Laïcité et citoyenneté
Le débat sur la laïcité subit l’affaissement idéologique d’une situation de décomposition sociale. On observe le même phénomène sur d’autres sujets : le service public et la propriété publique, les institutions et la citoyenneté, l’immigration et l’asile, etc.
La réflexion sur la laïcité est d’une particulière importance car elle est une composante majeure du pacte républicain et de l’identité nationale et que l’on est invité à s’interroger sur sa vocation à l’universalité.
1. La laïcité qualifiée, expression d’un gène ou d’une hostilité
Je remarque tout d’abord que de gauche comme de droite on ne peut évoquer la laïcité sans la qualifier : d’ouverte selon Marie-George Buffet, de raisonnée pour les Verts, de positive selon Sarkozy. Jean Baubérot croit devoir distinguer des laïcités séparatiste, autoritaire, anti-cléricale.
J’analyse cela comme une prise de distance, un engagement sous conditions, donc restrictif. L’approfondissement de la laïcité peut conduire à des analyses diverses, à des opinions différentes, mais elle n’a nul besoin et ne doit pas être distribuée selon les inclinations idéologiques. Elle est, à la fois principe et expérience.
La qualification est contraire à l’approfondissement.
2. L‘insuffisance du travail sur une question complexe
La laïcité est une question complexe en même temps qu’une création continue. Elle devrait exiger de la part des forces de gauche un travail théorique permanent. Historique, car la laïcité émerge de la sortie du pouvoir politique de la religion, du « désenchantement du monde » pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet. Juridique pour apprécier correctement ce qui doit relever de la loi, du décret, du débat politique ou philosophique. Sociologique pour mieux connaitre les relations entre citoyenneté et religion (Amin Maalouf « Parce qu’ils ont une religion, ils se croient dispensés d’avoir une morale » – Les désorientés).
Aujourd’hui, les prises de position de gauche se définissent par dénégation. Il est plus facile de se dire pour ou contre le « foulard islamique » ou de critiquer la posture du FN – ce que l’on doit faire évidemment – que de s’interroger sur le poids des mentalités. S ‘il est vrai qu’on ne combat utilement une idéologie que par une idéologie, un obscurantisme par la rationalité, alors il n’est pas simple d’arbitrer entre l’effort de conviction militant – ce qui suppose une conviction étayée -, et le recours à la loi – que l’on ne peut évidemment écarter, mais qui peut être une facilité inefficace conduisant à réglementer sans fin ou à un déplacement du problème.
La laïcité porte en elle l’exigence d’un travail théorique.
3. Le seul refuge dans les droits de l’homme ménage le repli communautaire et affaiblit la citoyenneté
Si je m’en tiens à la famille politique dont je suis issu et qui correspond toujours à mon positionnement sur le spectre des opinions politiques, on est accablé par la faiblesse de l’argument. C’est Marie George Buffet développant sa thèse sur la « laïcité ouverte » ou plutôt, veillant surtout à dénoncer une « laïcité fermée ». Cette position est confirmée par le texte d’orientation du dernier congrès du PCF qui commence le bref passage sur la laïcité en mettant en garde : « Ainsi nous refusons la conception qui ferait de la laïcité un principe de stigmatisation et d’exclusion. Nous refusons aussi cette conception qui ferait de l’espace public un lieu aseptisé où l’on ne s’efforcerait que d’être semblable aux autres, les convictions des individus étant refoulées dans une « sphère privée » (Humanifeste, p. 44). Il y a quand même des manières plus constructives de se battre pour la laïcité !
Deux autres exemples dans le même espace de la gauche. Étienne Balibar, à propos du « sens de la laïcité » considère qu’il y a toujours eu deux tendances, il écrit « La division est une division qui partage la République entre une conception étatiste et une conception libérale. Cela peut surprendre pour quelqu’un qui se veut marxiste, mais, personnellement, je suis pour une conception libérale, aussi ouverte et aussi radicale que possible » (l’Humanité, le 26 août 2013). Cela surprend en effet, y compris la facilité qui consiste à qualifier d’étatiste tout opposant à la pensée libérale. De même, deuxième exemple, on peut être surpris d’entendre le président de la Ligue des droits de l’homme, Pierre Tartakowsky, déclarer récemment : « Il y a une dialectique d’exclusion prétendument laïque qui est en fait une dialectique d’exclusion socio-ethnique des plus pauvres », estimant que tout comportement individuel devrait être largement admis, y compris dans le champ des services publics (Débat à la Fête de l’Humanité de 2013). La laïcité se confond alors avec un laisser aller de bonne conscience.
Ces prises de positions, de gauche, donnent la mesure de la reconquête à effectuer.
