Citoyenneté et perspective socialiste – Union rationaliste – France-Culture – dimanche 27 juin 2010 – 9 h 42

Divers aspects de la pensée contemporaine – l’Union rationaliste
Emmanuelle Huisman-Perrin reçoit Anicet le Pors

EHP : Anicet le Pors, bonjour, vous venez de terminer trois ouvrages que je mentionne pour évoquer votre incroyable énergie au service des causes qui vous tiennent à cœur : d’abord deux livres sur le droit d’asile, la troisième édition de votre Que sais-je ? sur le droit d’asile aux PUF, et la publication d’un essai intitulé « juge de l’asile » chez Michel Houdiard où vous faites part de votre expérience de président de section à la Cour nationale du droit d’asile, expérience où vous confrontez le point de vue critique qui est toujours le vôtre sur les citoyens d’ici et ceux qui viennent d’ailleurs, que vous rencontrez comme juge au terme d’odyssées souvent extravagantes ; et puis un troisième ouvrage sur lequel je vais revenir longuement aujourd’hui, plus autobiographique, issu d’entretiens avec Jean-François Bège, paru aux éditions Le Télégramme. Alors il ne s’agit pas véritablement de mémoires, car vous n’aimez pas trop le genre autobiographique, et vous dites d’ailleurs – en plaisantant sans plaisanter – que c’est trop tôt maintenant pour écrire vos mémoires : vous y produisez plutôt des analyses qui s’adossent au présent pour éclairer l’avenir. Alors cet ouvrage est intitulé « Les racines et les rêves ». Il aurait pu s’intituler aussi « breton, ministre et communiste » ?

ALP : Oui, il aurait pu, sauf que je suis toujours breton mais je ne suis plus ministre ni communiste.

EHP : Donc le titre n’allait plus, il était plaisant, provocateur, mais plus juste, plus pertinent. Breton vous l’êtes mais dans un attachement que je trouve très intéressant et qui vous distingue par exemple de ce que Mona Ozouf écrit à propos de l’identité dans son ouvrage « Composition française ». Est-ce que vous pouvez nous dire quelle est votre position sur l’identité ?

ALP : Oui, j’ai lu avec intérêt ce qu’a écrit Mona Ozouf dans Composition française, d’autant plus que nous avons des racines communes : sa maman est née en 1905 dans un bourg du nord du Finistère, Lannilis, comme la mienne la même année, donc ça m’intéressait beaucoup. Je crois que Mona Ozouf a quelques difficultés à articuler ce qu’elle appelle « l’homme abstrait » qui est une sorte de théorisation du citoyen, produit de la Révolution française, et l’homme – ou la femme en l’espèce – fait de chair, de sentiments, de sensibilité, elle a de la difficulté à faire l’articulation entre les deux pour donner sens sans doute à sa propre démarche. Elle nourrit par là une confusion, une confusion que pourtant Cicéron me semble avoir levée il y a 2000 ans en disant que le citoyen romain à la fois avait une patrie de nature, qui était bien entendu celle de ses racines, et une patrie de droit qui était celle qui lui était conférée comme membre de la communauté des citoyens de Rome. Et il disait en substance « il est normal que la patrie de nature soit un lieu d’attachement pour le citoyen, mais ce qui lui donne la citoyenneté, ce qui lui donne des droits, et ce qu’il faut retenir dans l’organisation sociale c’est la patrie de droit, et par là socialement elle lui est supérieure ». Je crois que si Mona Ozouf reprenait cette distinction vieille de 2000 ans son horizon s’éclaircirait.

EHP : Ministre et communiste, si on reprend la formule, vous l’avez été mais sans jamais renier qui vous avez été, ce que vous avez fait, ce qui vous intéresse me semble-t-il, c’est toujours l’avenir. D’ailleurs dans la vision de l’histoire qui est la vôtre il ne peut y avoir de séquençage mécanique : vous dites bien que l’essentiel c’est de savoir où nous en sommes, et ce que vous dites dans votre livre c’est que nous en sommes à un moment de désarroi idéologique après une longue période volontariste qui a échoué et qui a laissé un héritage sans qu’apparaissent encore les traits de la nouvelle civilisation. Et d’ailleurs à ce propos vous citez souvent ce vers de Musset, ou cette phrase de Musset dans « La confession d’un enfant du siècle ».

ALP : « On ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou un débris ». Je crois que c’est caractéristique effectivement de notre époque. Il y a une quinzaine d’années j’avais écrit un livre qui est dans le même esprit Pendant la mue le serpent est aveugle pour montrer que, entre deux états, il y a une période particulièrement vulnérable ; je crois que nous sommes dans cette situation, celle aussi qu’évoquait Alfred de Musset dans la pensée que j’ai citée. Effectivement, nous sommes dans une période très intéressante, même si elle est douloureuse et même si elle est lieu de grandes souffrances. Les hommes s’intéressent depuis très longtemps sur le sens de leur histoire, et on a essayé d’en donner une analyse scientifique. Le marxisme proposait par exemple que, après le communisme primitif, il y avait le féodalisme, puis le capitalisme, puis le socialisme, et puis le communisme. Il y avait un sens de l’histoire qui se prétendait scientifiquement fondé. Pourquoi les choses n’ont pas marché ? A mon avis parce que on est resté tout au long de ces séquences qui nous ont amenés jusqu’au XXe siècle sous l’influence d’une transcendance, à laquelle n’a pas échappé ce XXe siècle que René Rémond qualifiait de « prométhéen ». Je crois effectivement que l’organisation communiste, par exemple, ressemblait de très près à une Église, on en retrouvait toutes les caractéristiques : cette sacralisation de l’appareil, ce messianisme de l’avenir tel qu’il était décrit sur des bases prétendument scientifiques et qui l’était partiellement mais qui était une analyse scientifique simpliste. Tout cela s’est effondré parce qu’on n’a pas pris en compte la complexité du genre humain et de la vie. Alors aujourd’hui notre tâche, me semble-t-il, devant ce qu’il faut appeler un échec, c’est d’y réfléchir, c’est d’en faire l’inventaire, c’est de considérer qu’il y a eu un essai prométhéen qui a échoué, d’en tirer toutes les leçons, et de remettre la question du sens sur le chantier. Il est tentant, et certains n’y résistent pas, de récuser le XXe siècle comme étant celui d’un échec colossal, celui de l’Union soviétique pour parler simple, je crois que ce n’est pas comme cela qu’il faut procéder. Il y a dans cet effort qui a été fait toute une série d’éléments qui peuvent être repris. Par exemple aujourd’hui on parle très peu de socialisme, je suis pour ma part pour qu’on remette le socialisme sur le chantier. On disait que le socialisme c’est la propriété des grands moyens de production, d’échange et de financement, le pouvoir de la classe ouvrière et ses alliés, et il devait en ressortir un troisième élément, l’homme nouveau. On a vu que la propriété était insuffisante si elle n’était que juridique et accaparement par l’État, que la classe ouvrière évidemment a subi au cours des dernières décennies une mutation considérable, on ne peut plus parler de la classe ouvrière comme d’un ensemble homogène, et quant à l’homme nouveau il n’a pas émergé précisément parce qu’on ne s’en est pas occupé, parce qu’on a négligé le citoyen en lui-même.

EHP : Votre idée, Anicet Le Pors, c’est que précisément le concept de citoyenneté est absolument central, et au fond de votre attachement au marxisme vous faites ressortir l’idée que sans doute autour de la citoyenneté, autour peut-être aussi de l’individu citoyen de la Révolution française, il y a quelque chose d’absolument indépassable.

ALP : Oui, et ça nous permet comme vous le dites de renouer avec notre histoire. Ça a été quand même un formidable moment, celui où on a dit « ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ». Déjà vous voyez, le camarade perçait sous le citoyen, c’était intéressant je trouve. Quand je dis « il faut remettre sur le chantier une vision socialiste de l’évolution de la société » qu’est-ce que je veux dire par là ? Que la propriété juridique ne suffit pas, il faut donc l’entourer de toute une série d’instruments de maîtrise, de la recherche, de la formation, du commerce extérieur, de l’aménagement du territoire, de la protection de l’environnement, etc. La classe ouvrière, je ne crois pas qu’on puisse parler du pouvoir de la classe ouvrière aujourd’hui, mais nous sommes interpellés pour répondre à la question « quel système institutionnel voulons-nous ? quel type de démocratie souhaitons-nous ? comment articuler le pouvoir des citoyens et la nécessité d’une démocratie représentative ? ». On n’a pas répondu encore à cette question malgré les 15 constitutions qu’a connues la France depuis deux siècles. Et alors, vous avez raison, la question principale c’est celle du citoyen qui prend la place de ce mirage de « l’homme nouveau », et ça me semble à la fois un concept qui historiquement est daté et de bonne façon, et puis aussi un concept très contradictoire. Dans le parti auquel j’appartenais, on considérait que le citoyen était un concept mou, car il ne révélait pas une analyse de classe, et donc il avait par nature un caractère consensuel dont il fallait évidemment se détacher, qu’il fallait condamner le cas échéant. C’était une grossière erreur et, à mon avis, avec le concept de citoyen on peut fédérer toute une série de valeurs auxquelles nous sommes attachés, qui font de la bonne façon l’identité française. Je veux parler de la notion de service public, de notre manière de traiter l’égalité, avec un modèle français d’intégration basé sur le droit du sol et l’égalité des citoyens, je veux parler de la laïcité, toutes valeurs qui doivent être fédérées par, précisément, le concept de citoyenneté.

EHP : Et valeur à laquelle à l’Union rationaliste nous sommes très attachés, la laïcité. Alors, du marxisme vous avez sans doute aussi repris l’idée que la contradiction, la négation, l’échec pouvaient être quelque chose de positif. Vous avez d’ailleurs il y a quelques années écrit un « Éloge de l’échec », et dans votre livre qui vient de paraître, aux éditions Le Télégramme, « Les racines et les rêves », vous faites une grande part à l’idée de décomposition, de champ de ruines, pourriez-vous nous dire pourquoi ?

ALP : Tout simplement parce que c’est la réalité me semble-t-il. Nous quittons donc un XXe siècle qualifié de siècle prométhéen et nous ne savons pas vers où nous allons, d’où ce désarroi qu’on appelle en général perte de repères. Eh bien moi je dis dans ce contexte-là « n’ayons pas peur, regardons les choses telles qu’elles sont ». Alors, c’est vrai que les symptômes ont de quoi inquiéter : le développement des sectes, le développement des jeux de hasard, l’abstention croissante, etc.

