Évolution de la réglementation des opérations d’aménagement – Annales des P et C, n° 92 décembre 1999

Les Journées d’Étude de l’École des Ponts

Anicet Le Pors
Conseiller d’État

Qu’il soit difficile aujourd’hui de se référer avec certitude à une réglementation stable dans la fixation de la règle de droit et certaine dans son interprétation ne doit pas surprendre. L’espace est devenu un bien rare ce qui a pour effet d’exaspérer la plupart des contradictions qui marquent notre époque. Entre les intérêts particuliers et l’intérêt général (concept si discutable que le Conseil d’État en a fait le thème majeur du rapport annuel qu’il présente l’année où il célèbre son bicentenaire) ; entre une complexification sociale qui marque notre temps et la nécessaire clarté du débat démocratique ; entre une idéologie libérale dominante et l’exigence d’un État de droit garant de toutes les responsabilités ; entre l’intervention directe des citoyens et des associations qu’ils se donnent et leurs représentants élus soucieux de tout ce qui touche à leur légitimité ; entre la logique de l’efficacité technique, voire productiviste, et la protection du cadre de vie.

L’aménagement de l’espace est donc un domaine riche de contradictions. C’est aussi pour cela qu’il est particulièrement vivant, lieu de création active de concepts, de méthodes, de citoyenneté. C’est pourquoi il faut sans doute écarter d’entrée toute idéalisation d’une réglementation qui serait la solution enfin trouvée des difficiles problèmes rencontrés. La matière étant éminemment contradictoire, il faut l’analyser dans ses contradictions. Ce que je m’efforcerai de faire, premièrement, sous l’angle des rapports entre la réglementation et la démocratie ; deuxièmement en examinant sa contribution à la recherche de l’efficacité sociale. Ces deux points de vue n’étant pas, d’ailleurs, antagoniques.

1. Réglementation et démocratie.

On ne peut qu’être frappé tout d’abord par l’extraordinaire prolifération des textes sur l’aménagement depuis une vingtaine d’années. Il n’est pas inutile, tout en s’en tenant aux principaux d’entre eux, de les rappeler, si l’on veut tenter d’en dégager le sens.

1.1. Il est assez naturel, pour notre propos, de partir de la loi Bouchardeau du 12 juillet 1983 sur la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement et de son décret d’application du 23 avril 1985. Tout en notant néanmoins que ce dispositif n’est pas intervenu sur un espace vierge : la réglementation de l’expropriation publique existait dans la forme que lui avait donné l’ordonnance du 23 octobre 1958 ; la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et son décret d’application du 12 octobre 1977 avaient donné consistance à l’étude d’impact ; on pointera aussi, bien sûr, la loi d’orientation des transports intérieurs, en particulier son article 14 et l’application qui en sera faite par le décret du 17 juillet 1984.

La loi du 12 juillet 1983 a incontestablement démocratisé l’enquête publique qui se résumait bien souvent, jusque-là, à un dialogue entre l’administration et les propriétaires expropriés. Mais Mme Bouchardeau, elle-même, dix ans plus tard, était amenée à modérer l’appréciation que l’on pouvait porter sur la procédure en relevant trois insuffisances majeures : les résistances des partenaires, la tardiveté de l’enquête, l’ambiguïté du commissaire-enquêteur. Témoignant du caractère contradictoire du processus, ce constat sans complaisance a permis des innovations sur lesquelles on reviendra.

Car en formalisant davantage la procédure de l’enquête publique, la nouvelle réglementation avait un effet pervers : celui de multiplier les règles et, par là, le nombre de possibilités d’antagonismes, de litiges et d’occasions de contentieux. Contrairement aussi à l’intention du législateur, l’exigence d’une information complète « technicisant » le débat en rendait l’accès plus difficile au grand public, voire impossible pour les plus importantes opérations d’aménagement. C’est pourquoi, parallèlement, s’est développée une réglementation tendant à pallier cet inconvénient par la concertation. Certes, rien n’interdisait, en général, jusque-là, aux aménageurs de réaliser des concertations informelles, et elle reste largement distincte des obligations réglementaires, ainsi que le souligne d’ailleurs la « Charte de la concertation » établie par le ministère de l’environnement. Mais cette possibilité est devenue obligation au niveau communal concernant les opérations de modification de POS, les créations de ZAC et d’autres opérations importantes d’aménagement local « pendant toute la durée d’élaboration du projet », sur la base des articles L 300-1 et L 300-2 (ajoutés par la loi du 18 juillet 1985) et R 300-1 à R 300-3 du code de l’urbanisme.

