Simon FORMERY
Plusieurs articles, dont l’un est paru il y a peu dans cette revue, ont déjà signalé l’abrogation, par un décret du 8 juin 2006, et à compter du 1er juillet 2007, des dernières dispositions en vigueur du décret du 28 novembre 1983. Ce décret, qui fixait nombre de règles utiles aux citoyens dans la procédure administrative, est souvent associé à votre nom. Il avait, en effet, été préparé sous votre autorité lorsque vous étiez ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives de 1981 à 1984.
Si, comme on va le voir, il a connu une histoire originale, on lit souvent que ce décret résulte en fait d’un projet plus ambitieux, et que vous aviez initialement envisagé la rédaction d’une loi regroupant l’ensemble des règles applicables aux citoyens en matière de procédure administrative non contentieuse .
Anicet LE PORS
Effectivement. Alors que la période 1981-1982 avait été consacrée essentiellement aux fonctionnaires et à la refonte du statut général, la nécessité est rapidement apparue de donner de l’ampleur à l’action de réforme en faveur des usagers, afin de la porter à un niveau comparable à celui de la réforme statutaire réalisée en faveur des fonctionnaires. Cette démarche sera symboliquement présentée sous la forme de l’élaboration annoncée d’une « Charte des relations entre l’administration et les usagers ».
La formule avait été choisie par le Président de la République lui-même lors de son allocution prononcée à l’occasion de la cérémonie des vœux devant les Corps constitués le 4 janvier 1983, comme le précise d’ailleurs le rapport de présentation du décret, publié au Journal officiel.
Au delà du débat sémantique sur le caractère discutable des deux termes de « Charte » (qui fait référence à des droits souverainement octroyés) et d’ « usagers » (qui ne vise les citoyens que comme consommateurs de services administratifs), le contenu de cette future charte était initialement défini de manière à reprendre l’ensemble des règles de nature législative concernant les relations avec les citoyens. Il s’agissait ainsi de réunir en un ensemble unifié les lois de la décennie 1970, à savoir la loi de 1973 instituant un Médiateur de la République, la loi de janvier 1978 dite « informatique et libertés », la loi de juillet 1978 relative à l’accès aux documents administratifs, la loi de 1979 sur la motivation des actes administratifs, ainsi que la loi de 1979 sur les archives. L’ensemble de ces lois existantes, pour lesquelles un travail de codification pouvait être envisagé, aurait été complété par une série de dispositions législatives relatives à la procédure administrative non contentieuse, mais également à l’indemnisation des victimes de dommages impliquant la responsabilité publique, ou à l’invocabilité de la doctrine administrative.
Cependant, dès le mois de février 1983, le Président de la République décida que la réforme administrative devrait être limitée à l’élaboration d’un décret, car une telle réforme, à ses yeux, consistait moins à faire des lois qu’à développer des pratiques concrètes de nature à changer les habitudes et les mentalités.
Dès lors, le champ du projet de décret n’a cessé de s’amenuiser au fil des versions successives. Il a en outre revêtu un caractère un peu hybride, du fait du caractère législatif des mesures envisagées, mais qui ne pouvaient être adoptées que par la voie du décret.
Simon FORMERY
En dépit des critiques, sur lesquelles nous allons revenir, ce décret présentait un réel intérêt, et contenait de nombreuses dispositions utiles. Ainsi, la plupart d’entre elles ont été reprises, parfois développées, dans la loi, le décret, voire dans la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Anicet LE PORS
Rappelons que le décret de 1983 était constitué de trois séries de dispositions, non liées entre elles :
1. Le premier chapitre (les articles 1er à 3) portait d’abord sur l’invocabilité des circulaires, instructions ou directives de l’administration : les citoyens devaient pouvoir en invoquer le bénéfice. Il traitait ensuite des conséquences que l’administration devait tirer de l’illégalité des actes réglementaires qu’elle avait pris, tant pour ces actes eux-mêmes que pour les décisions non réglementaires prises sur leur fondement.
2. Le deuxième chapitre du décret (articles 4 à 9) traitait de la procédure administrative non contentieuse :
– un accusé de réception est délivré à l’usager qui présente une demande à l’administration, qui précise le responsable de l’instruction du dossier et les droits du demandeur ;
– la possibilité donnée à l’administré de présenter des observations en cas de décision défavorable de l’administration ;
– transmission aux services compétents des demandes mal orientées ;
– mention des voies et délais de recours.