EHP : Quelque chose de l’ordre de l’irrationalisme aussi, tout ça.

ALP : Oui, absolument. Aujourd’hui apparemment c’est le règne de l’irrationalisme avec un Président de la République qui est ici et maintenant, sans passé, sans avenir non plus. Parlons de la décomposition : la décomposition effectivement c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Il y a des symptômes, mais au-delà de ces symptômes il faut se demander pourquoi c’est ainsi. C’est à mon avis parce que on a perdu les grandes références du XXe siècle, l’État-nation, la notion de classe qui n’a plus les mêmes caractéristiques, je le disais tout à l’heure pour la classe ouvrière. Les mœurs ont beaucoup évolué. La représentation géographique de l’exercice de la citoyenneté, qu’il s’agisse du village, de l’urbanisation, voire même de l’écosystème mondial, sont aujourd’hui des réalités qui ont changé. Et surtout, je dirais ce qui devrait nous distinguer au XXIe siècle du XXe siècle, c’est l’écroulement des idéologies messianiques. J’entends par là pour le libéralisme, le capitalisme, l’économie néoclassique ; pour la social-démocratie, l’État-providence ; et pour le mouvement révolutionnaire, communiste, le marxisme qui garde beaucoup d’enseignements utilisables mais qui ne peut pas rendre compte indéfiniment de la manière dont on doit penser les sociétés. C’est tout cela, à mon avis, qu’il faut remettre sur le chantier, c’est extrêmement intéressant.

EHP : C’est ça, c’est-à-dire que au lieu de vous décourager, ce que j’aime dans votre pensée, Anicet Le Pors, c’est que vous n’êtes pas triste, vous êtes confiant dans la force de la puissance de la raison à reconstruire ou à construire différemment, à poser les choses autrement et vous pensez que de la décomposition va naître quelque chose de nouveau.

ALP : Vous connaissez cette formule de René Char « la lucidité c’est la blessure la plus rapprochée du Soleil ». Je crois qu’à partir du moment où on comprend ce qui se passe, d’abord on n’a plus peur, et ensuite on est invité à l’action pour réparer ce qui ne va pas, et imaginer de nouvelles idées, de nouvelles institutions, de nouvelles manières de construire du lien social. Autrement dit c’est un monde nouveau qui s’ouvre devant nous et il est normal que nous ne le comprenions pas, parce que nous n’avons du point de vue intellectuel que les instruments du passé à notre dispositio. Mais je trouve cela tout à fait passionnant et de nature à nourrir un grand optimisme parce que c’est une aventure qui nous est proposée, ou plutôt c’est une multiplicité d’aventures. Il n’y a plus un sens de l’Histoire, il y a une multiplicité de sens, nous sommes en avenir aléatoire et notre responsabilité de citoyens est beaucoup plus importante que par le passé.

EHP : Vous dites d’ailleurs que vous appartenez, vous en tant que militant, à un nombre d’associations considérable.

ALP :  Oui, lorsque j’ai quitté cette organisation ultra-structurée qu’était le Parti communiste, où l’on me donnait tous les attributs d’une citoyenneté définie avant même que j’y aie réfléchi, quand j’ai quitté ce parti je me suis dit « qui suis-je dans cette société ? » et je me suis dit « il faut que je m’engage ici ou là ». Alors je me suis engagé dans des associations de défense du service public, de la laïcité, je suis président de l’Union des sociétés bretonnes de l’Île-de-France, des Anciens de la Météorologie nationale, etc. J’ai compté que ça faisait une vingtaine d’organismes ou d’associations et je me suis dit « le citoyen Anicet Le Pors c’est cela », son profil de citoyenneté – j’utilisais l’expression de « génome de citoyenneté » – c’est cela, et à partir de là je me suis dit « oui mais ça crée une difficulté : avant nous étions organisés, avec un sommet, différents niveaux, aujourd’hui si tout le monde fait le constat que je fais on aura une société complètement atomisée, où chaque être sera singulier », et la grande question qui se posera à nous à partir de là c’est de savoir comment reconstruire à partir de cet éparpillement, mais un éparpillement d’une grande richesse puisque les gens ont assumé leur responsabilité de citoyen chacun pour son propre compte, comment retrouver des centralités qui fassent une société démocratique et efficace ? C’est là le grand problème, c’est le contraire du problème du XXe siècle. Vous savez ce qu’on pense lorsqu’on parle de centralisme démocratique, eh bien aujourd’hui c’est l’inverse que l’on doit faire. D’ailleurs on le sent, on sent dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, que l’on a du mal à considérer les partis comme les instruments de la transformation sociale : on parle de coopératives, de mouvements,de fronts, c’est le tâtonnement des formes politiques qui seraient adéquates au monde d’aujourd’hui et du monde à venir.

EHP : Comme si précisément, et ça sera notre conclusion, nous devions participer à un chantier rationaliste disséminé.

ALP :  Absolument.

EHP : Anicet Le Pors je vous remercie. »

Droit d’asile en danger ? – Ceri, 22 juin 2010

L’asile est-il aujourd’hui en danger en France ? Il n’y a pas de réponse catégorique à cette question. Certes, il est plus confortable, dans le culte entretenu d’une bonne conscience, de répondre péremptoirement par l’affirmative. Mais c’est quelque part sous-estimer – et aussi mépriser – l’effort de ceux qui, devant des situations complexes, ne nient pas la difficulté de rendre une justice aussi bonne que possible dans un État de droit souvent critiquable dans nombre de ses dispositions. C’est encore tenir pour inexistante une tradition de l’asile, qui a beaucoup compté dans la formation historique de notre citoyenneté, de notre identité nationale, et dont il subsiste de multiples expressions. C’est aussi un domaine où l’on ne peut trancher sous la forme du bilan « globalement » négatif ou positif. Reste alors à faire un point, inévitablement contradictoire, dans les principaux domaines d’appréciation.

Une réforme positive de la juridiction de l’asile sous quelques réserves

On rappellera que la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) juge les recours des demandeurs d’asile déboutés par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Au-delà, une cassation est possible devant le Conseil d’État. La formation de jugement à la CNDA est constituée d’un président (conseiller d’État, conseiller-maître à la Cour des comptes, magistrats du judiciaire), d’un assesseur nommé par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le HCR (sur avis conforme du vice-président du Conseil d’État ; c’est une exception à la fois dans notre État de droit et dans le monde, qu’un magistrat nommé par une instance internationale siège dans une formation de jugement nationale) et d’un assesseur nommé par le vice-président du Conseil d’État, issu des administrations concernées. Elle est assistée par un rapporteur et un secrétaire de séance.

Depuis le 1er janvier 2008, la CNDA a remplacé la Commission des recours des réfugiés (CRR) qui était soumise administrativement, budgétairement et statutairement à l’OFPRA ; situation aberrante d’une juridiction placée sous la tutelle de l’organisme administratif dont elle contrôlait les décisions et que plusieurs rapports avaient dénoncée .

La CNDA est désormais rattachée au Conseil d’État depuis le 1er janvier 2009. C’est une normalisation et un progrès. Avec toutefois des réserves : la titularisation des rapporteurs (pour la plupart officiers de protection de l’OFPRA, mais près de la moitié des rapporteurs sont des contractuels) qui exercent une mission évidente de service public est effectuée selon des modalités trop lentes ; la titularisation des contractuels de toutes catégories n’est pas engagée et on en recrute de nouveaux ; l’effet de la nomination de dix présidents permanents sur la jurisprudence, si elle peut concourir à son unification, peut aussi en modifier la teneur, d’autant plus qu’une proposition de loi (pendante au Parlement) prévoit l’intervention de la CNDA en recours des décisions de refus d’entrée sur le territoire au titre de l’asile déposées en zone d’attente. Ces derniers éléments peuvent faire dériver le droit d’asile vers les normes de la police administrative qui prévalent dans le droit des étrangers.

Depuis le 1er décembre 2008 les demandeurs d’asile, même entrés irrégulièrement, peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle ; c’est un progrès incontestable. Ils sont assistés d’un interprète. Le fonctionnement de la juridiction spécialisée qu’est la CNDA souligne l’importance de l’oralité dans l’administration de la justice.

La reconnaissance de la qualité de réfugié (pour l’essentiel par référence aux motifs de persécution de la Convention de Genève : race, religion, engagement politique, nationalité, appartenance à un certain groupe social), ouvre un droit à un titre de séjour permanent de dix ans renouvelable. Le bénéfice de la protection subsidiaire (menaces graves hors Convention de Genève) à un an renouvelable sous réserve de l’actualité des craintes. La protection subsidiaire a été introduite en droit interne par le droit communautaire, mais aucune justification réellement fondée n’est apportée au fait que les durées des titres de séjour soient si inégales, les craintes étant pareillement établies, seuls différant les motifs. Dès lors la protection subsidiaire apparaît bien comme une protection … subsidiaire, dévalorisée, de substitution.


L’état statistique de la politique du droit d’asile présente des résultats contrastés

Le HCR évalue à 10 à 12 millions dans le monde le nombre de réfugiés sous sa protection au cours des dernières années. En 2008, 77 % des réfugiés sont en Asie et en Afrique, seulement 15 % en Europe. La France en protège 140 000, soit environ son poids démographique relatif dans le monde ; c’est la moitié du Royaume Uni, le quart de l’Allemagne. La France est donc loin d’accueillir « toute la misère du monde ». Et si elle en prend une part, celle-ci reste modeste.

En 2009, il y a eu en France 47 690 demandes d’asile devant l’OFPRA (y compris les mineurs accompagnants et les demandes de réexamens), dont 33 275 primodemandeurs. Les flux de demandeurs d’asile sont donc repartis à la hausse car on avait observé une baisse de 52 200 en 2003 à 23 500 en 2007. Sur la base du nombre de demandes enregistrées, la France serait la première destination en Europe pour cette année.

Les entrées irrégulières sur le territoire, principalement par voie terrestre, sont très largement majoritaires. À la frontière, en 2009, le plus souvent en aéroport (la quasi-totalité des demandes examinées sont déposées à Roissy-Charles de Gaulle), l’OFPRA a eu à donner 2 796 avis d’entrée sur le territoire en zone d’attente. Il a estimé que seulement 749 des demandes correspondantes n’étaient « pas manifestement infondées ».

