégalités des potentialités de développement des différentes collectivités locales et régions. Devant la revendication des élus, le gouvernement sous Hollande a été obligé de multiplier le nombre de Métropoles. On peut d’ailleurs se demander si, avec une pression suffisamment forte, on n’aboutirait pas finalement à la création d’une Métropole par département ou par nombre restreint de départements. Ce qui finalement serait un compromis qui limiterait les dégâts mais qui malgré tout serait quand même déstabilisateur par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui.

 

Quelle est votre analyse sur l’annonce par le Premier ministre de la réforme CAP 2022 (pour Comité Action publique) ?

Du fait de l’article 72 que j’évoquais précédemment, le gouvernement a des possibilités limitées pour peser directement sur la politique d’emploi par exemple des collectivités locales, sauf à intervenir sur les financements correspondants. Ce qu’il fait, mais il a également entrepris une démarche de caractère idéologique qu’il a appelée CAP 22. Il a ainsi nommé 34 personnes pour lui remettre un rapport au début de l’année prochaine. Ce que le Premier ministre dit du contenu de la mission de ce CAP n’est pas clair, on ne sait pas très bien ce à quoi il devra répondre. Personnellement, je le soupçonne de vouloir, à l’abri de cette confusion, s’attaquer au statut général des fonctionnaires. Au surplus, ce comité est composé de personnalités présentées comme des experts mais qui sont largement connues pour la plupart comme adeptes du libéralisme. On y trouve des dirigeants de grandes entreprises privées, des élus macroniens, des hauts fonctionnaires acquis au pouvoir, mais aucun représentant des syndicats. Nul doute que les conclusions de ce comité tendront à aligner les critères de la gestion des services publics sur ceux de l’entreprise privée. Cela permettra au gouvernement d’en déduire que le statut des fonctionnaires n’a plus de raison d’être et que, progressivement, la plupart d’entre eux doivent être gérés par le Code du travail, lui-même préalablement affaibli. On assisterait alors à un alignement généralisé par le bas des salariés du public et du privé.

 

Vous évoquiez le statut des agents de la Fonction publique. Il semble donc être particulièrement visé ?

Il n’a cessé d’être attaqué depuis le milieu des années 1980, mais il a tenu bon. Il est à la fois cohérent juridiquement, répond à une aspiration des agents et aujourd’hui des élus, ce qui n’était pas le cas à l’origine. Les organisations syndicales ont veillé à sa pérennisation. Ce qui n’a toutefois pas empêché des atteintes très nombreuses qui l’ont affaibli. On a compté, depuis son adoption, 225 modifications législatives. Il a été donc été assez profondément dénaturé et il y aurait sans aucun doute besoin d’une remise en ordre. Or, à cet égard, le quinquennat Hollande, qui n’a pas attaqué de manière frontale le statut en lui-même, a manqué d’ambition et de courage. De courage parce qu’il n’a pas osé revenir sur ces 225 dénaturations. Manque d’ambition parce qu’il n’a mis en chantier aucune transformation structurelle de modernisation. Il s’est réveillé in fine en juillet 2016 pour demander au Conseil économique, social et environnemental un rapport sur l’avenir de la Fonction publique. Auditionné par le CESE, j’ai proposé dix chantiers structurels [lire aussi ci-dessous, ndlr].

Entretien réalisé
par Agnès Masseï

 

« L’expérience a montré qu’en général quand on transfère des compétences, celui des financements n’a jamais été honnêtement réalisé. »

 

Repères

Repères

L’esprit managérial de la RGPP

Annoncée en juin 2007 sous l’ère Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) avait déjà pour objectif de réduire les dépenses publiques. Pour Anicet Le Pors, « elle concernait la Fonction publique d’Etat, et a abouti à une réduction des effectifs. Elle visait aussi à transposer le modèle de l’entreprise privée dans la gestion des services administratifs. Par analogie, elle ambitionnait d’avoir un effet sur les collectivités territoriales ».