1.2. On ne reviendra pas, au fond, sur ces dispositions bien connues. sinon pour souligner que le Conseil d’État a développé une jurisprudence abondante et souple pour donner un caractère limitatif à ces concertations aussi bien en ce qui concerne la nature des opérations (et non de simples actions) , que les formes de la concertation où, dans certains, cas on s’est contenté de bien peu, appliquant un principe de proportionnalité plutôt favorable à l’administration . Le faible encadrement de cette concertation crée incontestablement un malaise. L’article 4 de la loi d’orientation pour la ville du 13 juillet 1991 a, elle aussi, prévu une concertation préalable dont la mise en oeuvre n’apparaît pas plus aisée. On s’est interrogé sur la cohérence de cette réforme avec l’introduction, par la loi du 6 février 1992 sur l’administration territoriale du « référendum communal » qui aurait pu être une modalité possible de la concertation préalable de l’article L 300-2. Mais outre que le référendum est, par rapport à une véritable concertation, une procédure pauvre en démocratie, puisqu’il n’appelle qu’une réponse par oui ou par non, la méfiance qu’il suscite ne laisse pas espérer que l’on puisse ouvrir par là une voie féconde à la mise en oeuvre de la concertation de l’article L 300-2 .

La fuite en avant dans la concertation devant les difficultés de l’enquête publique révèle ainsi ses limites. Ce qui explique sans doute que, sans renoncer au débat public le plus en amont possible de la procédure des décisions d’aménagement, on ait cherché à concentrer le souci de concertation sur les plus grandes opérations avec peut être, pour certains, l’espoir que l’on pourrait mieux aborder ensuite, au bénéfice de l’expérience, la concertation sur les opérations de moins grande envergure. Cette partition entre grandes et petites opérations est d’ailleurs présente dès la loi du 12 juillet 1983, dont le décret d’application du 23 avril 1985 ajoutera notamment, au code de l’expropriation, une sous-section (articles R 11-14-1 – R 11-14-15) prévoyant une procédure spécifique pour les opérations relevant des catégories qu’il retenait selon des seuils et des critères techniques, à l’instar des grands projets à l’article 14 de la LOTI ou encore de dispositions législatives ou réglementaires relatives à la gestion des déchets radioactifs (loi du 30 décembre 1991) et aux installations nucléaires (loi du 11 décembre 1963).

1.3. Mais le processus s’accélère avec l’article 2 de la loi du 2 février 1995, dite loi Barnier, qui « sans préjudice de la loi … du 12 juillet 1983 … et de l’article L 300-2 du code de l’urbanisme » prévoit l’organisation d’un débat public animé par une « Commission nationale du débat public ». Il s’agissait là de l’aboutissement d’une longue maturation marquée dans la dernière période par le rapport du préfet Carrère sur la politique des transports, suivi de la circulaire Bianco du 15 décembre 1992 relative à la conduite des grands projets nationaux d’infrastructures (en réalité concernant surtout les lignes ferroviaires à grande vitesse et les sections importantes d’autoroutes), et de la circulaire Billardon du 13 janvier 1993 relative aux procédures d’instruction des projets d’ouvrages électriques d’EDF.