4. Un certain renoncement des juridictions
On doit aussi mentionner une certaine irrésolution des juridictions. C’est d’abord celle de la juridiction administrative qui a statué pat cinq décisions le 19 juillet 2011. Pour admettre chaque fois le financement par une collectivité publique d’ouvrages associés à des lieux cultuels – orgue dans l’église de Trélazé, ascenseur de la cathédrale de Fourvière, salle polyvalente mise à disposition pour la prière à Montpellier, abattoirs au Mans, bail emphytéotique à Montreuil –. Sans reprendre chacune de ces décisions on peut néanmoins considérer qu’elles sont, – ou au moins certaines d’entre elles – discutables, eu égard aux justifications avancées : l’existence d’ « intérêt public local », les articles 13 et 19 de la loi de 1905 exagérément sollicités pour justifier ces financements publics[1]. On peut aussi exprimer de fortes réserves concernant l’étude remise le 23 décembre 2013 par le Conseil d’État au Défenseur des doits concernant l’accompagnement des sorties par des mères voilées qui, sont assimilées à des usagers du service public, considérant que les catégories de participant, de collaborateur, d’auxiliaire du service public n’existant pas en droit positif et distinguant pour les opposer les missions d’intérêt général les missions de service public. L’étude conclut que la neutralité du service public n’est pas opposable à ces personnes, mais que l’on pourra néanmoins interdire l’activité d’accompagnement à l’initiative de l’Éducation nationale.
S’agissant de la juridiction judiciaire, après la décision d’une section de la Cour de cassation du 19 mars 2013 invalidant le licenciement de l’employée de la crèche Baby-Loup le 27 novembre, la Cour d’appel de Paris a validé le licenciement, considérant qu’il n’y avait pas atteinte à la liberté religieuse, la crèche étant considérée comme une « entreprise de conviction », ce qui m’apparaît pertinent mais juridiquement assez fragile. Bref, on est en grande confusion.
Pour ma part, je n’en rends pas principalement responsables ces juridictions. Elles sont dans la société civile et en connaissent le désarroi. En certaines circonstances elles ont su faire preuve d’esprit d’innovation et de courage, mais elles subissent aujourd’hui la déprime ambiante. La situation serait toute différente si la gauche laïque – mais pas seulement la gauche -, était suffisamment consciente et organisée pour exprimer aussi clairement qu’en 1905 les principes de la laïcité.
C’est tout spécialement sur la neutralité de l’État qu’il convient de mettre l’accent..
5. Des revendications en sommeil à réactiver
Or, si les cahiers de revendications en la matière ne sont pas vides dans les partis et les organisations se réclamant de la laïcité – sous réserve, en ce qui me concerne, de vérification – ils sont largement invisibles. Ce sont surtout des personnalités connues pour leurs travaux sur la question qui s’expriment et sont sollicitées.
Où réclame-t-on aujourd’hui une plus claire distinction du cultuel et du culturel, la prise en compte dans les établissements scolaires sous contrat d’association de la récente Charte de la laïcité – à mes yeux seul élément encourageant de la dernière période -, la sécularisation des congés et jours fériés, une plus grande discrétion des autorités publiques vis-à-vis des représentants des Églises et de leurs associations – a fortiori du Vatican – et, même si on peut négocier une transition longue, – trente ans, la durée d’une génération ? – la réintégration du statut de l’Alsace-Moselle dans le droit commun de la laïcité ?
Pourquoi tant d’atermoiements en effet ?
6. Laïcité, recomposition politique et vocation universelle
La laïcité doit donc avoir une place essentielle dans le combat politique. Il s’agit d’un impératif. En raison de son caractère « transversal » la laïcité traverse toutes les dimensions de la citoyenneté : le service public, le principe d’égalité, la parité femme-homme, le modèle d’intégration, la responsabilité dans ses différentes déclinaisons, les droits et obligations individuels et politiques, la démocratie locale, les institutions, les causes de la crise, la politique internationale au regard des motivations religieuses dans les conflits locaux en cours.
C’est, par là, un facteur puissant de recomposition politique et de remise en ordre des forces de gauche. Cela leur ouvrirait une action internationaliste forte par l’affirmation de la vocation universelle de la laïcité.
[1] Le contenu de ces articles est, en résumé :
Art. 13 : les édifices servant à l’exercice du culte et les objets immobiliers sont laissés gratuitement à la disposition des établissements ou des association de gestion les remplaçant.
– les collectivités publiques propriétaires peuvent engager des dépenses pour leur entretien ou leur conservation.
Art 19 : les associations peuvent recevoir des cotisation pour différents services : location de bancs, objets de funérailles. Plus, des dons et legs ou par testament
– rappel de non attribution de subventions.