Fonction publique : des chantiers pour une refondation

Sollicité par l’équipe Hollande, Anicet Le Pors a été auditionné en juillet 2016 par le Conseil économique, social et environnemental. L’occasion pour ce spécialiste des questions économiques de verser au débat un certain nombre de propositions – « dix chantiers » au total – parmi lesquels figurent notamment : la restauration par l’État des moyens d’expertise de la Fonction publique, progressivement « démantelés ». Il préconise en outre « une gestion prévisionnelle des effectifs des différentes Fonctions publiques », la limitation du recours aux contractuels, l’instauration d’un système de formation continue, une égalité effective hommes-femmes ou encore une réflexion sur les relations internationales.

 

« Le social, quel retour sur investissement ? » – Union nationale des centres communaux d’action sociale (UNCCAS), Reims 18 octobre 2017

« Dernier rempart contre l’exclusion

Ou levier de développement territorial ? »

 (Table ronde)

Votre congrès a voulu mettre au cœur de sa réflexion « Le social, quel retour sur investissement  », afin de « promouvoir la notion d’investissement social ». Je l’aurais pris pour une sorte de provocation susceptible de mettre du piment dans un débat. Mais ce thème s’inscrit aussi clairement dans le courant libérale dominant qui a développé son expression également sur le terrain social par plusieurs rapports (Conseil économique social et environnemental en 2014 et France stratégie en 2016). C’est un terrai marqué par beaucoup d’injustices et de souffrances où on ne saurait s’avancer sans risque d’indécence.

Il s’agit là, tout d’abord, d’une démarche hautement critiquable tant au regard de la rationalité de l’analyse économique, des raisons qui doivent guider les choix publics, notre conception de la citoyenneté forgée au cours de notre histoire.

D’où ma première remarque sur la nécessité d’élargir le cadre d’analyse qui ne peut être circonscrit au purement local si l’on veut, comme vous le proposez « objectiver l’impact de cette action (d’investissement social) indispensable à l’équité territoriale ». On ne saurait ignorer non plus que nous sommes dans une période historique singulière après un XXe siècle prométhéen (René Rémond) dans une situation de « métamorphose » pour reprendre l’expression d’Edgar Morin. Sans y insister cette situation fait partie de l’analyse et doit être présente à l’esprit. Qui d’ailleurs pourrait contester que la diminution du nombre d’emplois aidés ou la réduction de 13 milliards d’euros, au terme du quinquennat, des dotations de l’État pour respecter les engagements vis-à-vis de l’Union européenne seraient sans impact sur l’investissement social et par voie de conséquence sur le respect du principe d’égalité ? Et comment parler d’égalité locale quand 10 % des Français possèdent 50 % du patrimoine des Français ?

Car l’égalité est un principe constitutionnel de la République et non un paramètre parmi d’autres de l’économie de marché. Il doit être respecté quand bien même son coût l’emporterait sur certains avantages tirés de sa méconnaissance. Renverrait-on les femmes au foyer dans l’hypothèse où cette action permettrait une réduction du chômage ? Refuserait-on l’Aide médicale d’État (AME) à un demandeur d’asile au mépris de nos engagements internationaux ? Oserait-t-on refuser un soutien scolaire aux enfants en difficulté ou handicapés au motif que cet argent serait plus rentable s’il était alloué aux classes préparatoires ? Le juste peut ne pas être rentable (et réciproquement).

L’objectivation de l’impact des décisions publiques suppose des moyens d’expertise scientifiques de plus en plus élaborés si l’on ne veut pas s’abandonner à la « main invisible » de l’économie de marché. Or, ce n’est pas l’évolution que l’on a pu observer au cours des dernières années, sinon des dernières décennies. Je passe sur les suppressions anciennes du Commissariat général du Plan (CGP) et de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) pour me concentrer sur la suppression massive dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2010 de nombreux autres organismes d’expertise et de rationalisation comme le Conseil national d’évaluation (CNE), le Haut conseil des entreprises publiques (HCEP), la subordination de la direction de la Prévision de à la direction du Trésor, du Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics à la Cour des comptes, et d’autres. La notion d’aménagement du territoire a disparu au profit de celle de réformes des collectivités territoriales qui bouleversent le paysage administratif. Le démographe Hervé Le Bras a ainsi montré que la création de métropoles concentrant moyens humains et financiers aura pour conséquence d’obliger les départements périphériques de la zone d’influence métropolitaine à assurer entre eux la péréquation de l’investissement social, c’est-à-dire le partage de la pauvreté. Comment pourrait-on ignorer un tel processus dans l’ « objectivation de l’impact »  ?