L’OFPRA a pris 35 420 décisions en 2009, (la CNDA 20 040). Ensemble les deux instances ont prononcé 10 373 accords (dont 23,6 % au titre de la protection subsidiaire, en hausse vive, 9 % en 2007)). Le taux d’accord global est de 29,4 % des décisions (14, 3 % directement par l’OFPRA et 15,1 % par annulation par la CNDA de décisions de rejet de l’OFPRA, le taux d’annulation de ces décisions s’étant élevé, en 2009, à 26,5 % ; en légère hausse). Ce taux est  voisin de 60 % – soit le double – pour les pays d’origine sûrs (32,9 % par l’OFPRA, 26,3 % au titre des annulations de la CNDA), ce qui invalide le concept lui-même.

La procédure prioritaire (comportant de moindres garanties) représente 22, 2 % du total des affaires instruites ; elle est en baisse (30,7 % en 2008) après une vive progression.

14, 6 % des décisions de la CNDA étaient prises par voie d’ordonnances en 2009 (9,4 % pour les ordonnances dites « nouvelles », c’est-à-dire ne comportant aucun élément jugé sérieux de contestation de la décision de l’OFPRA), par un juge unique, sans procédure orale. Ce taux est en légère baisse par rapport à 2008 (16 %).

Ainsi, si certaines données (notamment le taux global d’accords) caractérisent une relative ouverture à l’asile, d’autres comme le recours important à la procédure prioritaire, la vive hausse de la protection subsidiaire et l’importance (bien qu’en baisse) des décisions prises par ordonnances caractérisent une précarisation de la procédure et de la protection accordée.


Une évolution jurisprudentielle inquiétante

Les démarches des politiques de l’asile des États membres de l’Union européenne s’inscrivent dans une longue marche vers un régime d’asile européen commun marquée par le renforcement de préoccupations sécuritaires et de contrôle des frontières extérieures. Elles se traduisent par la définition stricte de l’État responsable de l’examen de la demande d’asile par la procédure dite de Dublin II, l’introduction de notions telles que celles de l’asile interne ou de pays d’origine sûrs. C’est aussi, plus récemment, le durcissement envisagé des conditions de rétention (durée maximale portée à dix-huit mois, possibilité d’enfermement des mineurs y compris isolés, interdiction de séjour de cinq ans), l’externalisation à l’est de l’Europe et au nord de l’Afrique des demandeurs d’asile.

Le gouvernement français a anticipé certaines de ces mesures restrictives, notamment à l’occasion de la loi du 10 décembre 2003. La création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire a contribué à mettre l’accent sur le contrôle des flux plutôt que sur la protection du demandeur d’asile. Les mesures prise au plan national ont eu pour effet de rendre plus difficile la pratique du droit d’asile : réduction des délais, durcissement des conditions de recevabilité, recours aux ordonnances et à la procédure prioritaire, restriction de l’accès aux droits sociaux, application de Dublin II sans considération des critères humanitaires et des possibilités offertes par la clause de souveraineté.

L’évolution jurisprudentielle est de plus en plus restrictive. Par décision du Conseil d’État, le principe d’unité de famille a été strictement réservé aux demandes relevant de la Convention de Genève (non à la protection subsidiaire)  . Par décision de la CNDA , la reconnaissance du groupe social persécuté a été réduite (au profit de la protection subsidiaire) pour des parents maliens d’une fille née en France  ; la protection subsidiaire a également été préférée à la reconnaissance de la qualité de réfugié au Sri Lanka pendant la dernière période .

À l’inverse, plusieurs décisions du Conseil constitutionnel apparaissent constructives : affirmation de la souveraineté nationale, droit de la défense, plénitude des garanties légales, indépendance de la juridiction administrative, encadrement strict des notions d’asile interne et de pays d’origine sûrs. Elles apparaissent tout à fait conformes à la tradition de la France terre d’asile, telle que la proclamait la  constitution de 1793 : « le peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres » (art. 118) ; « il donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il le refuse aux tyrans. » (art. 120), que reprend le 4° alinéa du préambule de 1946 : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Ce motif caractérise l’asile dit constitutionnel, repris à l’article L. 711-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) mais il n’est malheureusement que très rarement retenu (une douzaine d’annulation en 2009).

Enfin, on relève des décisions audacieuses comme l’interprétation par les sections réunies de la CNDA de l’article 1 D de la Convention de Genève (pendante, au moment où sont écrites ces lignes, en cassation devant le Conseil d’État et qui fait l’objet d’une question préjudicielle devant la CEDH) concernant des Palestiniens demandeurs d’asile .

Malgré quelques exemples constructifs de ce type et le rappel des principes constitutionnels, on assiste donc à une dérive en faveur de la protection subsidiaire, moins protectrice (durée de séjour réduite avec comme conséquences de plus grandes difficultés en matière d’emploi et de logement notamment), qui tend à l’alignement de la France sur la moyenne européenne (51 % des décisions favorables le sont au titre de la protection subsidiaire, contre seulement 16 % en France en 2008).

La formation de l’intime conviction du juge : une question culturelle

Trois questions peuvent être évoquées.

Nécessite de la preuve ou intime conviction ?

Aucun texte juridique relatif au droit d’asile n’évoque la nécessité de la preuve. Nombre de juges de l’asile admettent difficilement qu’ils forment leur intime conviction sous l’éclairage de ce que la vie les a faits, quelle que soit leur volonté d’indépendance et le souci d’honnêteté qui peuvent présider à leurs décisions. En prendre conscience est encore le meilleur moyen de faire la part de ce qui relève du subjectif dans l’appréciation des faits qui pèsent lourd en matière d’asile et d’en tirer les conséquences dans le jugement de la cause. Les convictions philosophiques, religieuses, politiques, voire les préjugés du juge jouent évidemment un rôle dans l’interprétation de cultures, des motifs et des faits eux-mêmes rapportés par le citoyen venu d’ailleurs.

Appliquer le droit ou rendre la justice ?

L’intime conviction n’est pas non plus indépendante de la situation politique générale du pays d’accueil et des campagnes qui y sont menées à un moment donné, comme celle sur l’ « identité nationale » lancée par le ministre chargé de l’immigration et de l’asile à l’automne 2009. La pratique du droit d’asile est évidemment un domaine où le poids des cultures, des mentalités, des préjugés est important. Car il ne s’agit pas seulement d’appliquer le droit existant mais de rendre la justice « Au nom du peuple français », le droit positif n’en étant que l’instrument.

Le mensonge est-il indispensable ?

De fait, on observe une forte dispersion statistique des décisions des formations de jugement selon la composition de celles-ci. Certaines études ont même caractérisé un mythe du « réfugié menteur », justifié du côté du demandeur d’asile par la difficulté à franchir des obstacles sécuritaires et juridiques de plus en plus élevés et, du côté du juge, par le confort que lui permet l’idée qu’il est détenteur d’une prérogative de souveraineté nationale et que, face au mensonge, fut-il présumé, occasionnel ou appelé par la pression des circonstances, il juge à bon droit, en juge « bien pensant » . Par ailleurs, il existe aussi des écarts notables persistants entre les taux d’accord de l’OFPRA et de la CNDA pour quelques pays (Serbie, Turquie, Angola, Sri Lanka, Bangladesh), ce qui indique une certaine résistance de l’établissement public à appliquer, pour ces pays, la jurisprudence de la juridiction. En ce domaine des mentalités, étroitement dépendantes du contexte social et politique dans lequel elles se forment et s’expriment, l’évolution ne peut se développer qu’à l’échelle de l’histoire.

En conclusion, il convient donc de prendre la mesure des atteintes, mais ne pas ignorer pour autant les points d’appui : une réforme de la juridiction de l’asile plutôt positive, mais avec des inquiétudes sur la séparation des politiques d’asile et d’immigration ; des chiffres qui caractérisent un dispositif sélectif, mais des résultats contrastés ; une évolution défavorable du droit, mais une tradition qui existe et qui résiste.

Quelles propositions ?

Il ne s’agit pas ici  d’exposer ce que pourrait être une autre politique de l’asile que celle qui est conduite aujourd’hui, mais d’évoquer quelques propositions que suggèrent les analyses qui précèdent dégagées d’une expérience dix années de « juge de l’asile ». On peut distinguer les trois domaines de la gestion administrative, de la procédure et du fond.

Une gestion administrative respectant rigoureusement les principes du service public

On pourra s reporter utilement à ce sujet aux conclusions du rapport que j’avais remis au président de la CRR en 2006 sur  la situation statutaire des personnels de la CRR et la juridiction elle-même. Je ne retiendrai aujourd’hui que trois recommandations

Les activités concourant à l’instruction des demandes d’asile doivent être exercées par des fonctionnaires dont la professionnalisation doit être assurée. Les contractuels en fonction à la CNDA doivent être titularisés dans les corps du Conseil d’État et de nouveaux recrutements de contractuels prohibés. Une formation initiale et continue approfondie des secrétaires de séance et des rapporteurs doit être mise en place. Les conditions de travail des rapporteurs doivent être aménagées pour adapter leur charge de travail à l’importance des dossiers traités.

Les juges doivent bénéficier d’une formation et d’une information approfondies leur permettant une étude méthodique des dossiers inscrits à l’audience. La spécificité des activités juridictionnelles du droit d’asile, souligne l’importance de l’oralité et de la collégialité. La professionnalisation des juges doit être développée afin de créer les conditions d’une expérience se développant sur une période suffisamment longue. La diversité des regards des membres de la formation de jugement est indispensable à l’appréciation la plus complète des situations.

L’application de la jurisprudence du droit d’asile dégagée par la CNDA et le Conseil d’État doit être accompagnée d’une concertation soutenue entre la CNDA et l’OFPRA afin d’améliorer les fonctionnements respectifs de l’établissement public et de la juridiction. Cette concertation peut être favorisée par la coordination conjointe de moyens d’information et de traitement des données et des échanges périodiques sur les problèmes rencontrés.

La procédure pourrait connaître plusieurs aménagements

Le recours suspensif en zone d’attente doit être effectif. L’appréciation de la recevabilité de la demande d’entrée à la frontière des demandeurs d’asile ne doit pas aller au-delà de l’évaluation du simple caractère « manifestement infondé » de la demande. Le recours contre la décision refusant l’entrée sur le territoire doit pouvoir être exercé dans un délai raisonnable. L’appréciation au fond après instruction doit rester de la compétence de l’OFPRA et de la CNDA dont il n’est pas souhaitable, dans ces conditions qu’elle intervienne en recours contre les refus d’entrée sur le territoire.

