Quel avenir pour le statut ? – Les Cahiers de la Fonction publique, n° 329 janvier-février 2013

30° anniversaire du Statut Général des Fonctionnaires (IV)

 

Dans une société en crise, la fonction publique et les fonctionnaires en subissent les effets : blocage des rémunérations, compression des effectifs, réduction de la dépense publique, affaiblissement de la motivation, atonie des syndicats. La notion d’intérêt général s’en trouve affectée au profit d’objectifs individuels. L’esprit de service public est affirmé avec moins de conviction entraînant de multiples constructions déontologiques.

Dans les conditions d’un libéralisme idéologique dominant dans cette crise, il est inévitable que soit contestée toute construction rationnelle, finalisée par des valeurs historiquement fondées, solidement ancrée dans un État de droit expérimenté, servie par des agents publics compétents, traditionnellement attachés au bien commun. Tel est le sort du statut général des fonctionnaires, enjeu politique de première importance au cours des dernières années.

Mais comme le soutenait Friedrich Hölderlin « Là ou est le danger, là est ce qui sauve ». La crise, fondamentalement crise de civilisation, invite à une réflexion générale sur la marche du monde. L’avenir du statut général des fonctionnaires en France en est inséparable. Pour autant, cette exception française que constitue le statut ne dispense pas d’en approfondir les principes et les moyens, fruits d’une évolution historique fondatrice du pacte républicain. Davantage que par le passé peut être, il convient de mieux situer la spécificité du travail des fonctionnaires dans l’ensemble du monde salarial et du mouvement social.

 

1.    Le XXIe  siècle, « âge d’or » du service public

Dans la crise, la mondialisation est souvent réduite à ses aspects financiers. Elle est en réalité un moment important de l’histoire de l’humanité, une extension de nombre de problèmes à l’ensemble de la sphère terrestre, une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain plus forte que jamais. Elle concerne en réalité  tous les aspects de l’activité humaine, des télécommunications  à la mise en place de juridictions internationales. Edgar Morin parle à ce sujet de « métamorphose ». Les écrivains Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant lancent un manifeste pour la satisfaction de besoins de « haute nécessité ». Déjà les travaux de Vatican II évoquaient la « destination universelle » de certains biens[1]. Au-delà des manifestations du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit, au sens qu’envisageait Emmanuel Kant dans Projet pour la paix perpétuelle : « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre existence ». C’est dans le contexte de cette mutation d’émergence de valeurs universelles qu’il convient de se placer pour envisager l’avenir des services publics.

La conscience émergente d’un intérêt général du genre humain pose nécessairement la question de la base matérielle, de la propriété publique, plus exactement de l’appropriation sociale nécessaire pour traduire la destination universelle des biens publics. On peut penser évidemment d’abord au traitement de l’eau dont il est évident aujourd’hui qu’il doit être mis au service de toutes les populations de la terre, où qu’elles se situent. Mais pourquoi ce qui est vrai et assez généralement admis pour ce qui concerne la ressource eau ne le serait pas pour bien d’autres ressources du sol et du sous-sol ? Est-il admissible, à notre époque, que les gisements de pétrole ou d’uranium, par exemple, soient appropriés par les seuls possesseurs de la surface du sol sur lesquels s’exerce une souveraineté que seul les mouvements contingents de l’histoire ont déterminée ? Le raisonnement vaut a fortiori pour nombre de services.  Il faut donc réfléchir et proposer des appropriations mondiales ou internationales correspondant à ces nécessités de notre temps

L’exigence d’une propriété publique étendue au niveau mondial va de pair avec celle qui doit conduire à définir des services publics à ce niveau. On n’imagine pas que le contrôle aérien, par exemple, puisse être abandonné aux règles du marché ; que les compagnies aériennes privées pourraient s’en remettre à la « main invisible » ou à la « concurrence libre et non faussée » pour déterminer les niveaux de vol ou les couloirs de circulation. De plus en plus de services publics seront nécessaires dans l’avenir et c’est dans le cadre de cette hypothèse que l’on doit placer la réflexions et les propositions ; des services publics industriels et commerciaux correspondant à la gestion des biens reconnus comme biens communs : l’eau , certaines productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques ; des services techniques : les télécommunications, certains transports, l’activité spatiale et météorologique, de nombreux domaines de la recherche scientifique, des services d’assistance médicale ; des services essentiellement administratifs organisant la coopération des pouvoirs publics nationaux et internationaux dans de multiples domaines : la sûreté sous de multiples aspects – la lutte contre les trafics de drogues, les agissements mafieux, les actions terroristes, la répression des crimes de droit commun – la recherche d’économies d’échelle, la suppression des doubles emplois, etc.

Ce sont toutes ces réflexions qui permettent de parler du XXIe  siècle comme « l’âge d’or » potentiel du service public au niveau mondial, ce qui ne constitue en rien une négation des niveaux national et continental, en l’espèce pour ce qui nous concerne, européen.