La Commission nationale du débat public aurait été inspirée d’un exemple québécois ce qui explique peut être qu’elle ait été regardée dès l’origine comme une création atypique de notre droit et qu’elle ait été âprement discutée au Parlement, le ministre de l’environnement d’alors la présentant comme une véritable « révolution ». On n’entreprendra pas d’en faire ici un bilan, certainement prématuré puisque le décret qui l’a définie ne date que du 10 mai 1996 et que la commission n’a été effectivement mise en place que le 199 . On rappellera seulement que lors de l’examen de l’article 2 de la loi Barnier par l’Assemblée générale du Conseil d’État le 19 mai 1994, celle-ci, sur proposition de la section des travaux publics, avait disjoint cet article 2 au motif que : « Tout en reconnaissant l’utilité de cette réforme et sans faire d’objection à l’organisation envisagée, le Conseil d’État a estimé préférable de faire l’expérience, dans un premier temps, sur les projets émanant de l’État et de ses établissements publics. Dans cette hypothèse, où il ne serait pas question pour l’État d’organiser le débat public sur les projets des collectivités locales, l’institution de la commission en cause ne relève pas de la loi ». C’est peu dire que cette création ne soulevait pas l’enthousiasme.

Mais l’administration n’était pas en reste car le projet de décret qu’elle a soumis ensuite à l’examen de la section des travaux publics était des plus restrictifs puisque, par exemple, dès son article premier, il énumérait très limitativement les grands projets qui pouvaient être soumis à la Commission nationale du débat public. Cette fois, la section des travaux publics a rétabli un champ de compétence de la commission plus conforme à la loi en l’étendant à « l’ensemble des opérations présentant un fort enjeu socio-économique ou ayant un impact significatif sur l’environnement », les principales opérations, données à titre d’exemples étant renvoyées en annexe. Il sera donc tout à fait intéressant d’évaluer les premières interventions de la Commission.

Mais d’ores et déjà on peut, me semble-t-il, tirer de cette rétrospective deux conclusions :

Premièrement, il ne semble pas que l’équilibre soit encore trouvé entre, d’une part la concertation qui doit, pour permettre la plus large intervention, rester largement informelle mais qui se révèle à l’usage assez évanescente et, d’autre part, l’enquête publique dont la rigueur est nécessaire pour fonder en droit une juste décision.

Deuxièmement, il risque de s’établir un écart grandissant entre, d’une part les opérations d’aménagement d’envergure qui vont voir se superposer concertation, débat public et enquête publique et, d’autre part les opération de moindre importance seulement soumises à une simple enquête publique .

Troisièmement, le débridé de la concertation n’est pas une fin en soi, pas plus que le formalisme de l’enquête publique. Mais on peu penser que l’efficacité et la démocratie devraient trouver leur compte si chacune de ces phases répond vraiment à sa vocation spécifique. Ce qui invite, maintenant, à s’interroger sur l’enquête publique comme instrument de l’efficacité sociale.

2. Réglementation et efficacité sociale

C’est aussi l’occasion de s’interroger sur la pratique administrative, les problèmes d’interprétation des textes rencontrés et les solutions qu’ont tenté de leur apporter l’administration et le Conseil d’État à la fois dans sa fonction de conseil, principalement par sa section des travaux publics, et dans sa fonction de juge.

On ne reviendra pas, sinon pour mémoire, sur la procédure de l’enquête publique elle même, telle que définie par la loi du 12 juillet 1983, procédure maintenant stabilisée et éprouvée sur la base de quelque 10 000 enquêtes par an : désignation du commissaire-enquêteur et de la commission d’enquête par le président du tribunal administratif, ouverture de l’enquête par le préfet, publicité préalable et en début d’enquête, composition du dossier d’enquête, conduite de l’enquête et recueil des observations et contre-propositions du public pendant les durées prescrites, consultation des élus et de certains organismes, réponses du maître de l’ouvrage aux demandes qui lui ont été faites, mise en compatibilité éventuelle des POS des communes concernées, rapport et conclusions motivées du commissaire-enquêteur, à quoi il convient d’ajouter la procédure d’instruction mixte de concertation entre administrations au niveau local ou national. Tout cela est bien connu et on se bornera à constater combien cette procédure s’est raffinée et alourdie au cours du temps, certes dans un plus grand souci de rigueur et de démocratie, mais avec des effets pervers croissants. Ne pouvant en faire l’inventaire complet, je me limiterai à cinq questions qui marquent, me semble-t-il, les évolutions de la réglementation au cours des dernières années.