Le recours à la procédure prioritaire doit être l’exception. Le recours à la procédure prioritaire qui prive le demandeur d’asile de droits essentiels s’il a diminué demeure très élevé. Les délais d’instruction doivent être élargis et un droit de recours suspensif instauré. Il convient à cette fin que soient mieux définis les critères conduisant les services préfectoraux à décider de cette procédure.

Le recours aux ordonnances nouvelles doit être strictement limité. L’expérience a maintes fois montré que le rejet par ordonnance d’un juge unique des recours qui ne présentent « aucun élément sérieux » susceptible d’infirmer la décision de l’OFPRA pouvait conduire à des appréciations erronées. Se trouve par là soulignée l’importance d’un recours effectif devant les formations collégiales de la CNDA faisant toute sa place à l’oralité des débats.

Le demandeur d’asile n’a pas la charge de la preuve ; sous réserve de la crédibilité de son récit, il doit bénéficier du doute. La spécificité du droit d’asile entraîne une exception au principe général du droit mettant la preuve à la charge du demandeur. L’établissement des faits doit résulter de l’effort conjoint du demandeur et du juge. La crainte de persécution doit être fondée sur la prise en compte simultanée de la perception subjective du demandeur et de la situation objective du pays d’origine.

Les formations de jugement doivent créer des conditions permettant à tout demandeur d’asile de comprendre la procédure pour être en mesure d’en mesurer l’enjeu, d’être complètement informé, de formuler ses observations en toute sécurité et de s’exprimer sans crainte. Les comportements de domination des membres des formations de jugement vis-à-vis des demandeurs d’asile et de leurs conseils doivent être bannis. Les règles d’un procès équitable doivent être respectées, avec impartialité et sans préjugé. L’asile est accordé « Au nom du Peuple français » ce qui confère aux formations de jugement la responsabilité importante d’assurer la continuité de la tradition de la France terre d’asile.

Sur le fond, la France doit demeurer fidèle à sa réputation de terre d’asile

En premier lieu, la spécificité du droit d’asile au regard du droit des étrangers doit être respectée. La juridiction administrative spécialisée du droit d’asile doit demeurer distincte des juridictions administratives de droit commun traitant de l’entrée, du séjour et de la reconduite à la frontière. La différenciation du droit d’asile et du droit des étrangers qui a marqué l’évolution du système français de l’asile dans le but de soustraire le droit d’asile aux règles restrictives de la police administrative doit être préservée.

La pratique du droit d’asile doit s’inscrire dans une conception ouverte et généreuse. La France n’est en aucune manière menacée d’une invasion du Sud ou de l’Est. La part des réfugiés dont elle assure la protection est du même ordre de grandeur que son poids démographique dans le monde, la moitié de celle du Royaume Uni et le quart de celle de l’Allemagne. Le système mis en place dans les années 1950 a pour objet d’accorder l’asile conformément à une tradition ancienne de notre pays consacrée par ses dispositions constitutionnelles.

La convention de Genève doit rester le mode d’accès prioritaire à l’asile. La protection conventionnelle est la seule à offrir la garantie d’une protection internationale. Elle doit être appliquée de manière conforme à l’esprit et à la lettre de la Convention de Genève, telle qu’elle a été notamment interprétée dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCR.

L’asile constitutionnel doit exprimer l’attachement historique de la France aux combattants pour la liberté. Réintroduit par la loi en 1998 en droit positif, l’asile constitutionnel, rappelé à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel, doit faire l’objet d’une élaboration jurisprudentielle qui pourrait le conférer aux étrangers ayant manifesté un engagement exemplaire pour cette cause, quand bien même ce motif pourrait également relever de l’asile conventionnel.

La protection subsidiaire doit rester limitée aux cas ne relevant en aucune façon des motifs de la protection conventionnelle et bénéficier du même niveau de protection La loi en limite strictement le champ aux demandes des personnes qui ne remplissent pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié. Rien ne justifie que la protection accordée au titre de la protection subsidiaire soit contaminée par des considérations sécuritaires et soit inférieure à celle de la protection conventionnelle : elle doit donc ouvrir droit également à un titre de séjour de dix ans.

Le principe d’unité de famille doit s’exercer de manière étendue et sûre. Le principe d’unité de famille doit être érigé en principe général du droit d’asile et s’appliquer en matière de protection subsidiaire. La reconnaissance de la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire doivent être conservés par le conjoint et le mineur sous tutelle en cas de rupture de leur lien avec le réfugié principal.

Les catégories d’ « asile interne » et de « pays d’origine sûrs » doivent être rendues inopérantes. Ces concepts, d’origine communautaire en France, extraits de la problématique d’ensemble de la reconnaissance de la qualité de réfugié, se sont révélés d’utilisation difficile et arbitraire, susceptibles d’avoir de graves conséquences individuelles. La liste des pays d’origine sûrs établie par l’OFPRA, déjà partiellement censurée par le Conseil d’État, doit être supprimée et la notion d’asile interne réintégrée dans l’instruction générale de la demande.

Le droit d’asile n’est pas seulement l’instrument juridique qui permet d’apprécier le bien fondé d’une demande d’asile. Il juge le juge lui-même. De quel droit le citoyen d’ici peut-il, en effet, se prévaloir pour donner ou refuser l’hospitalité à un étranger, si ce n’est celui de membre d’une communauté  historiquement constituée sur un territoire déterminé. Le droit du premier occupant que les générations dont il est issu ont affirmé et qu’elles ont opposé avec plus ou moins de rigueur à tout nouvel arrivant. Dès lors, droit de cité et droit d’asile ne sont que les deux versions d’une même question. Il s’ensuit que le droit de cité détermine le droit d’asile tout autant que le droit d’asile rend compte du droit de cité.

« Dis-moi qui et comment tu accueilles et protèges, je te dirai qui tu es. »

GAUCHE, comment réinventer une alternative ? – L’Humanité, 15 mai 2010.

RAPPEL DES FAITS

En ces temps où l’approfondissement de la crise obscurcit l’horizon, la recherche d’alternative d’avère une tâche urgente mais ardue. Dans un livre d’entretien (1) avec le journaliste Jean-François Bège, Anicet Le Pors, l’un des quatre ministres communistes de 1981 à 1984, y apporte une contribution utile nourrie par son expérience, sa grande culture et portée par une énergie intacte.

Ministre, Anicet Le Pors a rénové et étendu le statut de la fonction publique, confortant la place originale donnée historiquement aux services publics dans notre pays. Devenu conseiller d’État, il réfléchit, travaille et continueà vouloir changer le monde. Il ne pense pas que l’histoire est un éternel recommencement, mais, non plus, qu’elle a un sens « scientifiquement déterminé » mais il se demande « comment faire de l’héritage un investissement pour les temps nouveaux ». Depuis qu’il n’est plus membfre du Parti communiste, ce qu’il appelle son « génome de citoyenneté » est devenu à la fois son fil conducteur et sa colonne vertébrale. Reste pourtant cette interrogation : comment construire des convergences entre citoyens responsables ? Il s’efforce d’y répondre en étant toujours disponible pour échabger ou aborder une question nouvelle. D’un rapport sur l’égalité femme-homme dans la fonction publique.à un autre sur les travailleurs saisonniers, de cette charge de président de chambre à la Cour nationale du droit d’asile à des rencontres sur la réforme des collectivités territoriales, le citoyen Anicet Le Pors cherche à comprendre les transformations profondes et parfois accélérées de la société. Il creuse le concept de citoyenneté qui lui semble « de nature à conjurer l’avènement de monstres et à amorcer la phase de recomposition démocratique et progressiste ». Et il avance le concept d’ »appropriation collective », selon lui plus que jamais d’actualité au niveau national et mondial. Alors que certains se précipitent déjà dans une précampagne présidentielle, sa critique sans concession de cette élection au suffrage universel ne peut pas manquer d’interpeller. Tourné vers l’avenir est une invitation au débat. Ces pages y répondent. Deux citoyens engagés, Anne Coulon, enseignate en IUFM, militante communiste dans un quartier populaire de Corbeil Essonne, et Antoine fatiga, syndicaliste, élu régional après avoir été tête de liste du Front de gauche en Savoie, débattent avec Anicet Le Pors.

Table ronde réalisée par Jacqueline Sellem

Les services publics, sont aujourd’hui l’une des principales cibles du pouvoir. Des campagnes faisant passer les fonctionnaires pour des privilégiés ont préparé le terrain. Le statut des fonctionnaires, qui doit beaucoup au ministre communiste que vous avez été de 1981 à 1984, n’est-il pas devenu un facteur de division des salariés?

Anicet Le Pors. Le philosophe Marcel Gaucher pense que « le programme initial du sarkozisme, c’est la banalisation de la France ». Je me demande si pour Nicolas Sarkozy, la France n’est pas une somme d’anomalies. Anomalies, l’inscription de la laïcité dans la constitution, les 36 000 communes, la réputation de terre d’asile et la pratique du droit du sol. Anomalie ce service public qui regroupe le quart de la population active. Par une sorte de pragmatisme destructeur, Sarkozy vise à mettre la France aux normes imposées par le libéralisme. La notion de service public n’existant pas dans les traités européens où on ne parle que de service d’intérêt économique général et de service d’intérêt général, Sarkozy s’en sert pour réduire le service public à la française. Contrairement à la Grande Bretagne et à l’Allemagne, nous avons en France une conception extensive de la fonction publique, bien au-delà des seules fonctions régaliennes. Alors, comment situer ces salariés protégés par la loi parce qu’ils servent l’intérêt général, par rapport à ceux qui sont dans un régime contractuel ? Lorsque l’on dit, par exemple, que les pensions des salariés du privé doivent être basées sur les 25 meilleures années tandis que celles des fonctionnaires sont calculées sur les 6 derniers mois, que retient-on? 6 mois, 25 ans, un sentiment d’injustice marque l’opinion, même si parler de privilèges est infondé puisque, les primes des fonctionnaires n’étant pas prises en compte, la différence est minime. Reste qu’il y a dans notre pays deux catégories de salariés. C’est pourquoi, j’avance l’idée d’un statut des travailleurs salariés du secteur privé conçu sur une base principalement législative – car à travers la loi c’est la volonté générale qui s’exprime-, complétée par des conventions collectives améliorées et des partenariats pertinents.