3. Un troisième chapitre (articles 10 à 15) était consacré à la rationalisation des règles de fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et de ses établissements publics administratifs : quorum, procès-verbaux, régularité des décisions, information des membres.
Simon FORMERY
Ces différentes mesures venaient opportunément et utilement compléter, tel un nouvel « étage de la fusée », les grandes lois des années 1970, que vous citiez tout à l’heure, relatives aux relations administration-citoyens.
Anicet LE PORS
Oui, mais elles n’ont eu ni la portée, ni l’efficacité escomptées.
Ainsi, l’article 1er, qui donnait la possibilité au citoyen d’invoquer la doctrine administrative exprimée par les circulaires ou les instructions (sous réserve qu’elles soient conformes aux lois et aux règlements), était en réalité la disposition la plus novatrice et par là la plus importante du décret du 28 novembre 1983.
Bien avant d’être formellement abrogé par le décret du 8 juin 2006, la portée de cet article 1er avait été purement et simplement ignorée par le Conseil d’État au profit d’une interprétation jurisprudentielle neutralisante. En effet, le Conseil d’Etat n’a pas modifié sa jurisprudence issue de l’arrêt Notre-Dame du Kreisker : l’invocabilité d’une circulaire reste strictement liée à son caractère réglementaire, alors que le décret de 1983 avait pour objet de l’étendre à l’ensemble des circulaires, y compris celles que la jurisprudence qualifiait de « purement interprétatives ». Ainsi, contrairement à ce que visait le décret, l’usager est resté privé de la possibilité de se prévaloir d’une interprétation par l’administration de ses propres textes qui pouvait lui être favorable, même si l’administration changeait ensuite d’interprétation. Le Conseil d’État a estimé que sa jurisprudence devait être maintenue en dépit des dispositions réglementaires du décret dont la légalité lui apparaissait suspecte au regard de la hiérarchie des normes. Or, la séparation entre circulaire réglementaire et circulaire interprétative est souvent bien incertaine, alors que la circulaire est appliquée sans sourciller à l’administré qui ne peut s’en prévaloir. Voici un exemple de disposition du décret réduite à néant par la jurisprudence.
Simon FORMERY
C’est sans doute la raison qui explique que cet article 1er ait été abrogé en 2006, alors que, contrairement au chapitre sur les organismes consultatifs, il n’était pas remplacé par de nouvelles dispositions ayant le même objet.
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Effectivement, en ce qui concerne les circulaires, la jurisprudence a du mal à sortir du dilemme issu de l’arrêt de 1954, Institution Notre Dame du Kreisker : ou la circulaire est interprétative, et elle n’est pas susceptible de recours, dès lors qu’elle n’est réputée imposer aux administrés aucune obligation qui n’ait déjà été prévue par la loi ; ou bien la circulaire a un caractère réglementaire, chaque fois qu’elle institue des règles nouvelles, auquel cas elle peut être dans certaines conditions contestée devant le juge, mais le plus souvent, la circulaire sera jugée illégale, si elle ne se borne pas à réglementer l’organisation et le fonctionnement des services (CE, 1936, Jamart).
L’article 1er du décret du 28 novembre 1983 avait bien pour objet d’améliorer ce dispositif juridique peu favorable aux citoyens. Il semblait vouloir étendre aux autres domaines la règle de l’article L. 80 A du Livre des procédures fiscales, qui autorise dans certaines conditions les contribuables à se prévaloir de la « doctrine fiscale ». En réalité, c’est le niveau réglementaire de la règle contenue dans le décret de 1983 et l’exception tirée de la conformité aux lois et règlements qui ont compromis la portée que ses auteurs voulaient donner à l’article.
Il faut tout de même noter que la jurisprudence a évolué récemment, en 2002, avec l’arrêt Duvignères : désormais la recevabilité du recours pour excès de pouvoir est élargie aux dispositions impératives à caractère général d’une circulaire : le juge vérifie que l’interprétation prescrite par ces dispositions est conforme au sens et à la portée des dispositions législatives et réglementaires. L’évolution s’étend également aux cas où il est excipé de l’illégalité de dispositions impératives de la circulaire appliquée à une décision individuelle (CE, 3 novembre 2006, Pujol). Cette évolution ne résout que partiellement la difficulté que n’avait pas pu régler le décret de 1983 : le requérant auquel une circulaire a vocation à s’appliquer ne peut, à l’occasion d’un litige relatif à une décision individuelle défavorable prise à son égard, en revendiquer les dispositions à son profit.
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Y a-t-il d’autres dispositions du décret qui sont restées inappliquées ?