2.1. En premier lieu l’interférence des législations. C’est une remarque plus générale qui affecte l’ensemble de notre État de droit qui s’est complexifié à un point tel qu’il est parfois difficile d’identifier la règle à appliquer, que des règles de même niveau ou de niveaux différents peuvent apparaître contradictoires. Aux lois traitant d’un secteur particuliers se sont ajoutées des lois, que l’on pourrait dire « transversales », qui s’articulent parfois difficilement aux premières. Dans le domaine qui nous intéresse ce sont notamment les lois sur l’eau du 3 janvier 1992, sur le bruit du 31 décembre 1992, sur l’air du 30 décembre 1996, à quoi il faudrait ajouter la réglementation sur les installations classées, celle sur la prévention des risques majeurs, ou encore, au niveau communautaire, la prévention des risques majeurs impulsée par les directives Seveso I et II.

La jurisprudence a dégagé un principe d’indépendance des législations, ce qui a pour conséquence qu’une opération qui a fait l’objet d’une DUP, doit recueillir bien d’autres autorisations avant de passer au stade de l’exécution et peut se heurter à des interdictions annihilant les procédures antérieurement menées . Il semble que l’on ait surmonté -au moins partiellement- cette difficulté en considérant que dans le bilan qu’il fait de l’opération le gouvernement doit vérifier que celle-ci ne se heurtera pas ultérieurement à d’autres réglementations . Vérification toujours incertaine et que l’on a tenté de consolider en 1995 par un nouvel article L 23-2 du code de l’expropriation prévoyant que la DUP peut être assortie de prescriptions particulières destinées à réduire ou à compenser les conséquences dommageables des aménagements pour l’environnement ou le patrimoine culturel.

2.2. Deuxième question : la dialectique de l’intérêt général et des intérêts particuliers. Question politique majeure, elle est, bien évidemment aussi, au coeur du processus d’appréciation de l’utilité publique. Elle a été appréhendée clairement au contentieux en 1971 par le Président Guy Braibant qui déclarait : « La tentation est grande de sacrifier la tranquillité des habitants d’une banlieue à un aérodrome, la forêt de Fontainebleau à une autoroute ou les pavillons de Baltard à une station de métro. Il importe que, dans chaque cas, le pour et le contre soit pesé avec soin, et que l’utilité publique de l’opération ne masque pas son éventuelle nocivité publique » ; c’est, on l’aura reconnue, la théorie du bilan. C’était aussi l’âge d’or de la « Rationalisation des choix budgétaires » (RCB), de la multiplication des analyses de systèmes et des calculs coûts-avantages dans l’administration économique. Aujourd’hui la plupart des questions de ce type siègent dans l’élaboration de l’étude d’impact prévue par la loi du 10 juillet 1976, explicitée par le décret du 12 octobre 1977 et substantiellement modifiée par le décret du 25 février 1995. Il semble qu’on assiste dans la dernière période à l’exacerbation de deux tendances contradictoires. D’une part, une surdétermination croissante des opérations locales d’aménagement par la multiplication des schémas et la notion de « programme » introduite en 1993 à l’article 2 du décret de 1977. D’autre part, une différenciation des projets par une plus grande variété des modes de financement recherchant la meilleure rentabilité des opérations et, corrélativement, la multiplication de mesures de compensation, ce qui ne garantit pas, qu’au bout du compte, on retrouve l’intérêt général.