Anne Coulon. L’Université a connu l’an dernier, un important mouvement porté par Sauvons l’université, l’Appel des appels, la FSU, etc.. Dans les débats, il est apparu que les organisations syndicales: FSU, CGT, FO, SGEN-CFDT, et au sein de la FSU: SNES, SNES sup, font une analyse convergente des conséquences des mesures mises en œuvre ou annoncées, mais elles n’arrivent absolument pas à se mettre d’accord sur une série de questions cruciales comme: quel service public? quelles délégations de service public ? Qui, des collectivités territoriales ou de l’Etat, doit gérer ? quels transferts de compétences? Vos propositions, instruites par un projet de société aux antipodes de celui qui est aujourd’hui dominant, apparaissent totalement à contre courant. Alors, comment s’en saisir ?

Anicet le Pors. Il est vrai que l’idéologie « managériale » a fait beaucoup de dégâts, y compris chez les hauts fonctionnaires, les élus et même chez les enseignants et les chercheurs. Dans le déficit d’idées fleurissent les « gouvernance », « management », « coaching », « benchmaking, jusqu’au « care » de Martine Aubry. Le sens de l’intérêt général s’est affaibli et, partant, la conception du service public est devenue plus confuse. Je me suis efforcé dans le livre d’éclairer une démarche de reconquête. Mais celle-ci demandera du temps. Il y a aussi des progrès ; au cours des dernières années, les enseignants ont pris conscience que les garanties fondamentales de leur situation sont dans le statut général des fonctionnaires et non dans leurs statuts particuliers. Cela devrait favoriser des convergences et aider au débat sur le sens du service public.

Antoine Fatiga. Des services publics sont régulièrement présentés dans les médias comme soit disant « déficitaires ». Et certains élus pensent que si le service des eaux ou des transports est géré par un groupe privé, il coûtera moins cher à la collectivité. La tentation de choisir la délégation de service public ou la privatisation ne serait-elle alors pas moins grande si la situation des salariés du privé se rapprochait de celle du public°? Et je pense à une phrase de Bernard Thibault: « si aujourd’hui les organisations syndicales ne se préoccupent pas des plus précaires, demain, c’est nous tous qui allons être précaires ». C’est fondamental.

Anicet Le Pors. Le problème est bien de faire converger ces statuts, mais vers le haut, alors que ce qui est recherché aujourd’hui par le gouvernement, c’est la réduction du secteur public. Et plus celui-ci délègue, plus il perd des compétences et donc de l’efficacité. Les conséquences sur les coûts s’en suivent. Il faut absolument que le secteur public reprenne la main avec des systèmes de formation initiale et continue qui anticipent sur les besoins et permettent de s’adapter en permanence. Il existe des propositions intéressantes comme celle de la double carrière qui donnerait au fonctionnaire la possibilité, ne serait-ce qu’à mi parcourt, de s’orienter vers d’autres activités. Je rappelle en outre que la mobilité est une garantie fondamentale des fonctionnaires.

Anne Coulon. La double carrière me ramène à ma question précédente. En cinq ans les aspirations ont changé en profondeur. Les enseignants recrutés sont plus âgés et, avec la loi de mobilité, l’instabilité est telle que la revendication n’est plus à la mobilité mais à la stabilité. Comment faire des propositions qui s’articulent sur cette transformation accélérée de notre société ? C’est ma grande question de communiste, militante dans un quartier populaire. D’un côté des chercheurs, des élus essaient de trouver des solutions, de l’autre les gens subissent les problèmes quotidiens. Comment faire pour qu’ils se rencontrent et que cela ait une utilité pour l’avenir?

Anicet Le Pors. La crise idéologique et existentielle que nous vivons renvoie la responsabilité politique vers le citoyen. Alors que des gens comme moi ont adhéré à un parti qui semblait fournir tous les attributs de la citoyenneté, où la responsabilité personnelle était diluée dans une responsabilité collective, aujourd’hui la perte de repères nous oblige à nous demander qui nous sommes et comment faire. C’est ce que j’ai fait quand j’ai quitté le parti communiste. J’appartiens à vingt-deux organisations qui constituent ensemble un choix que je suis seul à avoir fait. Je l’ai appelé mon « génome de citoyenneté ». A partir de là, comment construire des convergences entre des citoyens responsables°? A la fois à travers cette problématique de la citoyenneté (2) et la recherche de valeurs universelles. Cela m’amène à penser que la nation, à condition qu’elle se conçoive comme productrice d’universalité, demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. Cette réflexion n’est pas une réponse directe au mal vivre mais nous n’avancerons qu’en affirmant que chacun est acteur de la recomposition.

Antoine Fatiga. Génome de citoyenneté, travailler ensemble…, c’est la démarche que nous avons essayé d’avoir dans le Front de gauche pour les élections régionales. Nous avons aggloméré des partis et des individus qui avaient des histoires et des expériences particulières avec l’objectif non pas de niveler mais de s’enrichir. La question que vous posez est essentielle. D’après ce que j’ai compris le parti communiste et d’autres y réfléchissent°: Comment dépasser les logiques d’alliances fondées sur les rapports de forces et mettre en mouvement toute la société°? Comment donner à cet agglomérat une dimension collective et créer les conditions de changements véritables? Vous dites que les partis politiques sont devenus des écuries présidentielles. Comment faire la part entre cette dérive réelle et l’organisation d’un travail collectif autour des intérêts généraux des citoyens dans les quartiers, les entreprises?

J’ajoute que quand on est ancien ministre et conseiller d’État, on a accès aux sphères du pouvoir, on a les moyens de rendre très efficace son génome de citoyenneté. Mais quand on est ouvrier, enseignant, chômeuse… ? Les partis politiques, malgré leurs défauts, ne sont-ils pas encore aujourd’hui des outils de la démocratie, des outils au service du citoyen pour que, quel que soit son héritage culturel ou sa situation sociale, il puisse peser dans la vie publique?

Anicet Le Pors. Sans doute. Ceux qui souffrent le plus, tout comme les autres, regardent les partis mais ne peuvent voir d’issue dans une logique qui fait de l’élection présidentielle le déterminant de tout. Les grandes idéologies messianiques du 20ème siècle – théorie néoclassique de l’économie pour les libéraux, État providence pour la social démocratie, marxisme pour le mouvement révolutionnaire communiste – conféraient une légitimité à ces grands appareils. Alors que nous sommes entrés dans une ère où existent des perspectives d’avenir commun pour le genre humain, ces idéologies se sont affaiblies. Les partis sont en porte à faux dans une société en crise et des formes quelque peu confuses apparaissent. Certains les nomment coopératives, d’autres fronts, d’autres mouvements. On cherche le mot qui dira à la fois le respect des singularités et l’ouverture sur un avenir qui n’est plus celui des lendemains qui chantent assurés. L’article 4 de la Constitution dit que les partis ont la responsabilité de contribuer à l’expression du suffrage universel, qu’ils doivent se situer sur le terrain de la souveraineté nationale, respecter la pluralité, la parité, être démocratiques. On ne peut pas leur porter atteinte sans mettre en danger ces valeurs. C’est pourquoi, s’ils sont inadéquats, il y aurait cependant un grand risque à les remettre en cause de manière frontale.

Anne Coulon. Je n’ai jamais vécu ni ressenti l’aspect messianique du parti communiste dont vous parlez. Sans doute parce que je n’ai jamais été membre de sa direction nationale et n’ai pas eu non plus de mandat électif. En lisant la première partie de votre livre j’ai été frappée, lorsque vous parlez de communistes rénovateurs, orthodoxes, etc , par une sorte d’enfermement dans lequel je ne me retrouve pas. Je puise autant à l’extérieur du parti communiste qu’à l’intérieur, ce qui m’importe c’est l’apport d’idées. De ce point de vue, en vous lisant, des universitaires peuvent savoir ce que proposent des gens d’idéologie communiste mais dans un quartier populaire cela ne marche pas. Je crois beaucoup que la force d’un parti est dans la transmission orale et le nombre de ceux qui colportent les idées de façon vivante. Je ne suis attachée à aucune forme organisée, j’essaie juste de prendre un outil qui me semble le moins imparfait possible. Et le parti communiste, pour l’instant, c’est l’existant. Mais je suis très sensible aux questions que posent Roger Martelli et Lucien Sève qui vous rejoignent un peu sur ce point. Nous sommes dans une même recherche sur des chemins parallèles et nous n’arrivons pas à faire converger nos points de vue alors que nous y parvenons avec des gens bien plus éloignés.

Anicet Le Pors. Pour autant, je pense qu’il faut refonder, pour les uns et les autres, une conception du socialisme en tenant compte de l’expérience du 20ème siècle. Le socialisme c’était 1/ la propriété sociale des grands moyens de production, d’échange et de financement°; 2/ le pouvoir de la classe ouvrière et de ses alliés dont devait découler un homme nouveau. Le socialisme que l’on doit réinventer doit avoir, selon moi, trois piliers: 1/ l’appropriation sociale 2/ la démocratie institutionnelle 3/ ce qui a manqué dramatiquement au socialisme réel°: des citoyens responsables.

Vous parlez d’appropriation sociale, pourquoi pas de nationalisations ?

Anicet Le Pors. En 1982 les nationalisations ont été relativement vastes et la plupart à 100°%. Nous étions seulement quatre ministres communistes dans le gouvernement et l’arbitrage en notre faveur de François Mitterrand nous a surpris. Pourtant cela n’a pas marché. La loi sur la démocratisation du service public, les lois Auroux sur les droits des salariés sont arrivées plusieurs mois après, si bien que les conditions n’ont jamais été réunies pour que les travailleurs fassent une relation entre la propriété publique et leurs droits. Cela n’aurait probablement pas encore été suffisant mais c’est la voie dans laquelle il faut réfléchir. Si ce que j’appelle «°appropriation sociale°» a pour cœur le transfert juridique de propriété, il doit être étroitement associé à d’autres droits réels concernant : l’intervention des travailleurs, la recherche, l’aménagement du territoire, la coopération internationale, l’environnement, etc. pour la satisfaction de besoins reconnus par le peuple comme étant ses besoins. C’est infiniment plus difficile que de déterminer le « seuil minimum de nationalisations » du Programme commun des années 1970. Mais c’est sur quoi il faudrait maintenant travailler.

Antoine Fatiga. Aujourd’hui c’est la notion de pôle public qui est mise en avant….