 

Je conteste, ensuite le paradigme du management de l’entreprise privée dans l’analyse de l’investissement social comme instrument du service public, tant dans les concepts utilisés que le vocabulaire pratique : le « retour sur investissement », par exemple.

Ne soyons pas naïfs. L’expression relève, en effet, de l’idéologie libérale qui a comme base la théorie néoclassique dont les prémices datent de 1860 – c’est donc, soit dit en passant, tout sauf moderne. Théorie rapetassée un nombre incalculable de fois. Elle se traduit notamment aujourd’hui par la formule qui régit l’Union européenne : « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée », règle qui se subordonne le service public regardé comme une dérogation à la règle. On ne saurait donc se réclamer du service public en privilégiant les instruments de l’économie libérale. Ceux–ci conduisent à une monétarisation généralisée du calcul économique qui légitime le retour sur investissement, le taux de rentabilité interne des investissements quels qu’ils soient, ce qui est à l’évidence contre leur nature en matière sociale. Peuvent être ainsi monétarisés dans l’économie marchande non seulement les investissements et les profits qu’ils dégagent, mais aussi, dans les meilleurs des cas, les avantages non marchands et les effets externes de toutes sortes impliqués. Dois-je rappeler qu’en comptabilité nationale la valeur produite par les administrations est, par convention, mesurée par … leur coût. Vouloir transposer la démarche entrepreneuriale aux services publics communaux d’aide sociale est tout simplement absurde.

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas là une question importante : celle de la mesure de l « ’efficacité sociale » du service public en général et des services sociaux en particulier. Mais plutôt que d’en appeler au « retour sur investissement » par conformisme et facilité il faut poser le problème de l’efficacité dans toute sa complexité. J’ai pratiqué moi-même la monétarisation à outrance pendant la douzaine d’années passées à la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances. Dans un calcul de rentabilité d’un investissement autoroutier projeté, J’ai chiffré le coût d’atteintes subjectives à l’environnement, le chagrin de la veuve d’un probable accidenté de la route, etc. Nous agissions ainsi parce que nous ne connaissions pas d’autre méthode, mais nous n’étions pas dupes de l’irrationalité de la pratique. Aussi des recherches avaient commencé à être engagées pour doter l’efficacité sociale des outils théoriques pertinents : choix multicritères, compte de surplus de productivité globale des facteurs, etc. Le sort fait depuis les années 1980 – que j’ai précédemment rappelé – aux organismes de recherches économiques et sociales, nous laisse dans une grande pauvreté mais n’a pas fait disparaître la question de la mesure de l’efficacité sociale de l’action publique pour autant, aux confins de la science et de la démocratie. Ce qui peut nous guider dans la recherche de solutions.

Ce que l’on a rappelé le Nouveau management public (NMP) n’est pas ma réponse adéquate. C’est précisément la tentative de transposer les concepts de l’entreprise privée au service public. Le NMP a deux effets négatifs. Premièrement, il remplace la conscience des finalités concourant à la recherche de l’intérêt général dans le respect du principe d’égalité par des critères visant non à mesurer l’efficacité sociale des services mis en œuvre par des travailleurs collectifs par des évaluations discutables de la performance individuelle. Deuxièmement, parcellisant les processus du fait de cette individualisation il affaiblit le lien social et, par là, la démocratie dans les services. La carence théorique se double ainsi d’une carence démocratique. C’est bien dans les réponses à ces deux questions que se trouve la réponse à l’évaluation de l’efficacité sociale.

Mais quoi qu’il en soit nous avons un problème de vocabulaire. Un intervenant a évoqué tout à l’heure une multitude de qualifications de l’investissement qui lui fait perdre toute signification conceptuelle et a pour effet de suggérer leur commune marchandisation, l’investissement social apparaissant comme de même nature que l’investissement industriel ou financier, ce qui ne m’apparaît pas souhaitable. Je ne souhaite pas m’inscrire dans une sorte de guerre de religions sur le sens des mots mais je crois que nous devons à la fois être tolérants dans leur utilisation mais avec le souci de la maîtrise du verbe. Car comme l’écrivait Victor Hugo : «  La forme, c’est du fond sui remonte à la surface ».