Les réponses juridiques, pour le moment, ont été essentiellement pragmatiques et se sont efforcées, dans la mesure du possible, de tenir compte du principe de proportionnalité . Ainsi la section des travaux publics du Conseil d’État a-t-elle, à plusieurs reprises, réitéré son souhait de ne pas être saisie de projets d’autoroutes tronçonnés ; elle a donné un avis défavorable à une demande de l’administration envisageant de lancer un appel d’offres en vue de la construction d’une section d’autoroute portant sur deux variantes, la DUP devant porter sur un le seul projet retenu par l’administration ; elle a récusé la notion d’enquête « complémentaire » ; elle a relevé l’absence fréquente des études intermodales recommandées par la LOTI. La notion de « programme » a été admise dans des acceptions variables, large pour le dernier tronçon de l’autoroute A 75 ou la rocade de Rennes, restrictive pour la construction des gares nécessaires à la desserte du Grand Stade de Saint-Denis. La section a encore précisé, dans le cas de l’autoroute A 66 Toulouse-Pamiers, que les aires de service et de repos devaient faire l’objet d’une enquête publique spécifique si elles n’étaient pas précisées dans l’enquête relative à l’autoroute proprement dite. Elle a souligné, s’agissant du projet de TGV Est-européen, que le plan de financement n’était pas suffisamment assuré et que l’interconnexion avec les lignes ferroviaires à grande vitesse en Allemagne était insuffisamment étudiée. En 1997, en réponse à une demande d’avis sur la possibilité de la mise à péage du viaduc de Millau, elle a estimé indispensable une nouvelle enquête publique mais limitée aux conséquences de la mise en concession de l’ouvrage.

2.3. La troisième question est intimement liée à la précédente : il s’agit des études économiques et financières qui doivent accompagner l’étude d’impact pour les opérations les plus importantes. C’est notamment le cas pour les grands projets d’infrastructures sur la base des dispositions de l’article 14 de la LOTI qui fonde les choix sur « l’efficacité économique et sociale de l’opération » et de son décret d’application du 17 juillet 1984 qui précise en son article 4 le contenu et le bilan des projets. On peut légitimement s’interroger sur le rôle joué effectivement par ces études dans la préparation des décisions. Non qu’il faille renoncer à une rationalisation toujours plus poussée de ces dernières, mais il faut bien reconnaître que ces études ont un caractère si souvent ésotérique qu’elles apparaissent à la plupart des participants à l’enquête publique comme des « boites noires » où nicheraient les raisons les plus décisives mais dont la compréhension serait interdite au plus grand nombre. D’où, l’exigence du « résumé non technique » dont on n’a peut-être pas suffisamment médité le caractère paradoxal. Si encore les fondements théoriques étaient solidement assurés, on pourrait une bonne fois pour toutes faire confiance au technicien, mais rien ne permet aujourd’hui de justifier le caractère péremptoire de certaines prévisions de trafic ; les critères de rentabilité ne dépassent pas le champ des avantages monétarisables (bien que l’on ait parfois poussé l’audace jusqu’à chiffrer le chagrin de la veuve) ; dans un monde où les « utilités » foisonnent , les externalités sont de plus en plus difficiles à prendre en compte, les analyses multicritères n’ont guère fait de progrès depuis vingt ans et gardent un caractère des plus frustes. Ce n’est pas là une critique du calcul économique, mais au contraire le constat et le regret que nous ne disposons pas aujourd’hui des instruments théoriques et conceptuels qui se situeraient au niveau de complexité des problèmes à résoudre en matière d’aménagement.

Cette réalité est apparue particulièrement préjudiciable dans un certain nombre d’opérations d’aménagement et elle rend malaisée la fonction d’avis et de contrôle du Conseil d’État. C’est souvent le cas des opérations qui se situent en milieu urbain dense où se combinent grands équipements, voies ferrées et routières. La carence d’études scientifiques incontestables bride la réflexion sur des projets extrêmement coûteux pour les finances publiques, tel que celui consistant à engager d’énormes travaux de dérivation des rivières de la partie Est de l’île de la Réunion vers le littoral ouest. En 1994, la section des travaux publics du Conseil d’État a donné un avis favorable au projet de décret autorisant ces travaux reconnus ainsi d’utilité publique, mais elle l’a fait surtout, faute d’analyses économiques plus approfondies, en se fondant sur les assurances que lui a données l’administration que l’irrigation envisagée bénéficierait à la culture de la canne à sucre et permettrait une diversification des productions agricoles, que le projet était viable compte tenu des marchés locaux et mondiaux, des structures foncières et du niveau de formation des populations intéressées.