 

2.    Le statut, pièce maîtresse du pacte républicain

La seconde guerre mondiale avait été suivie d’une période d’une trentaine d’années de forte croissance et d’économie administrée – dans notre pays, la  planification « à la française » regardée comme une « ardente obligation » par le général de Gaulle ; le choix de l’ « impératif industriel » à la fin des années 1960 –. A suivi, à partir du milieu des années 1970 une nouvelle période de même durée dominée par l’économie libérale, la concurrence et la pratique managériale, faisant disparaître ce qu’on pourrait appeler l’ « administration rationalisante » – suppression du Commissariat général du Plan, de la DATAR, du Conseil national d’évaluation, etc . – Cette période a débouché sur la crise que l’on sait qui a rendu nécessaire une mobilisation des États, à la fois collectivement sous forme de sommets  des chefs d’État et dans chaque pays. Il est donc question du « retour de l’État », mais sous quelle forme et avec quel contenu ? Il y a là ne opportunité pour mettre la question des services publics au cœur du raisonnement. D’autant plus que la crise a montré le rôle bénéfique de ceux-ci, notamment, comme l’ont souligné nombre d’observateurs en tant qu’« amortisseur social » : en raison de la masse de pouvoir d’achat que représente le service public, concernant l’emploi du fait des garanties statutaires qui y ont cours, considérant les régimes de protection sociale et de retraite ; mais aussi d’un point de vue éthique, la fonction publique, notamment, étant un lieu d’intégrité face à l’immoralité affichée par certains acteurs financiers.

Cette situation invite prioritairement à réinvestir le champ des idées et des principes fondateurs du pacte républicain  et de la citoyenneté : une conception de l’intérêt général qui n’est pas en France la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui doit tendre à l’égalité sociale au-delà de l’égalité juridique, une exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité. Il convient dans ce cadre de rappeler et d’approfondir les principes qui régissent le service public (égalité, continuité, adaptabilité) et plus spécialement ceux de la fonction publique rappelés par ailleurs : égalité, indépendance, responsabilité[2].

Aucun texte n’est sacré, le statut général pas plis que les autres. Aussi attaché que nous puissions être à la construction mise en place il y a trente ans et qui a bien résisté, un texte qui n’évolue pas en fonction des besoins publics, des progrès technologiques, voire du contexte international, risque la sclérose puis la disparition. Dans le contexte actuel, historique et immédiat, il revient à l’administration et aux organisations syndicales de désigner les chantiers qui devraient être regardés comme prioritaires. On peut néanmoins en identifier quelques uns :

– une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences. À cet égard, la fonction publique peut se prêter à une rationalisation poussée, voire à une certaine modélisation. Une tentative avait été amorcée en ce sens au début des années 1980 – modèle CHEOPS .

– la mise en œuvre de la double carrière – sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont –. On peut difficilement admettre qu’une carrière complète de fonctionnaire, susceptible de s’étendre dans l’avenir sur 45 ou 50 ans le soit sur la base d’une activité unique, voire même d’un seul métier ou d’une même fonction. Cela entrainerait la nécessité d’une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe aujourd’hui.

– la réforme des conditions d’affectation, de détachement et, plus généralement, de mobilité. L’article 14 du titre 1er du statut a posé la mobilité comme « garantie fondamentale » des fonctionnaires.

– l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publique. Les nombreux rapports réalisés depuis une dizaine d’années sur le sujet n’ont pratiquement pas été suivis d’effet[3].- la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires. Les « gels statutaires » successifs sont contraires à une gestion efficace des personnels et des qualifications.

– la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; contrairement à l’esprit et souvent à la lettre, les contractuels des fonctions publiques représentent un cinquième du total des effectifs.

–  l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social, en particulier sur la base du rapport de Jacques Fournier consacré à cette question.

–  le développement de l’évaluation des politiques publiques ; la mise en place d’une véritable politique de rationalisation des choix budgétaires.

 

3.    Le statut, une forte référence sociale

L’idée souvent présente dans l’opinion publique lorsqu’est abordée la question des fonctionnaires et de leur statut est de savoir s’il s’agit d’une catégorie indûment privilégiée par rapport aux autres salariés du secteur privé régis par des contrats individuels ou collectifs réglementés cependant par le code du travail. Dès lors surgit une autre question : faut-il rapprocher les situations et, dans l’affirmative, en prenant comme référence sociale les fonctionnaires ou les salariés du privé ? Dans une situation de crise, plus encore qu’à tout autre moment, il convient de se prononcer sur ces questions qui ne peuvent être éludées par les fonctionnaires eux-mêmes et leurs organisations syndicales, pas plus que par la hiérarchie administrative et les responsables politiques.

« Le fonctionnaire est, vis-à-vis de l’administration, dans une situation statutaire et réglementaire » selon l’article 4 du titre 1er du statut général des fonctionnaires qui, au nombre de 4,3 millions sont régis par ce statut. Sont également placés sous statuts spécifiques environ un million de salariés d’entreprises et d’organismes publics. Ensemble, ces travailleurs placés sous statuts législatifs représentent 20 % de la population active du pays.  Il en est ainsi parce qu’ils sont chargés de missions de service public, inspirées par l’intérêt général défini sur le terrain politique. S’ensuivent des sujétions appelant, en contrepartie, des garanties statutaires. On notera d’ailleurs que ces garanties ont eu un effet protecteur pour l’ensemble des salariés, la différence des situations ne pouvant excéder certaines limites. Un « scénario gris » de confusion public-privé pourrait, à l’inverse, faire disparaître ces garanties.