Anicet Le Pors. J’aimerais comprendre ce que cette notion recouvre. On le sait seulement pour le pôle public financier qui comprendrait Oséo, la Caisse des dépôts, la Banque postale, etc. Or tous sont déjà des organismes publics….. Aucune nouvelle appropriation publique n’est donc proposée. L’affirmation : ° là où est la la propriété, là est le pouvoir », me semble toujours valable. Et se placer sur ce terrain nous met en liaison avec l’universel. Réclamer la nationalisation de l’eau, c’est revendiquer un service public mondial et une appropriation sociale à ce niveau qui deviendront de plus en plus légitimes. Avec l’énergie, les denrées alimentaires, des productions industrielles et des services, ce que Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant appellent «°les produits de haute nécessité°». Voilà le genre de concept, avec celui d’appropriation sociale, qu’il faudrait approfondir et mettre en avant.

Anne Coulon. J’ai été intéressée par votre critique de la 6ème République et par les propositions concrètes qui l’accompagne …

Anicet Le Pors. Les États généraux de 1789 exigeaient une constitution écrite. Depuis il y en a eu quinze. La 5ème république est un hybride de deux lignes de forces, l’une démocratique avec comme référence la constitution de 1793, l’autre césarienne de Louis Napoléon Bonaparte de 1852. Avec l’élection du président au suffrage universel en 1962, puis la cohabitation, elle est devenue « monarchie aléatoire » puisque l’exécutif change selon que les majorités sont concordantes ou pas, avant la « dérive bonapartiste » que nous connaissons aujourd’hui. Le Parti communiste a des lettres de noblesse institutionnelles puisqu’il a été le seul, en tant que parti, à s’opposer à cette constitution et il a été le plus actif pour combattre l’élection du président au suffrage universel. C’est pourquoi j’ai proposé de ne pas présenter de candidat à la présidentielle et d’expliquer pourquoi. Quant à la 6ème République d’Arnaud Montebourg, elle est pire que la 5ème sur de nombreux points. Le fait que tout le monde s’y soit agglutiné de Le Pen à Besancenot montre que c’est un slogan qui ne sert à rien. On l’invoque d’autant plus qu’on ne sait quoi mettre dedans. Dernière remarque, il n’y a jamais eu de changement de République en France sans qu’il y ait du sang dans la rue.

Anne Coulon. Cela pourrait arriver…

Anicet Le Pors. On ne peut pas le souhaiter. Je veux simplement dire qu’il ne faut pas jouer avec les numéros.

Antoine Fatiga. Entre les deux tours des élections régionales j’ai constaté que certains élus étaient davantage préoccupés par leurs places qu’ils voulaient garder que par le projet politique. Ils ne se posaient donc pas la question de savoir si d’autres étaient plus compétents pour une responsabilité donnée. En vous lisant, j’ai fait le parallèle entre la liberté que vous a donné le fait de ne pas dépendre du parti pour vivre et mon propre parcours. J’ai toujours pensé que ce ne sont pas les questions alimentaires qui doivent me retenir dans mes responsabilités militantes. Lorsque j’ai quitté la CFDT, j’avais des responsabilités nationales mais mon métier de réparateur de locomotives à la SNCF que j’avais gardé me donnait cette liberté. Il faut relancer la bataille pour un statut de l’élu équivalent au statut de délégué dans les entreprises.

Anne Coulon. Que pensez-vous d’un système où le débat politique serait centré sur les idées et ceux qui représentent ces idées tirés au sort°? Chacun serait amené, à un moment donné, à exercer une fonction politique.

Anicet Le Pors. C’est une belle utopie. A conserver en perspective. Les Grecs sur l’Agora tiraient au sort les fonctionnaires et les juges. J’ai toujours considéré que la politique n’est pas un métier. Il reste encore utile de reconnaître les dévouements, les vertus et les talents. Mais il est tout aussi nécessaire de faire tourner les responsabilités. La constitution de 1793 prévoyait que « Le peuple français s’assemble tous les ans, le 1er mai, pour les élections ».

Vous terminez votre livre en soulignant qu’il faut, dans la réflexion, laisser la place à l’événement. Qu’entendez-vous par là?

Anicet Le Pors. Il y a 30 ans, on pensait que l’on savait où on allait. Aujourd’hui nous vivons une décomposition sociale qui ne cesse de s’approfondir. Un changement de civilisation est nécessaire, et la rupture qui l’introduira inévitable. Mais intégrer l’aléa dans la réflexion ne doit pas conduire à l’attendre. Quand j’ai fait le Que sais-je sur la citoyenneté, je me suis demandé ce qu’il fallait garder du passé, des Lumières, de la Révolution française, de la Commune de Paris, du 20ème siècle prométhéen, etc., avec l’idée que cet héritage réhabilité est le meilleur investissement pour parer au danger, car l’aléatoire peut conduire vers des progrès mais aussi vers des monstruosités. Il vaut mieux le savoir et accumuler des idées, des forces, de la lucidité.

(1) Les racines et les rêves, Éditions du Télégramme, 18 euros.
(2) Anicet Le Pors est l’auteur de La citoyenneté « Que sais-je ? », Éditions PUF, dont la 4° édition est en cours.

Légion d’honneur de Jean-Charles Nègre – Bobigny, 3 mai 2010

C’est pour moi une circonstance particulièrement heureuse de me retrouver ici, à Bobigny, en compagnie de nombreux amis et camarades, de personnalités de grande qualité du secteur public et du secteur privé, de retrouver Marie George Buffet à qui me lie bien des souvenirs, en dernier lieu de nous être rencontrés avant-hier au défilé du 1er mai.

Il n’est pas si fréquent aujourd’hui de voir reconnus, au nom de la République, les vertus et les talents de femmes et d’hommes dont les engagements présentent les caractéristiques de celui que nous honorons en cette circonstance. Raison de plus pour souligner, pour nous tous, l’importance de notre rencontre.

Le parcours de vie de Jean-Charles Nègre n’a pas son origine dans les faveurs d’une naissance bourgeoise ou aristocratique. Il a été élevé par ses grands parents maternels d’origine italienne, son grand père était sapeur pompier, son père restaurateur niçois, sa mère sans profession. Il effectuera sa scolarité à l’école communale puis au lycée Masséna de Nice avant de s’engager rapidement dans la vie active à la Caisse d’allocation familiale des Alpes maritimes, en 1968 à vingt ans. Il y deviendra cadre sur concours en 1974. Mais n’y fera pas carrière, aussitôt absorbé par des activités militantes, notamment à la CGT, où son action pour l’amélioration des conditions matérielles et morales des personnels se traduira par une affirmation de l’organisation syndicale dans l’établissement, mais aussi contribuera à la formation du jeune militant qui bénéficiera alors des conseils et des encouragements de son camarade et ami Richard Fiorucci.

C’est encore celui-ci qui lui fera faire ses premiers pas aux Jeunesses communistes et au parti communiste français à partir de l’année 1967. S’ensuit une longue succession de responsabilités politiques : à la direction fédérale des jeunesses communistes des Alpes maritimes, puis au Conseil national de l’organisation. Parallèlement, il assumera des responsabilités au comité fédéral du parti communiste français et sera en 1971 candidat aux élections municipales de Nice sur une liste du PCF, ce qui est la preuve d’une belle abnégation, mais qui ne lui ouvrait pas de grandes perspectives de mandature municipale à Nice ; à peu près équivalentes sans doute à celles que je pouvais espérer la même année, aux mêmes élections municipales, en conduisant la liste du parti communiste à Saint-Cloud dans les Hauts de Seine.

Mais son parcours connaît, en 1974, un tournant qui marquera durablement d’une dimension internationale la vie de Jean-Charles. Il est affecté à Budapest où il restera trois ans dans les fonctions de secrétaire général de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique. Le contexte de l’année 1977 – qui est celui de ce qu’on appelait alors l’eurocommunisme – l’engage à quitter ces fonctions, marquées, selon lui, par une conception dépassée de la solidarité internationale. Il organisera encore le Festival international de la jeunesse à Cuba en juillet 1978, mais il sera vite repéré par Jean Kanapa qui dirigeait le secteur de la politique extérieure au PCF, la Polex comme nous disions alors. Dorénavant son activité se concentrera sur les questions de politique internationale, plus précisément, à l’origine, en direction des pays d’Amérique latine, puis d’une manière de plus en plus diversifiée : vers le Vietnam, l’Afrique australe, les pays d’Europe de l’Est.

L’activité de Jean-Charles deviendra rapidement foisonnante lorsqu’ils reprendra une activité professionnelle dans le tourisme de 1989 à 2004, tout en assumant des responsabilités politiques de plus en plus lourdes tant au niveau national que local : en 1996 il est élu au conseil national du PCF pour s’occuper encore, bien sûr, des questions internationales – ce qui l’impliquera dans plusieurs missions de médiation aussi délicates que discrètes, dont je ne dirai rien en raison de cette discrétion – mais être aussi chargé du « pôle moyens » à partir de 2004 et de la coordination nationale à partir de 2008.  Toutes ces activités proprement politiques, nationales et internationales, témoignent d’un engagement et de convictions d’une grande constance et d’une vigueur qui ont marqué également son activité d’élu local.

C’est cette activité qui est à l’origine de la distinction qui l’honore aujourd’hui et dont je voudrais maintenant faire état à titre principal. Mais je pense qu’il n’était pas possible de parler de celle-ci sans évoquer le cœur des raisons qui ont motivé l’engagement sur le terrain de Jean-Charles.

Beaucoup savent ici que la vie de Jean-Charles fait corps avec celle de Montreuil depuis 1978. Il a été suppléant, de 1988 à 1993, de mon ami Jean-Pierre Brard, député ; conseiller municipal de 1989 à 2008. Élu en 2002 conseiller général de Montreuil-Est, il a été largement réélu en 2008. Il est, depuis l’origine, vice-président du conseil général de la Seine-St-Denis où il est chargé des questions, si cruciales aujourd’hui, de l’emploi et de la formation professionnelle. Dans ces fonctions, Jean-Charles a mis en œuvre une politique particulièrement originale dans le cadre d’une charte passée avec plusieurs grandes entreprises : la SNCF, la RATP, Véolia, la fédération du bâtiment, la société Colas – dont plusieurs représentants sont ici présents. On estime  qu’environ 1500 jeunes du 93 ont pu accéder à l’emploi du fait de cette politique. Il est aujourd’hui chargé de l’action sociale du département, du service du RSA. Une caractéristique permanente de son action : aller chercher ceux qui sont dans la plus grande difficulté, créer les conditions de leur mise en confiance, engager l’intégration dans la vie sociale et professionnelle de ceux qui en sont les plus éloignés. C’est une manière de montrer concrètement que les habitants d’un département comme la Seine-Saint-Denis ont droit à ce qui est le meilleur. Il y va d’une question de justice élémentaire et de la reconnaissance de l’apport de ce département populaire à la richesse matérielle, humaine et intellectuelle de notre République.

