Entretien
Anicet Le Pors, ancien ministre communiste (1981-84) de la Fonction publique, est notamment l’initiateur d’un nouveau statut des fonctionnaires et d’une réforme qui fera date. Spécialiste en Sciences économiques, il évoque les bouleversements institutionnels en cours.
Quelles sont les grandes étapes en matière de décentralisation ?
Il est de tradition de considérer qu’il y a eu trois grandes actes. Le premier a été promu par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Defferre, et contenait des avancées intéressantes, notamment le transfert des exécutifs aux assemblées délibérantes dans les collectivités territoriales, le passage du pouvoir exécutif au niveau du département et du préfet au président du conseil général. Il prévoyait aussi un statut de l’élu, des garanties statutaires renforcées pour les agents publics des collectivités territoriales, ainsi que de nombreuses possibilités d’intervention des citoyens dans la gestion locale. Une grande réforme saluée comme une avancée démocratique. La deuxième était plus modeste. En 2003, à l’initiative de Raffarin, elle prévoit surtout l’inscription dans la Constitution de la France comme une organisation décentralisée. L’acte III a été avancé par Nicolas Sarkozy à partir de 2010, et depuis on ne peut plus très bien cibler ce qui est ou n’est pas l’acte III car il y a eu toute une série de lois, dont en dernier lieu la loi NOTRe, précisant les compétences des différentes collectivités. Ces réformes visent surtout à affaiblir l’organisation traditionnelle sur la base des communes, des départements et des régions pour privilégier de nouvelles formes, les intercommunalités et les Métropoles. Il s’agit surtout de favoriser les niveaux à compétence économique par rapport aux niveaux à compétence politique.
Les collectivités vont se voir amputer 13 milliards de dotations. N’est-ce pas synonyme d’asphyxie ? Et de manque-à-gagner dans les services publics puisque celles-ci assurent 73% de l’investissement public ?
Le président de la République, comme ses prédécesseurs, doit faire face à une difficulté : l’article 72 de la Constitution qui pose comme un principe républicain la libre administration des collectivités territoriales. Il ne peut pas intervenir directement dans leur gestion proprement dite. Le principal moyen dont il dispose est de peser sur les financements. Ce qu’il est en train de faire. A partir de là, les collectivités locales affaiblies voient leurs capacités de négociations contractuelles avec l’Etat considérablement diminuées. C’est ce qui va se passer probablement et c’est ce qui a eu pour effet les actes de méfiance des différentes associations d’élus telles que les maires de France, des départements et des régions. Il n’y a pas de doute que l’intention de Macron, de caractère autoritaire, ne peut pas se satisfaire de collectivités locales qui, sans avoir de pouvoir législatif propre, ont néanmoins des compétences importantes dans leur gestion. Nicolas Sarkozy l’avait éprouvé lorsqu’il a constaté qu’après avoir diminué de 100 000 agents la Fonction publique de l’Etat, il avait vu que le même nombre d’emplois avait été créé par les collectivités locales. La difficulté rencontrée par Nicolas Sarkozy est en train d’être levée par Macron à travers la pression financière exercée sur les collectivités.
Vous dénoncez en outre les conséquences liées à la métropolisation ?
Ajouter l’intercommunalité ne changeait pas encore substantiellement l’organisation primitive jusque-là caractérisée par « commune-département-région-nation ». Les Métropoles ont en revanche un pouvoir déstabilisateur très fort. Elles conduisent à concentrer sur le pôle métropolitain aussi bien les financements que la matière grise. Ce qui a un effet d’aspiration sur les potentialités d’une région qui prive les départements périphériques de cette région de ce dont bénéficiera la Métropole elle-même. Le démographe Hervé Le Bras pointait récemment dans « Le Monde » le fait que les départements périphériques allaient devoir, vu leur vocation sociale, organiser entre eux la précarité qui ne manquerait pas d’être un phénomène majeur dans ces territoires limitrophes. Autrement dit, les pauvres seraient appelés à partager entre eux la pauvreté. Avec l’insertion de la Métropole dans une Europe déjà marquée par l’existence de pôles importants de concentration des richesses et des pouvoirs, la France s’aligne sur cette organisation déjà bien en place sur le continent, notamment en Allemagne. Sauf qu’il s’agit d’un accroissement des inégalités des potentialités de développement des différentes collectivités locales et régions. Devant la revendication des élus, le gouvernement sous Hollande a été obligé de multiplier le nombre de Métropoles. On peut d’ailleurs se demander si, avec une pression suffisamment forte, on n’aboutirait pas finalement à la création d’une Métropole par département ou par nombre restreint de départements. Ce qui finalement serait un compromis qui limiterait les dégâts mais qui malgré tout serait quand même déstabilisateur par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui.