 

 Gardant à l’esprit ces constats de carence, je tenterai enfin de répondre succinctement aux trois questions que vous nous avez posées.

 

* L’action sociale rempart contre l’exclusion ou levier du développement territorial ?

Dans le contexte actuel : rempart contre l’exclusion. Pour le développement territorial, je renvoie aux appréciations des élus de tous bords sur les plus récentes annonces du gouvernement, aux résultats des élections sénatoriales et aux réactions de méfiance des associations d’élus. Le développement territorial relève de l’aménagement du territoire dont les moyens dépassent largement la dépense sociale.

 

** Si l’on considère qu’il semble impossible de combler le fossé des inégalités le service public ne serait plus le service de tous mais celui des plus démunis ?

Et après tout ? Je note le point de vue défaitiste selon lequel il serait impossible de combler le fossé des inégalités. Priorité en tout état de cause aux plus démunis. Cela ne s’oppose pas d’ailleurs, au principe d’égalité, mais en est au contraire la stricte application : apporter des réponses différenciées à des situations différentes, au surplus en présence d’un intérêt général : le devoir d’assistance. Quand bien même tous les crédits de l’action sociale seraient affectés aux seuls plus démunis, ce serait quand même l’application du principe d’égalité du service public pour tous, même la majorité ne recevait rien.

 

*** Le service public reste-t-il une valeur commune à partager : pourquoi, comment, dans quelles conditions ?

La question traite de façon bien légère la notion de service public, son histoire, sa théorisation à la fin du XIXe siècle au sein de l’École de Bordeaux, le développement de la jurisprudence sur le sujet. Elle revient à se demander s’il existe encore un intérêt général et en quoi consiste l’idée de citoyenneté aujourd’hui. Elle est éminemment politique et devrait être traitée dans toute son ampleur et sa complexité, dépassant largement le thème de votre congrès. Ma conviction est que nous entrons dans un monde où le libéralisme n’est pas l’horizon indépassable que l’on prétend souvent. Je pense tout au contraire que nous sommes d’ores et déjà engagé dans un monde où croitront les connexions, les interdépendances, les coopérations, les solidarités, bref ce que nous appelons en France : le service public. Le XXIe siècle sera, par nécessité, l’ « âge d’or » du service public. Mais je dois reconnaître que, pour l’instant, nous n’en prenons pas le chemin.

« Le Statut de la Fonction Publique, un outil au service de la population »- Institut d’histoire sociale CGT de la Vienne – Poitiers, 20 octobre 2017

Le service public et particulièrement la fonction publique sont dans l’actualité : journée d’action du 10 octobre à l’appel de toutes les fédérations syndicales, installation par le Premier ministre le 13 d’un Comité action publique CAP22, réunion décevante du ministre des comptes publics avec les syndicats le 16 et projet de nouvelles actions contre la politique du gouvernement envers les fonctionnaires et le service public. On aura relevé que la fonction publique a disparu de l’énoncé des ministères constitutifs du gouvernement pour être englobée au sein ministère chargé de l’action et des comptes publics. Le service public est ainsi réduit à la dépense publique pour être plus aisément stigmatisé en escamotant l’essentiel : le service de la population.

Pour s’interroger sur son la situation actuelle et l’avenir de la fonction publique, je pense qu’il convient de situer le service public dans l’histoire longue, puis d’analyser plus précisément son évolution au cours des dernières décennies et l’état des lieux auquel on aboutit, et c’est sur cette base que l’on peut raisonner utilement sur ses perspectives.

 

  1. L’expansion de l’administration dans l’histoire

 1.1. Une sécularisation du pouvoir politique.

Dès la fin du Moyen Âge, le roi n’est plus seulement souverain « par la grâce de Dieu » mais en raison de sa propre autorité (Philippe le Bel). Sous la monarchie absolue, on assiste à une autonomisation de l’appareil d’État qui s’accompagne d’un renforcement administratif (Louis XIV). Les Lumières conduisent à la désignation du Peuple comme souverain (Jean-Jacques Rousseau). L’État est enjeu de pouvoir des citoyens aux XIXe et XXe ° siècle. La sécularisation est portée aujourd’hui au niveau mondial. On va ainsi de l’hétéronomie à l’autonomie de da société (Marcel Gauchet).