Mais c’est peut être à Montreuil, au plus près de la population que l’action de Jean-Charles Nègre a connu sa plénitude. Dans la mouvance de l’action scolaire d’abord : il représente depuis 2002 le département dans 4 des 8 collèges, il a soutenu la rénovation du collège Jean Moulin, il a multiplié les contacts avec les jeunes dont il a largement gagné la confiance par son sens du contact direct et sa sincérité. Aujourd’hui encore où il s’agit d’offrir les meilleures conditions d’éducation aux enfants de Montreuil pour que chacun ait concrètement les mêmes chances de réussir, son action d’élu est fortement tournée vers des questions de sectorisation et de la juste dotation en moyens des établissements de sa ville. Action qu’il mène en étroite liaison avec les parents d’élèves, les enseignants et d’autres élus animés par les mêmes convictions.

Mais il s’est fait également remarquer dans un domaine aujourd’hui d’une extrême sensibilité : les relations avec les différentes communautés religieuses. Dans le strict respect du principe de laïcité, il a engagé les actions nécessaires pour que la liberté de culte puisse s’exercer dans la dignité ; mais il a veillé tout aussi scrupuleusement à ce que la neutralité de l’État et des collectivités publiques concernées ne puisse être mise en cause.

Décrire l’activité d’élu local de Jean-Charles Nègre c’est, on le voit, évoquer quelques-unes des compétences dévolues par la tradition historique comme par la constitution et l’ État de droit aux collectivités territoriales.

Elles font l’objet aujourd’hui d’une réforme qui inquiète. L’intérêt général se définit normalement au niveau national, mais est également important cet autre principe de la République : la libre administration des collectivités territoriales, principe posé par l’article 72 de la Constitution qui a comme conséquence naturelle la clause de compétence générale de ces collectivités. Et c’est à la démocratie elle-même que l’on porterait atteinte si devait être réduit de moitié, comme il en est question, le nombre de conseillers territoriaux, et diminués, au-delà de 2010, les moyens financiers des collectivités territoriales. On comprendra également que je sois personnellement attentif aux réformes concernant les fonctionnaires territoriaux, fonctionnaires à part entière depuis 1983-1984, dont le statut, a subi depuis maints outrages et qui est aujourd’hui encore menacé.

Ainsi s’établit une nouvelle fois l’articulation entre la vie d’un militant, représentant du peuple, et les grands problèmes en débat dans la société française, dans une crise profonde particulièrement révélée par la situation de ce département de la Seine-St-Denis qui fût aussi le mien quand j’étais plus jeune.

Tels sont, Mesdames, Messieurs, les motifs qui nous réunissent aujourd’hui pour honorer un récipiendaire dont le témoignage revêt une haute signification, mais qui est aussi un fervent de la fraternité et de la convivialité, un pêcheur émérite et un fin cuisinier de poisson, un amoureux de la Corse, toutes qualités qui ne sont pas incompatibles, même aux yeux du Breton que je suis.

Plus sérieusement, il me revient maintenant de procéder à la réception de Jean-Charles Nègre dans l’Ordre de la Légion d’honneur :

« Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés nous vous faisons Chevalier de la Légion d’Honneur ».

Vœux 2010 Bretagne – Ile de France

 

 

SOLEIL EN BRETAGNE


Au tournant des années 2009-2010, il nous a été enjoint par le gouvernement et le président de la République de venir discuter de l’identité nationale dans les préfectures à l’invitation pressante des préfets. De quel droit ? L’identité nationale existe bel et bien, mais elle ne doit pas grand chose aujourd’hui à ceux qui démantèlent le service public, bafouent la tradition de la France terre d’asile, dénaturent la laïcité en affirmant la supériorité du curé sur l’instituteur, portent atteinte aux libertés individuelles et publiques en corsetant les droits dans l’entreprise et en appelant à l’obligation de réserve, au-delà des fonctionnaires, la lauréate d’un prix littéraire, déstabilisent les collectivités territoriales et les asphyxient financièrement, renforcent le caractère présidentiel des institutions.

La nation c’est la communauté des citoyens qui, au-delà de leurs divergences de points de vues, s’accordent sur des valeurs essentielles : une conception de l’intérêt général qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, une affirmation du principe d’égalité qui est celle des citoyennes et citoyens à l’air libre, c’est-à-dire libres de tout enfermement communautariste, une exigence de responsabilité fondée sur le principe de laïcité. La nation c’est l’affirmation de la responsabilité du citoyen dans la cité, dans l’entreprise, son droit de participer à leur gestion, dans des institutions qui permettent l’expression démocratique de la volonté générale. Citoyens français de Bretagne et d’Ile de France nous n’avons pas de leçon à recevoir de ceux qui manipulent l’identité de la France pour dissimuler leurs turpitudes et parce que, dans le fond, ils ne l’aiment pas et la connaissent mal. J’adresse aux Bretonnes et aux Bretons des vœux confiants en leur lucidité dont René Char disait qu’elle est « la blessure la plus rapprochée du soleil ».

« Pas de citoyenneté sans valeurs » – l’Humanité, 19 novembre 2009

Sur le site Internet de son « grand débat », Éric Besson mêle la nation à la liberté, la citoyenneté, l’émancipation, etc., tout en promouvant le rapprochement des termes identité nationale et immigration. Comment qualifier une telle conception ?

Nous n’avons pas besoin de répondre à une injonction gouvernementale pour savoir ce que nous devons penser de ces concepts. L’immense apport des Lumières et de la Révolution française a été d’instituer la nation, communauté des citoyens, en souverain dans le cadre d’un régime affirmant la liberté, l’égalité, la fraternité comme valeurs suprêmes, la République. La souveraineté nationale et populaire est aujourd’hui un bien précieux, car elle affirme en continuité de notre histoire notre responsabilité collective. Dans une mondialisation qui tend à dissoudre les États nations, c’est-à-dire des histoires, des valeurs, des cultures, des lieux de contradictions fécondes, j’affirme que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. C’est en ce sens que l’on peut parler d’identité nationale. Mais il s’agit d’une création continue qu’il faut conduire rationnellement à chaque étape et non d’une invocation mystique et démagogique comme celle à laquelle ont recours Éric Besson et Nicolas Sarkozy. C’est précisément parce que ce pouvoir tourne le dos à cette identité en démantelant le service public vecteur de l’intérêt général, en rejetant la tradition de la France terre d’asile, en s’attaquant aux structures territoriales liant communes-département-nation, en aggravant la « dérive bonapartiste » dont les institutions de la V° République étaient porteuses dès l’origine – et auxquelles à l’époque seul le parti communiste français, en tant que parti, s’opposa – qu’il a recours à cette manipulation sur une base dévoyée de l’identité nationale pour solliciter les réflexes nationalistes et … antinationaux.

Éric Besson évoque le « sentiment national ». La citoyenneté relève-t-elle ainsi d’un sentiment ? Doit-on se sentir citoyen pour l’être effectivement ?

La citoyenneté est, en tout état de cause, un terrain de réflexion et d’action plus intéressant dans la situation de décomposition sociale qui caractérise ce moment de l’histoire, entre un XX° siècle prométhéen et une civilisation nouvelle aujourd’hui encore difficile à déchiffrer. Elle nous invite à revenir aux fondamentaux idéologiques. Il n’est ni utile ni souhaitable de s’épuiser à donner une définition de la citoyenneté, fortement évolutive, car toute définition affaiblit et enferme. En revanche, il nous faut concevoir une problématique qui permette de révéler le sens et l’authenticité de toute citoyenneté. Pour ma part – et je renvoie là à mon Que sais-je ? sur le sujet (1) – il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, que j’exprime de la manière suivante : une conception spécifique de l’intérêt général, une affirmation du principe d’égalité, une éthique de la responsabilité. Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif de celle-ci impliquant des moyens nécessaires : un statut juridique du citoyen, une libre administration des collectivités territoriales, des institutions démocratiques. Il n’y a pas de citoyenneté sans son inscription concrète dans la crise systémique, son affirmation face aux forces désagrégatrices infra et supranationales. Elle intègre l’idéologie des droits de l’homme dans la réalité politique concrète. Le professeur Jean Rivero a écrit dans cet esprit : « les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ».

La revendication d’égalité des droits semble aujourd’hui prise en tenailles$ entre l’individualisme libéral et diverses tentations communautaristes. Est-ce la conséquence d’une faiblesse de la notion de citoyenneté ?

Non, c’est tout au contraire l’indication que la citoyenneté est la seule façon de répondre à ces questions de notre temps et que notre responsabilité majeure de citoyens d’aujourd’hui est d’apporter ces réponses. Il y a certes un repli individualiste dans la crise, mais il y a aussi dans cette crise le renvoi de la responsabilité sociale vers chaque citoyen, chaque citoyenne, appelés à ne s’en remettre qu’à eux pour amorcer la recomposition, et non à déléguer ou à fantasmer dans d’hypothétiques stratégies d’alliances : une somme de désarrois n’a jamais fait un début de solution. Le communautarisme est la réponse pervertie de la communauté des citoyens en hypervalorisant certaines de ses dimensions, notamment ethnique ou religieuse. Le prix Nobel indien Amartya-Sen en a fait une analyse particulièrement lucide dans son dernier livre Identité et violence (2), dénonçant le caractère totalitaire du communautarisme et refusant pour son propre compte d’être enferme dans ses « petites boîtes ». Ce n’est pas un problème nouveau, s’il prend du relief dans la crise. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries : la « patrie d’origine » à laquelle il était naturellement attaché par ses liens historiques, culturels et affectifs, et la « patrie de droit » qui seule lui conférait la citoyenneté et devait donc être privilégiée dans l’organisation sociale. C’était il y a 2000 ans. On n’a guère mieux dit les choses depuis.

Dans le contexte de crise du capitalisme, on entend de plus en plus parler de « citoyenneté économique ». L’alternative au capitalisme est-elle à rechercher dans une extension de la citoyenneté à l’entreprise ?