2.4. Quatrième question : l’archaïsme de certaines réglementations que l’administration ne se résout pas, semble-t-il, à vouloir supprimer ou modifier. L’occasion s’était déjà présentée, en 1992, de relever que la procédure de déclaration d’intérêt général avant enquête publique était, de fait, tombée en quasi-désuétude. Mais une question de même type a rebondi au cours des deux dernières années à propos de la législation sur les travaux mixtes, la loi du 29 novembre 1952 et son décret d’application du 4 août 1955. Cette procédure avait été conçue à l’origine pour prendre en compte les intérêts de la défense nationale lors de la construction de grands équipements publics. Elle s’est transformée, à partir de 1977, et sans que les textes réglementaires aient été modifiés, en une procédure de concertation permettant aux diverses administrations intéressées de faire leurs remarques aux administrations maîtres d’ouvrage sur les travaux envisagés, voire de les contester après enquête publique pour des raisons n’ayant rien à voir avec la défense nationale.

En 1997, la section des travaux publics, faisant application d’une décision contentieuse , a donné un avis défavorable à un projet de décret déclarant d’utilité publique la construction d’une gare nouvelle de la ligne TGV-Méditerranée sur les territoires des communes d’Aix-en-Provence et de Cabriès au motif que, le ministre de l’environnement ayant donné un avis défavorable au projet au cours de la conférence d’instruction mixte au niveau central, il convenait de le soumettre à la commission des travaux mixtes conformément aux dispositions de l’article 9 du décret de 1955. En 1998, elle a, à plusieurs reprises, eu à se prononcer sur la régularité de l’instruction mixte pour fixer, en novembre, sa jurisprudence sur proposition du Président Le Vert. Le décret du 4 août 1955 a prévu (1° du A de l’article 4) que seraient soumis à la procédure d’instruction mixte au niveau central le tracé d’ensemble et les caractéristiques générales des itinéraires routiers qui seraient définis par arrêtés ministériels ; mais ces arrêtés ne sont jamais intervenus. Or, il apparaît que l’administration soumet en pratique divers travaux routiers à la procédure d’instruction mixte à l’échelon central, notamment ceux faisant l’objet d’une DUP en Conseil d’État. Bien qu’une telle procédure ne soit donc pas obligatoire, il importe cependant de souligner que la jurisprudence exige, lorsque l’administration décide d’y avoir recours, qu’elle la respecte strictement. Il importerait, pour régulariser cette situation qui fragilise la DUP, soit que l’administration prenne les arrêtés attendus depuis près d’un demi-siècle, soit, ce qui serait sûrement préférable, qu’elle modernise complètement cette procédure d’instruction mixte détournée de ses fins.

2.5. Enfin, cinquième et dernière question, l’articulation du droit interne et du droit communautaire pose des problèmes nouveaux dont l’importance ne peut que croître au cours des années à venir. On a souligné, au passage, que la réglementation européenne a pesé sur le développement de l’étude d’impact qui est devenue le document très élaboré que l’on connaît. Elle est omniprésente derrière la réglementation de prévention contre les atteintes à l’environnement. On doit encore au droit communautaire la vigilance exigée des réalisateurs de projet en ce qui concerne, non seulement les nuisances attachées au projet lui même, mais aussi aux chantiers auxquels il donne lieu et à la durée de ces nuisances.

Les communautés européennes ont développés plusieurs programmes d’action successifs en 1973, 1977 et 1983 dans le but de répondre aux objectifs de l’article 130 R du traité de Rome fondant la politique communautaire en matière d’environnement sur les principes de précaution et d’action préventive , dur le principe de correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du « pollueur-payeur ». Plusieurs directives du Conseil ont successivement précisé les obligations des États membres en matière d’évaluation environnementale et les mesures de nature à rapprocher les législations nationales et permettre aux États d’agir conjointement. Plusieurs dispositions du décret du 25 février trouvent leur origine dans ces textes (résumé non technique, mesure des effets directs et indirects) .