Anicet LE PORS
L’article 3, dont l’importance est incontestable, prévoyait que l’autorité compétente était tenue de faire droit à toute demande tendant à l’abrogation d’un acte illégal. Or, selon une jurisprudence constante, un requérant ne pouvait contester la légalité d’un règlement par la voie de son abrogation, mais seulement par celle de l’exception d’illégalité de ce règlement. Plutôt que d’appliquer l’article 3, le Conseil d’État a préféré en absorber le contenu , en consacrant la règle sous la forme d’un principe jurisprudentiel , formulé exactement dans les termes mêmes que ceux du décret, privant par là l’article 3 de toute utilité pratique.
Simon FORMERY
On ne peut en dire autant des articles 4 à 8 du décret du 28 novembre 1983, qui sont au cœur de la procédure administrative non contentieuse. En effet, s’ils ont été abrogés par l’article 5 du décret n° 2001-492 du 6 juin 2001, ce n’est pas parce qu’ils étaient inutiles, mais bien parce que la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations (dite « loi DCRA ») en avait repris le contenu, élevant ainsi significativement ces règles au niveau de la loi.
Il s’agit notamment des règles concernant l’accusé de réception des demandes et son contenu, le traitement des demandes incomplètes, de l’obligation de transmission des demandes mal dirigées et de la procédure contradictoire organisée lorsque l’administration prend une décision défavorable.
Hommage supplémentaire au décret qu’elle remplace, la loi de 2000 étend sensiblement le champ d’application de ces règles à l’ensemble des services publics administratifs, y compris aux collectivités territoriales et aux organismes de sécurité sociale (ce que le décret ne pouvait faire, du fait des règles des articles 34 et 72 de la Constitution relatives à la libre administration des collectivités territoriales).
Anicet LE PORS
Il est vrai que la loi de 2000 reprend largement les dispositions du décret, en les complétant et en les améliorant sur plusieurs points .
Si la substitution du mot « citoyen » à celui d’ « usager » est en soi pertinente, je ne partage pas l’avis de certains commentateurs de la loi sur le concept de « citoyenneté administrative », qui est très discutable, sinon par facilité de vocabulaire, la citoyenneté politique étant indivisible, comme j’ai essayé de le démontrer ailleurs .
Les recours gracieux et hiérarchiques sont désormais assimilés à des demandes et doivent donc être soumis aux mêmes règles de procédure concernant, notamment, l’accusé de réception et la réorientation. Les processus de décision sont accélérés : la règle traditionnelle selon laquelle le silence gardé par l’administration pendant quatre mois sur une demande vaut décision implicite de rejet est ramenée à deux mois, tandis que des décrets en Conseil d’État doivent dresser une liste des cas dans lesquels le silence gardé par l’administration est assimilé à une décision implicite d’acceptation. La cohérence entre les lois précitées relatives à la transparence administrative est renforcée, la compétence de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) est élargie (elle le sera d’ailleurs à nouveau en 2005), la notion de document administratif est explicitée, la codification législative fait l’objet d’une définition.
Pour appréciables qu’elles soient, ces améliorations apparaissent néanmoins modestes au regard des dispositions du décret de 1983. L’intérêt de la loi a surtout été d’en étendre le champ d’application et surtout d’élever ces règles dans la hiérarchie des normes, ce qui valide rétrospectivement la démarche initiale, qui consistait à se situer d’emblée au niveau de la loi plutôt que de courir le risque du mépris et de l’illégalité.
On regrettera par ailleurs, avec le Professeur Combeau , que la loi du 12 avril 2000 ne se soit pas aventurée sur le terrain des articles 1er à 3 du décret évoqués plus haut.
Simon FORMERY
Le troisième acte a consisté à abroger les articles 10 à 15 du décret du 28 novembre 1983, relatifs au fonctionnement des organismes consultatifs placés auprès des autorités de l’État et des établissements publics de l’État. C’est ce qu’a fait il y a quelques mois le décret n° 2006-672 du 8 juin 2006, qui reprend à son compte un certain nombre de ces règles et en modifie d’autre.
Mais ce décret de juin 2006 abroge également ce qui restait du décret du décret, c’est-à-dire les articles 1er à 3. Ces modifications étaient-elles nécessaires ?
