« Le social, quel retour sur investissement ? » – Union nationale des centres communaux d’action sociale (UNCCAS), Reims 18 octobre 2017

« Dernier rempart contre l’exclusion

Ou levier de développement territorial ? »

 (Table ronde)

Votre congrès a voulu mettre au cœur de sa réflexion « Le social, quel retour sur investissement  », afin de « promouvoir la notion d’investissement social ». Je l’aurais pris pour une sorte de provocation susceptible de mettre du piment dans un débat. Mais ce thème s’inscrit aussi clairement dans le courant libérale dominant qui a développé son expression également sur le terrain social par plusieurs rapports (Conseil économique social et environnemental en 2014 et France stratégie en 2016). C’est un terrai marqué par beaucoup d’injustices et de souffrances où on ne saurait s’avancer sans risque d’indécence.

Il s’agit là, tout d’abord, d’une démarche hautement critiquable tant au regard de la rationalité de l’analyse économique, des raisons qui doivent guider les choix publics, notre conception de la citoyenneté forgée au cours de notre histoire.

D’où ma première remarque sur la nécessité d’élargir le cadre d’analyse qui ne peut être circonscrit au purement local si l’on veut, comme vous le proposez « objectiver l’impact de cette action (d’investissement social) indispensable à l’équité territoriale ». On ne saurait ignorer non plus que nous sommes dans une période historique singulière après un XXe siècle prométhéen (René Rémond) dans une situation de « métamorphose » pour reprendre l’expression d’Edgar Morin. Sans y insister cette situation fait partie de l’analyse et doit être présente à l’esprit. Qui d’ailleurs pourrait contester que la diminution du nombre d’emplois aidés ou la réduction de 13 milliards d’euros, au terme du quinquennat, des dotations de l’État pour respecter les engagements vis-à-vis de l’Union européenne seraient sans impact sur l’investissement social et par voie de conséquence sur le respect du principe d’égalité ? Et comment parler d’égalité locale quand 10 % des Français possèdent 50 % du patrimoine des Français ?

Car l’égalité est un principe constitutionnel de la République et non un paramètre parmi d’autres de l’économie de marché. Il doit être respecté quand bien même son coût l’emporterait sur certains avantages tirés de sa méconnaissance. Renverrait-on les femmes au foyer dans l’hypothèse où cette action permettrait une réduction du chômage ? Refuserait-on l’Aide médicale d’État (AME) à un demandeur d’asile au mépris de nos engagements internationaux ? Oserait-t-on refuser un soutien scolaire aux enfants en difficulté ou handicapés au motif que cet argent serait plus rentable s’il était alloué aux classes préparatoires ? Le juste peut ne pas être rentable (et réciproquement).

L’objectivation de l’impact des décisions publiques suppose des moyens d’expertise scientifiques de plus en plus élaborés si l’on ne veut pas s’abandonner à la « main invisible » de l’économie de marché. Or, ce n’est pas l’évolution que l’on a pu observer au cours des dernières années, sinon des dernières décennies. Je passe sur les suppressions anciennes du Commissariat général du Plan (CGP) et de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) pour me concentrer sur la suppression massive dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2010 de nombreux autres organismes d’expertise et de rationalisation comme le Conseil national d’évaluation (CNE), le Haut conseil des entreprises publiques (HCEP), la subordination de la direction de la Prévision de à la direction du Trésor, du Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics à la Cour des comptes, et d’autres. La notion d’aménagement du territoire a disparu au profit de celle de réformes des collectivités territoriales qui bouleversent le paysage administratif. Le démographe Hervé Le Bras a ainsi montré que la création de métropoles concentrant moyens humains et financiers aura pour conséquence d’obliger les départements périphériques de la zone d’influence métropolitaine à assurer entre eux la péréquation de l’investissement social, c’est-à-dire le partage de la pauvreté. Comment pourrait-on ignorer un tel processus dans l’ « objectivation de l’impact »  ?

 

Je conteste, ensuite le paradigme du management de l’entreprise privée dans l’analyse de l’investissement social comme instrument du service public, tant dans les concepts utilisés que le vocabulaire pratique : le « retour sur investissement », par exemple.

Ne soyons pas naïfs. L’expression relève, en effet, de l’idéologie libérale qui a comme base la théorie néoclassique dont les prémices datent de 1860 – c’est donc, soit dit en passant, tout sauf moderne. Théorie rapetassée un nombre incalculable de fois. Elle se traduit notamment aujourd’hui par la formule qui régit l’Union européenne : « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée », règle qui se subordonne le service public regardé comme une dérogation à la règle. On ne saurait donc se réclamer du service public en privilégiant les instruments de l’économie libérale. Ceux–ci conduisent à une monétarisation généralisée du calcul économique qui légitime le retour sur investissement, le taux de rentabilité interne des investissements quels qu’ils soient, ce qui est à l’évidence contre leur nature en matière sociale. Peuvent être ainsi monétarisés dans l’économie marchande non seulement les investissements et les profits qu’ils dégagent, mais aussi, dans les meilleurs des cas, les avantages non marchands et les effets externes de toutes sortes impliqués. Dois-je rappeler qu’en comptabilité nationale la valeur produite par les administrations est, par convention, mesurée par … leur coût. Vouloir transposer la démarche entrepreneuriale aux services publics communaux d’aide sociale est tout simplement absurde.