Dès lors, la contradiction à résoudre est la suivante : comment sécuriser et améliorer la situation sociale de l’ensemble des salariés, tout en respectant la spécificité des missions de l’agent public ?  Les libéraux sont favorables à la banalisation de la situation des agents publics, considérant ce qu’ils appellent une « particularité » comme une anomalie ; la solution est donc alors la généralisation du contrat comme moyen de droit commun de recrutement des agents public[4]. À l’inverse, le sociologue Robert Castel constatant la dégradation de la situation salariale, une « dé-collectivisation » qui isole l’individu, une extension de la précarité, préconise un renforcement de l’intervention de l’État et un « nouveau compromis social »[5]. Lors de son récent congrès, la CGT a également retenu comme revendication majeure un « nouveau statut du travail salarié » prévoyant la garantie de droits cumulables et transférables au fur et à mesure des mobilités, des évolutions de carrière et de salaire tout au long de la vie professionnelle. La voie retenue par la confédération semble, d’une part privilégier l’amélioration des conventions collectives existantes par rapport à la revendication législative et, d’autre part, traiter de manière indifférenciée les salariés du privé et les fonctionnaires et autres agents publics[6]. La question de la sécurisation des parcours professionnels était également sous-jacente dans les récentes discussions entre organisations patronales et syndicales sur le marché du travail ayant abouti le 11 janvier à un accord entre le MEDEF, la CFDT, la CFTC et la CGC.

Il s’ensuit que les fonctionnaires doivent eux même s’interroger sur le « statut » des travailleurs sans statuts. Une évolution des esprits est nécessaire pour, à la fois, garantir les droits des salariés au long de leur vie professionnelle tout en maintenant la spécificité des agents publics. D’où la nécessité d’un « statut des travailleurs salariés du secteur privé » à côté du statut général des fonctionnaires et des statuts des agents des entreprises publiques[7]. Mais on ne saurait valablement parler de « statut des travailleurs salariés » que  par l’élaboration d’un corpus de dispositions législatives du code du travail ayant cette destination, accompagnées d’accords contractuels négociés par branches et entreprises et de partenariats pertinents.

Sur ces bases, à la fois homogènes et différenciées, pourrait alors être organisée la convergence des politiques sociales tendant à l’amélioration conjointe du statut général des fonctionnaires, des statuts des agents des entreprises publiques et du « statut des travailleurs salariés du secteur privé », ces statuts s’inscrivant, ensemble, dans un contexte de promotion de biens et services communs, d’affirmation de valeurs universelles,  d’approfondissement de nos principes républicains et de consolidation de la cohésion sociale.


[1] Voir aussi : A. Le Pors, Pendant l          mue le serpent est aveugle, Albin Michel, 1993 et Éloge de l’échec, Le Temps des Cerises éditeur, 1999.

[2] Voir dans le présent numéro A. Le Pors, « D’un statut à l’autre » ; p.  . Les valeurs n’étaient pas ignorées par le Rapport Silicani, Les 75 preières pages, dur un total de 146 leur étaient consacrées sans cependant que des conséquences concrètes en soient tirées.

[3] Notamment : – Rapports au ministre de la Fonction publique du Comité de pilotage pour l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs des fonctions publiques, Piloter l’accès aux emplois supérieurs, la Documentation française, mars 2002 ; Promouvoir la logique paritaire, la Documentation française, septembre 2003 ; Vouloir l’égalité, la Documentation française, septembre 2005.

[4] C’est la démarche représentée par la loi Galland du 13 juillet 1987 dénaturant profondément le Titre III du Statut général des fonctionnaires relatif à la Fonction publique territoriale. C’est aussi l’inspiration du rapport annuel du Conseil d’État de 2003 su le rapport de Marcel Pochard Perspectives pour la fonction publique et du Livre blanc de Jean-Ludovic Silicani d’avril 2008.

[5] R. Castel, La montée des incertitudes, Seuil, 2009.

[6] Le Peuple, n° 1686, juin 2009.

[7] Pour plus de développement voir : A. Le Pors, « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé », Revue de droit du travail, mars 2010.

 

2 commentaires sur “Quel avenir pour le statut ? – Les Cahiers de la Fonction publique, n° 329 janvier-février 2013

    1. Merci pour cet excellent article!

      Étant moi-même fonctionnaire territoriale (et en pleine préparation du concours d’administrateur en interne), je ne peux que réfléchir au devenir et au sens de notre statut (à double titre d’ailleurs, parce qu’ en tant que citoyenne, il me semble tout aussi important d’avoir un service public digne de ce nom).

      La « mode » est, effectivement, (et comme vous le soulignez dans votre lettre à Marc Fauvelle) au dénigrement de la fonction publique. Et il est bon de se rappeler quels étaient les fondements de ce statut, et combien ils restent en lien avec nos valeurs républicaines…

      SB

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