Anicet LE PORS
Les articles 10 à 15 du décret de 1983 (qui demeurent en vigueur, à titre transitoire sans doute…, jusqu’au 30 juin 2007) sont applicables aux organismes collégiaux dont l’avis est requis préalablement aux décisions prises, à l’égard des usagers et des tiers, par les autorités administratives de l’État et les organes des établissements publics administratifs de l’État. Ils avaient institué des règles utiles, le dénominateur commun des règles de procédure, applicables en l’absence de dispositions spéciales. Il s’agit notamment des modalités de convocation et d’envoi des documents nécessaires, la définition du quorum, l’interdiction de la participation des membres intéressés à l’affaire, les conditions pour passer outre en cas d’absence d’avis.
Le décret du 8 juin 2006 n’apporte pas de bouleversements considérables par rapport aux dispositions correspondantes contenues dans le décret de 1983 auxquelles il se substituera. Il ajoute tout de même le principe selon lequel une commission est créée par décret pour une durée maximale de cinq années, éventuellement renouvelable. Les conditions de suppléance sont précisées de même que celles qui concernent l’audition de personnes extérieures et le recours aux moyens d’audition téléphonique ou télévisuel.
Sur la question de l’abrogation, par le décret de 2006, de l’article 1er du décret du 28 novembre 1983 sur l’invocabilité des circulaires, une telle abrogation, d’ailleurs sans motif avoué, ne clôt pas pour autant le débat. Je reprendrai volontiers l’expression du professeur Pascal Combeau, pour parler d’un « formidable retour en arrière », alors même que le Conseil d’État, dans son Rapport annuel pour 2006, appelle de ses voeux « un nouveau statut pour le droit souterrain » , et évoque même formellement l’article 1er du décret de 1983 (qui n’était pas encore abrogé à la date de publication du rapport) à l’appui de la nécessité de publier les circulaires pour une information complète du citoyen, parce que, « dans la pratique administrative, les circulaires revêtent une grande importance, à tel point que les services s’y réfèrent parfois plus qu’aux lois et aux décrets qu’elles entendent interpréter » .
Simon FORMERY
Si plus aucune disposition réglementaire ne traite de la valeur des circulaires administratives, peut être faut-il souhaiter, comme le fait P. Combeau, que le législateur s’en saisisse. Mais on sait que l’exercice est juridiquement difficile, entre la sécurité juridique de ceux que les circulaires ont vocation à régir et les règles strictes qui doivent continuer à régir le pouvoir normatif, fût-il un pouvoir secondaire d’application des lois et réglements…
Aujourd’hui que le décret de 1983 a disparu, comment voyez-vous l’évolution du droit en matière de procédure administrative ?
Anicet LE PORS
A la lumière de cette expérience, l’idée qui s’impose de façon décisive, devant les hésitations et les réticences de la jurisprudence, est la nécessité de légiférer de façon lisible et l’urgence de donner de l’ensemble des règles régissant les relations entre l’administration et les citoyens une représentation d’ensemble claire et cohérente, c’est-à-dire que soit enfin réalisé un véritable Code de l’administration.
La loi du 12 avril 2000 a souhaité, après d’autres textes, en donner une définition, dans son article 3 : « La codification législative rassemble et classe dans des codes thématiques l’ensemble des lois en vigueur à la date d’adoption de ces codes. Cette codification se fait à droit constant, sous réserve des modifications nécessaires pour améliorer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblés, assurer le respect de la hiérarchie des normes et harmoniser l’État de droit ».
Le rapport d’activité de l’année 2000 de la Commission supérieure de codification indique qu’une première version de la première partie de la partie législative du code, incluant la loi du 12 avril 2000, a été réalisée. Puis les travaux s’enlisent, jusqu’à la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 qui autorise le gouvernement à adopter par voie d’ordonnance la partie législative du code dans un délai de dix-huit mois. Sans plus d’effet : le chantier semble abandonné…
Le professeur Pascale Gonod explique ces atermoiements, entre autres causes, par des résistances spécifiques concernant ce code ; la question semble sérieuse. Il existe une conviction très ancienne, mais encore aujourd’hui très vivace, selon laquelle le droit administratif français étant un droit essentiellement jurisprudentiel il serait rebelle à toute codification. Plus, la codification constituerait une menace sur la place faite à la jurisprudence dans le droit administratif français. Ainsi, à travers l’opposition entre production textuelle et production jurisprudentielle du droit administratif, c’est « la question de l’étendue des pouvoirs du juge administratif qui est à l’œuvre » . Ces réserves sont en réalité contredites aussi bien par la codification réalisée dans des secteurs voisins (collectivités locales, justice administrative) que par les expériences étrangères en la matière.