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas là une question importante : celle de la mesure de l « ’efficacité sociale » du service public en général et des services sociaux en particulier. Mais plutôt que d’en appeler au « retour sur investissement » par conformisme et facilité il faut poser le problème de l’efficacité dans toute sa complexité. J’ai pratiqué moi-même la monétarisation à outrance pendant la douzaine d’années passées à la direction de la Prévision du ministère de l’Économie et des Finances. Dans un calcul de rentabilité d’un investissement autoroutier projeté, J’ai chiffré le coût d’atteintes subjectives à l’environnement, le chagrin de la veuve d’un probable accidenté de la route, etc. Nous agissions ainsi parce que nous ne connaissions pas d’autre méthode, mais nous n’étions pas dupes de l’irrationalité de la pratique. Aussi des recherches avaient commencé à être engagées pour doter l’efficacité sociale des outils théoriques pertinents : choix multicritères, compte de surplus de productivité globale des facteurs, etc. Le sort fait depuis les années 1980 – que j’ai précédemment rappelé – aux organismes de recherches économiques et sociales, nous laisse dans une grande pauvreté mais n’a pas fait disparaître la question de la mesure de l’efficacité sociale de l’action publique pour autant, aux confins de la science et de la démocratie. Ce qui peut nous guider dans la recherche de solutions.

Ce que l’on a rappelé le Nouveau management public (NMP) n’est pas ma réponse adéquate. C’est précisément la tentative de transposer les concepts de l’entreprise privée au service public. Le NMP a deux effets négatifs. Premièrement, il remplace la conscience des finalités concourant à la recherche de l’intérêt général dans le respect du principe d’égalité par des critères visant non à mesurer l’efficacité sociale des services mis en œuvre par des travailleurs collectifs par des évaluations discutables de la performance individuelle. Deuxièmement, parcellisant les processus du fait de cette individualisation il affaiblit le lien social et, par là, la démocratie dans les services. La carence théorique se double ainsi d’une carence démocratique. C’est bien dans les réponses à ces deux questions que se trouve la réponse à l’évaluation de l’efficacité sociale.

Mais quoi qu’il en soit nous avons un problème de vocabulaire. Un intervenant a évoqué tout à l’heure une multitude de qualifications de l’investissement qui lui fait perdre toute signification conceptuelle et a pour effet de suggérer leur commune marchandisation, l’investissement social apparaissant comme de même nature que l’investissement industriel ou financier, ce qui ne m’apparaît pas souhaitable. Je ne souhaite pas m’inscrire dans une sorte de guerre de religions sur le sens des mots mais je crois que nous devons à la fois être tolérants dans leur utilisation mais avec le souci de la maîtrise du verbe. Car comme l’écrivait Victor Hugo : «  La forme, c’est du fond sui remonte à la surface ».

 

 Gardant à l’esprit ces constats de carence, je tenterai enfin de répondre succinctement aux trois questions que vous nous avez posées.

 

* L’action sociale rempart contre l’exclusion ou levier du développement territorial ?

Dans le contexte actuel : rempart contre l’exclusion. Pour le développement territorial, je renvoie aux appréciations des élus de tous bords sur les plus récentes annonces du gouvernement, aux résultats des élections sénatoriales et aux réactions de méfiance des associations d’élus. Le développement territorial relève de l’aménagement du territoire dont les moyens dépassent largement la dépense sociale.

 

** Si l’on considère qu’il semble impossible de combler le fossé des inégalités le service public ne serait plus le service de tous mais celui des plus démunis ?

Et après tout ? Je note le point de vue défaitiste selon lequel il serait impossible de combler le fossé des inégalités. Priorité en tout état de cause aux plus démunis. Cela ne s’oppose pas d’ailleurs, au principe d’égalité, mais en est au contraire la stricte application : apporter des réponses différenciées à des situations différentes, au surplus en présence d’un intérêt général : le devoir d’assistance. Quand bien même tous les crédits de l’action sociale seraient affectés aux seuls plus démunis, ce serait quand même l’application du principe d’égalité du service public pour tous, même la majorité ne recevait rien.

 

*** Le service public reste-t-il une valeur commune à partager : pourquoi, comment, dans quelles conditions ?

La question traite de façon bien légère la notion de service public, son histoire, sa théorisation à la fin du XIXe siècle au sein de l’École de Bordeaux, le développement de la jurisprudence sur le sujet. Elle revient à se demander s’il existe encore un intérêt général et en quoi consiste l’idée de citoyenneté aujourd’hui. Elle est éminemment politique et devrait être traitée dans toute son ampleur et sa complexité, dépassant largement le thème de votre congrès. Ma conviction est que nous entrons dans un monde où le libéralisme n’est pas l’horizon indépassable que l’on prétend souvent. Je pense tout au contraire que nous sommes d’ores et déjà engagé dans un monde où croitront les connexions, les interdépendances, les coopérations, les solidarités, bref ce que nous appelons en France : le service public. Le XXIe siècle sera, par nécessité, l’ « âge d’or » du service public. Mais je dois reconnaître que, pour l’instant, nous n’en prenons pas le chemin.

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