1.2. Une socialisation du financement des besoins fondamentaux

Dépenses publiques et prélèvements obligatoires croissent inéluctablement de ce fait en raison d’une socialisation accentuée des financements sociaux. Ces derniers passent de 10% du PIB au début du XXe siècle à 45 % aujourd’hui marquant la nécessité d’une couverture sociale de plus en plus élevée des besoins fondamentaux. Les effectifs d’agents publics passent, en France, de 200 000 au début du XXe siècle à 5,4 millions aujourd’hui. Pour autant la France se situe dans la normalité des pays développés avec, en 2015, 126 agents pour 1000 habitants dans les secteurs non marchands (131 aux États Unis) dont 83 dans la fonction publique (37, 30 et 16 respectivement dans les trois fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière). Ce qui caractérise la France c’est le principe statutaire du fonctionnaire (nature législative du statut).

1.3. La création historique de concepts et des principes

L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers, un simple optimum social économique. Selon le juge administratif c’est au politique de le définir ; il peut varier, dans le temps, dans l’espace, il n’est pas toujours dégagé des transcendances, de l’hétéronomie. Le service public est, à l’origine, une notion simple devenue complexe ; théorisé par l’École de Bordeaux (intérêt général, personne morale de droit public, droit administratif) il est couvert par l’impôt et dispose de prérogatives ; son succès en élargit le champ, le rend plus hétérogène et ouvre la voie au contrat. L’Union européenne complique son affirmation. Deux lignes de force caractérisent l’évolution de la fonction publique : autoritaire avec le fonctionnaire-sujet et responsable avec le fonctionnaire-citoyen, ce dernier s’impose dans le statut fondateur de 1946. L’avènement de la Ve République et le mouvement social de 1968 en conserveront les principales dispositions. Mais il y a une certaine contradiction entre l’évolution à long terme et celle des trois dernières décennies.

 

  1. La remise en cause sous l’ultralibéralisme

 2.1. La situation au début des années 1980

Le secteur public étendu est conforté par de nouvelles nationalisations en 1982. L’administration d’État (CGP, DATAR, RCB …) est confortée par la réforme territoriale de l’Acte I. Le statut fédérateur des fonctionnaires de 1983 s’organise selon plusieurs choix : fonctionnaire-citoyen, système de la carrière, équilibre unité-diversité, principes républicains (égalité, indépendance, responsabilité). Les syndicats sont très influents.

Le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale, discussion générale sur le projet de loi de décentralisation – de droite à à gauche, au banc du gouvernement Gaston Defferre et Anicet Le Pors, au second rang, Olivier Schrameck et René Bidouze – c’est au cours de cette séance que le principe du système de la carrière pour tous a été avalisé.

2.2. La contestation libérale

 Puis le secteur public est affaibli par privatisations et dérégulations. La gestion administrative est déstabilisée par la LOLF, la RGPP et l’idéologie managériale (NPM). Le statut des fonctionnaires subit des offensives (1987, 2003, 2007) et dénaturations (225 législatives en 30 ans, respectivement 20 ; 50 ;84 et 61 modifications selon les quatre titres), mais manifeste solidité et adaptabilité. Le service public est regardé comme un « amortisseur social » dans la crise financière de 2008. La fonction publique territoriale est la cible principale par son implication dans une réforme territoriale déstabilisatrice (niveaux économiques favorisés, métropoles).