Quelle est votre analyse sur l’annonce par le Premier ministre de la réforme CAP 2022 (pour Comité Action publique) ?
Du fait de l’article 72 que j’évoquais précédemment, le gouvernement a des possibilités limitées pour peser directement sur la politique d’emploi par exemple des collectivités locales, sauf à intervenir sur les financements correspondants. Ce qu’il fait, mais il a également entrepris une démarche de caractère idéologique qu’il a appelée CAP 22. Il a ainsi nommé 34 personnes pour lui remettre un rapport au début de l’année prochaine. Ce que le Premier ministre dit du contenu de la mission de ce CAP n’est pas clair, on ne sait pas très bien ce à quoi il devra répondre. Personnellement, je le soupçonne de vouloir, à l’abri de cette confusion, s’attaquer au statut général des fonctionnaires. Au surplus, ce comité est composé de personnalités présentées comme des experts mais qui sont largement connues pour la plupart comme adeptes du libéralisme. On y trouve des dirigeants de grandes entreprises privées, des élus macroniens, des hauts fonctionnaires acquis au pouvoir, mais aucun représentant des syndicats. Nul doute que les conclusions de ce comité tendront à aligner les critères de la gestion des services publics sur ceux de l’entreprise privée. Cela permettra au gouvernement d’en déduire que le statut des fonctionnaires n’a plus de raison d’être et que, progressivement, la plupart d’entre eux doivent être gérés par le Code du travail, lui-même préalablement affaibli. On assisterait alors à un alignement généralisé par le bas des salariés du public et du privé.
Vous évoquiez le statut des agents de la Fonction publique. Il semble donc être particulièrement visé ?
Il n’a cessé d’être attaqué depuis le milieu des années 1980, mais il a tenu bon. Il est à la fois cohérent juridiquement, répond à une aspiration des agents et aujourd’hui des élus, ce qui n’était pas le cas à l’origine. Les organisations syndicales ont veillé à sa pérennisation. Ce qui n’a toutefois pas empêché des atteintes très nombreuses qui l’ont affaibli. On a compté, depuis son adoption, 225 modifications législatives. Il a été donc été assez profondément dénaturé et il y aurait sans aucun doute besoin d’une remise en ordre. Or, à cet égard, le quinquennat Hollande, qui n’a pas attaqué de manière frontale le statut en lui-même, a manqué d’ambition et de courage. De courage parce qu’il n’a pas osé revenir sur ces 225 dénaturations. Manque d’ambition parce qu’il n’a mis en chantier aucune transformation structurelle de modernisation. Il s’est réveillé in fine en juillet 2016 pour demander au Conseil économique, social et environnemental un rapport sur l’avenir de la Fonction publique. Auditionné par le CESE, j’ai proposé dix chantiers structurels [lire aussi ci-dessous, ndlr].
Entretien réalisé
par Agnès Masseï
« L’expérience a montré qu’en général quand on transfère des compétences, celui des financements n’a jamais été honnêtement réalisé. »
Repères
Repères
L’esprit managérial de la RGPP
Annoncée en juin 2007 sous l’ère Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) avait déjà pour objectif de réduire les dépenses publiques. Pour Anicet Le Pors, « elle concernait la Fonction publique d’Etat, et a abouti à une réduction des effectifs. Elle visait aussi à transposer le modèle de l’entreprise privée dans la gestion des services administratifs. Par analogie, elle ambitionnait d’avoir un effet sur les collectivités territoriales ».
Fonction publique : des chantiers pour une refondation
Sollicité par l’équipe Hollande, Anicet Le Pors a été auditionné en juillet 2016 par le Conseil économique, social et environnemental. L’occasion pour ce spécialiste des questions économiques de verser au débat un certain nombre de propositions – « dix chantiers » au total – parmi lesquels figurent notamment : la restauration par l’État des moyens d’expertise de la Fonction publique, progressivement « démantelés ». Il préconise en outre « une gestion prévisionnelle des effectifs des différentes Fonctions publiques », la limitation du recours aux contractuels, l’instauration d’un système de formation continue, une égalité effective hommes-femmes ou encore une réflexion sur les relations internationales.