Le traité d’Amsterdam a complété l’article 130 R par l’alinéa suivant : « Sans ce contexte, les mesures d’harmonisation répondant aux exigences en matière de protection de l’environnement comportent, dans les cas appropriés, une clause de sauvegarde autorisant les États membre à prendre, pour des motifs environnementaux non économiques, des mesures provisoires soumises à une procédure communautaire de contrôle. »

Au terme de ce survol des évolutions de la réglementation des opérations d’aménagement on peut constater à quel point la recherche d’une plus grande efficacité sociale est la condition d’un véritable débat démocratique, mais , avec la même acuité que seul le débat démocratique peut donner sa signification à une élaboration technique vraiment rationnelle. Il en est ainsi non seulement parce que la science économique n’a pas fait les progrès qui lui permettraient d’imposer ses solutions avec une pleine autorité, mais surtout parce qu’il est de la nature même des choix de société de se fonder d’abord sur l’opinion éclairée des citoyens.

Les réglementations trouvent là leur sens mais aussi leurs limites. Elles ne peuvent répondre à toutes les questions de société qui se posent et s’il faut récuser au nom d’un libéralisme généralisé la démagogie du dénigrement systématique de la règle de droit, on doit être tout aussi attentif aux débordements auxquels son élaboration peut donner lieu. Des voix s’élèvent régulièrement pour dénoncer la « prolifération des enquêtes publiques et (la) régression de l’état de droit » . On ne peut y répondre qu’en appliquant les principes de démocratie et d’efficacité sociale à la réglementation elle-même.

On peut penser que c’est dans cet esprit que le Premier ministre a, par lettre du 17 novembre dernier, demandé au Vice-Président du Conseil d’État d’entreprendre une « étude sur l’amélioration des modalités d’appréciation de l’utilité publique des grands aménagements et des grands équipements ». L’événement n’est pas fortuit, la lettre du Premier ministre relève l’inflation du contentieux dans ce domaine, l’exigence de transparence, les conflits d’intérêts, , les insuffisances actuelles de l’évaluation, l’articulation défectueuse des procédures. Il rappelle qu’il a pris l’engagement d’une « révision des procédures d’appréciation de l’utilité publique » dans sa déclaration de politique générale prononcée devant l’Assemblée nationale le 19 juin 1997. Il souhaite que le dispositif qui lui sera proposé soit à la fois « démocratique et simple ». C’est Mme la Présidente Questiaux qui a été chargée de cette étude qui devrait être remise au Premier ministre à la fin de ce mois.

2 commentaires sur “Évolution de la réglementation des opérations d’aménagement – Annales des P et C, n° 92 décembre 1999

  1. Merci, monsieur, pour votre point de vue qui nous éclaire dans la jungle procéduraile du code de l’urbanisme.
    je suis actuellement sur le problème épineux (car trop peu défini dans le réglement) de :
    la révision du PLU comme outil d’urbanisme opérationnel, alternatif à la ZAC ….
    ma question : jusqu’à quel point les articles du règlement doivent-ils être renseigné pour constituer la règle de l’opération d’aménagemnt (ORU) : je suis en présence de phrases, dans les articles 6 et 7 (implantation par rapport aux voies et par rapport aux limites séparatives) : « l’implantation des constructions doit respecter les dispositions du plan de détail ( extrait plan de zonage n°..)  » alors quil n’est noté aucun recul en chiffre et que seul apparaît un polygone de constructibilité nommé « ilôt A, B .. » dont les caractéristiques dimensionnelles ne sont pas indiquées ( le projet urbain découpe des « ilôts » ( hors ZAC) sur une grande entité foncière, ce ne sont pas des parcelles)
    merci de votre avis

    J’aime

  2. Merci pour votre appréciation. Je ne suis malheureusement pas en situation de vous être très utile car, comme vous avez pu le constater cet article a été écrit dans le cadre d’un colloque du Conseil général des Ponts et Chaussées il y a près de 10 ans. Depuis, je n’ai pas travaillé sur ces questions réputées pour être délicates comme l’exemple que vous évoquez le montre. Je ne peux donc pas m’aventuerer à répondre avec pcécisions sur l’atat du droit actuel qui a du bien évoluer.

    Bien cordialement,

    Anicet Le Pors

    J’aime

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