2.3. État des lieux

Sous le quinquennat de François Hollande on a assisté à la poursuite de l’affaiblissement du secteur public, aucune réforme administrative d’envergure (MAP) mais pas d’attaque frontale contre le statut général. Faible portée de la loi Lebranchu du 20 avril 2016 et des autres initiatives (rapport Pêcheur, mission Valls au CESE). Les caractéristiques observées traduisent un manque de courage et d’ambition. La relance des attaques anti-fonctionnaires ne manquera pas de s’accentuer après la réforme du code du travail. Le service public et la fonction publique sont des enjeux

La politique de Macron : ferveur pour l’élitisme, collectivités territoriales mises au pas, Parlement abaissé, gouvernement aux ordres, exécutif opaque et autoritaire, «jupitérien » . S’il se concentre pour le moment sur sa réforme du code du travail, il a déjà jugé le statut général des fonctionnaires « inapproprié », prévu une réduction de 120 000 emplois, décidé de contraindre les collectivités territoriales dans la gestion des personnels, notamment par la diminution des crédits de 13 milliards de leurs dépenses au terme du quinquennat, le recours accentué au spoil system concernant 250 postes de hauts fonctionnaires, envisagé la différenciation de la valeur du point d’indice selon les fonctions publiques, etc

La présentation du Comité Action publique 22 le vendredi 13 octobre par le Premier ministre doit retenir l’attention. ; il a annoncé une méthode « radicalement différente » Il a proposé des orientation d’une extrême banalité (tenir compte des usagers, des agents, des contribuables)Il a d’entrée indiqué les trois écueils à éviter selon lui, trois approches : comptable, idéologique et théorique. Mais alors pourquoi rattacher alors la fonction publique au ministère des comptes public ? S’agit-t-il de renoncer aux principes fondateurs de la conception française de la fonction publique pour lui substituer un pragmatisme dicté par le comité constitué ? Une approche « à hauteur d’homme » signifie-t-elle que c’est le Nouveau Management Public (NMP) qui sera la politique publique calquée sur le modèle de management privé tel que proposé par la vice-présidente de l’Assemblée nationale ; Cendra Motin qui assimile les fonctions publiques à autant d’entreprises d’un même groupe financier (Le Monde, 4 août 2017). L’extrême banalité des orientations assignées au comité elle-même est suspecte : tenir compte des usagers, des agents, des contribuables. 700 millions sur cinq ans sont alloués à cette entreprise. Un premier rapport de diagnostic sur 21 domaines est prévu à la fin du premier trimestre 2018. Les 34 membres du comité désignés sont de dominante technocratique, on n’y trouve aucun syndicaliste. Il faut donc s’interroger sur la stratégie mise en place.

Il convient cependant de se garder de faire preuve de défaitisme : en tout état de cause, le long terme n’est pas invalidé.

 

  1. Des perspectives pour les services publics de demain 

3.1. Des actions immédiates

La situation statutaire nécessite un assainissement et l’élimination des dénaturations (abrogation de la loi Galland et de l’amendement Lamassoure). Les revendications du personnel sont du domaine syndical. Mais de même que’il convient de s’interroger sur la stratégie du Président de la République concernant le statut, de même il faut développer une sytayégie anticipatrice. C’est ce qui a été amorcé le 24 janvier 2017 lors d’une journée d’étude de la CGT avec la participation de Philippe Martinez pour la défense des principes (égalité, indépendance, responsabilité) et la convergence des trois fonctions publiques, des personnels à statuts des entreprises publiques et des salariés du secteur privé.

3.2. Mettre en place des chantiers structurels

 La question de la propriété publique reste posée. La réforme administrative et la réforme territoriale appellent une clarification. Dix chantiers ont été présentés au CESE (cf. blog ALP) : rétablir les moyens d’expertise des collectivités publiques, gestion prévisionnelle des effectifs, dispositifs de mobilité, multi-carrières, circonscription des contractuels, égalité femmes-hommes, numérique, relations internationales, concertation. Une question décisive : le statut législatif des travailleurs salariés du secteur privé. . La CGT a tenu un important colloque le 21 janvier 2017 pour le 70e anniversaire du statut général de 1946 pour renforcer l’unité des fonctionnaires des trois versants et la convergence des actions des travailleurs des secteurs public et privé.

3.3. De la « métamorphose » à l’ « âge d ‘or »

Nous sommes dans une situation de « décomposition sociale » profonde et de « métamorphose » (Edgard Morin). Récusation de la fin de l’histoire et de la prévalence de l’idéologie ultralibérale managériale. Vers un monde d’interdépendances, de coopérations, de solidarités. Le XXIe siècle peut et doit être l’âge d’or » du service public. On lira le développement de ces idées dans : Anicet Le Pors, Gérard Aschieri, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2016.