La citoyenneté ne dissout pas les particularismes. La multiplicité de ses dimensions fait sa richesse. Ainsi, il y a des « dimensions » infranationales (corse, bretonne, occitane, basque, alsacienne) et des dimensions supranationales (européenne, méditerranéenne, mondiale) de la citoyenneté française, mais seule celle-ci répond à la problématique précédemment évoquée et seule elle justifie l’appellation de citoyenneté. De même il y a des dimensions économiques (droit au travail, à l’information et à la formation, à l’intervention dans la gestion des entreprises, à l’exercice de la plénitude des droits et libertés) et des dimensions sociales (droit à la santé, au logement, à la culture) de la citoyenneté. Mais la citoyenneté est une notion avant tout politique, le citoyen ne saurait se réduire au travailleur ou à l’ayant droit. Pour autant, la lutte pour la pleine citoyenneté dans l’entreprise est, dans cette crise de civilisation, au premier rang du combat anticapitaliste. Il faut donc veiller à la plénitude de la conception de la citoyenneté.

Nos ancêtres révolutionnaires écrivaient au-dessus de leur porte « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ». Et nous, aujourd’hui ?

 

‘1) La Citoyenneté, Que sais-je ?, PUF 3° éd., 2002.

(2) Identité et violence, Amartya-Sen, Odile Jacob, 2007.

« Composition française » de Mona 0zouf – Bretagne Ile de France, août 2009

RETOUR SUR UNE ENFANCE BRETONNE

J’avais plusieurs raisons de lire Composition française de Mona Ozouf . Celle que poussait le plus ma curiosité était que nous sommes de la même année ; tout comme nos mères respectives, nées en 1905, et qui plus est dans le même bourg du Pays des abers, sur la dernière marche de la Basse-Bretagne : Lannilis. Son livre entreprend de comprendre comment s’est formée sa personnalité sous l’effet d’influences multiples qui l’on conduit, via l’Ecole normale supérieure, au statut d’historienne et de philosophe réputée. Elle en tire une réflexion plus générale sur les influences combinées de l’universel et des particularismes dans la société actuelle. L’essai est sincère et sérieux, perplexe à en être irritant, érudit et toujours brillant.

Ses parents étaient instituteurs. Son père qu’elle a peu connu, il est décédé alors qu’elle n’avait que quatre ans, se distinguait de ses collègues en s’affirmant « patriote breton », au-delà de la simple défense de la langue qu’il revendiquait avec d’autant plus de force qu’il était né dans une famille aisée du pays gallo. Il reste pour Mona Ozouf une référence forte, comme pour sa mère qui, institutrice plus conforme dans les Côtes d’Armor, en conservera le souvenir. L’auteure – qui me pardonnera ce féminin qu’elle n’approuve pas, alors que j’en suis partisan autant qu’il est possible – reste prudente sur ce qu’aurait été l’évolution politique de son père pendant l’occupation, vu ce que sont alors devenus ceux qu’il lui était arrivé de fréquenter. Mais la personne, dont l’authenticité m’a particulièrement touché et qui semble l’avoir marquée plus que toute autre, est sa grand mère maternelle (de Lannilis) dont elle dit : « La Bretagne vivait à la maison en la personne de ma grand mère, et pourtant c’était elle qui m’entretenait de la France ». L’essentiel est dit.

Mona Ozouf analyse avec une particulière lucidité et une grande honnêteté comment se sont combinées (confrontées) en elle les influences de la maison, de l’école et de l’église. Particulièrement critique de cette dernière, elle s’interroge sur ce qu’elle appelle ses trois « foi » : chrétienne, bretonne, républicaine « un écheveau de perplexité que je ne suis toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui », avoue-t-elle. Elle s’engagera pourtant un temps, à partir de 1952, au parti communiste, sur lequel elle porte aujourd’hui un regard distant mais non dépourvu de bienveillance et de fraternité. On lira avec un grand intérêt ses analyses sur la Révolution française dont elle est devenue une spécialiste reconnue (elle a codirigé avec François Furet le Dictionnaire critique de la Révolution française, en 1988), admirative devant l’œuvre accomplie, mais critique sur la conception abstraite de l’homme universel que défendaient les révolutionnaires.

Ce foisonnement de faits et d’idées met parfois mal à l’aise en raison même de leur précision, de la retenue de l’écriture et de l’intelligence de leur présentation, en ce qu’ils sont proposés sur un même plan, sans que le secondaire se distingue toujours clairement du principal, bien que Mona Ozouf n’oublie pas à la fin de l’ouvrage (mais cette grande intellectuelle n’oublie rien de la rhétorique) de rappeler la nécessité de la hiérarchie des faits et des idées. Elle stigmatise l’ « intégrisme républicain » (dont on ne voit pas trop quelle consistance il a aujourd’hui) et critique l’ « exagération dramatique » de l’anti-communautarisme. Les thèses les plus contradictoires pourront trouver dans ce livre des arguments de qualité. Évoquant certaines questions d’aujourd’hui elle reconnaît honnêtement : « Dans tous ces débats [la parité homme-femme, le voile islamique, les langues régionales – A.LP], j’ai eu en permanence le sentiment de pousser devant moi un troupeau d’incertitudes ». Ce qui ne diminue en rien l’intérêt de l’ouvrage – quelque agacement que l’on puisse avoir par moment – tant la pensée est riche, la démarche sincère et le style séduisant.

Il reste qu’un tel livre ne peut s’abstraire de son débouché politique. Il est un peu trop facile de renvoyer dos à dos « universalistes » et « communautaristes » en un temps où des forces infra et supranationales se conjuguent pour gommer le niveau national et les dimensions essentielles du pacte républicain (service public, laïcité, droit du sol, autorité de la loi, citoyenneté, etc.). La cohésion de la société française n’est pas aujourd’hui menacée par un excès de conscience nationale et universelle, mais par leur délitement. Comme le dit elle-même Mona Ozouf, « hiérarchiser n’est pas nier » et l’affirmation d’une citoyenneté exigeante ne met pas en cause « le goût pour les couleurs d’un paysage familier » (p. 241). Amartya Sen, dont on a analysé, il y a peu dans ces colonnes, le dernier ouvrage Identité et violence , a bien montré le caractère multidimensionnel de chacun d’entre nous, et Mona Ozouf ne conteste pas cette vision, refusant que certaines de nos caractéristiques (religieuse, ethnique) s’arrogent l’exclusivité de la qualification sociale de la personne. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries : la « patrie d’origine » à laquelle il était naturellement attaché par des liens historiques et culturels et la « patrie de droit » qui seule lui conférait la citoyenneté. On n’a guère dit les choses plus justement depuis.

Anicet Le Pors

Peut-on vraiment parler de citoyenneté européenne ? – Institut Marc Sangnier – 17 juin 2009

 

(Schéma)

Concept non purement juridique mais politique – Problématique plutôt que définition.

1. Selon quelle problématique parler de citoyenneté ?

Généalogie de la citoyenneté

La démocratie athénienne – Rome.

Éclipse d’un millénaire sous le régime féodal – Franchises commerciales et libertés individuelles – Université avec enseignement du droit romain – La Politique d’Aristote ; La République de Bodin, Le traité du citoyen et Le Léviathan d’Hobbes, l’idée républicaine avec Machiavel, etc. – L’Esprit des lois de Montesquieu et Du Contrat social de J-J. Rousseau.

Révolution française – Les dimensions économiques, sociales et politiques aux XIX° et XX°.

Valeurs-exercice-dynamique » : la citoyenneté « à la française »

Les valeurs : intérêt général et service public – Principe d’égalité et actions positives – Exigence de responsabilité et principe de laïcité.

L’exercice effectif de la citoyenneté : Statut politique à base nationale (droit de vote) – Droits économiques et sociaux – La démocratie locale – Les institutions.

La dynamique : situation de crise de l’individualité (cinq causes) – des médiations – des idéologies messianiques.

Questions : dimensions infra et supranationale – binationalité – asile – développement des dimensions transnationales ?

2. La citoyenneté européenne dans cette problématique

TFUE article 20 : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre [Maastricht]. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas [Amsterdam]. » (rédaction art. 9 du traité sur l’Union européenne, amputée de sa première phrase …).

Valeurs de la citoyenneté européenne

Article 2 TUE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que du respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». La Charte des droits fondamentaux reprend ces valeurs dans une forme voisine.

Généralité – Application à d’autres pays ou ensembles régionaux dans le monde. Nécessité de caractère identifiant (cf. service public, modèle d’intégration, laïcité) – Faiblesse conceptuelle.

Valeurs européennes possibles : creuset spécifique de l’antiracisme, de la protection de l’environnement, du dialogue des religions, de la coopération et des politiques migratoires, etc. – Spécificité peu marquée – France Inter (23-24 mai 2009) : « La culture ne pourrait-elle pas fonder l’identité européenne ? ».

Moyens et exercice effectif

– le droit de circulation et de séjour (art. 21) : mais pas les étrangers non communautaires (Espace Schengen, convention de Dublin II de 2003).
– des droits politiques : droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et aux élections européennes (art. 22, vote étrangers non communautaires) ; droit de pétition (art. 24) ; autres droits : élection du Parlement au suffrage universel, ouverture partielle des fonctions publiques, égalité rémunérations des hommes et des femmes, utilité partis politiques.
– des garanties juridiques : droit à la protection diplomatique et consulaire des États (art. 23, non de l’Union européenne) ; recours au médiateur (art. 24).

Moyens figurant ailleurs : interdiction des discriminations, référence aux droits fondamentaux et les principes généraux du droit communautaire – Droits économiques et sociaux épars – Attributs rattachables : euro, drapeau, hymne, permis de conduire, passeport, carte verte, etc.

Moyens de la démocratie locale demeurent largement sous l’autorité des États.

Institutions complexes sans séparation des pouvoirs – Adoption du traité de Lisbonne problématique.

Si 80 % des nouveaux textes sont d’origines bruxelloise, avec accord des gouvernements.

Contributions effectives de la CJCE et de la CEDH (art. 3, 6, 8 de la Convention des droits)

La citoyenneté européenne décrétée, faible densité, citoyenneté de superposition assortie de réserves et de délégations aux États le plus souvent fondées en fait ou en droit sur la réciprocité, sans autonomie véritable – « objet politique non identifié », citoyenneté « de conséquence ». Paul Magnette et Mario Telo estiment : « Évoquer une citoyenneté européenne reste largement une ambition incantatoire, sinon un abus de langage » – Options économiques et financières sont dominantes – But : une organisation fédérale de l’Union européenne.

Possibilité hypothétique de nouveaux droits (art. 25) : Conseil statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission après consultation du Parlement.

Quelle dynamique propre de la citoyenneté européenne ?

Droit de vote emblématique : 59,4 % d’abstentions en France, 56,9 % en UE.

Hubert Védrine (Le Monde 1er juin 2009) la complexité du fonctionnement des institutions européennes, les jeux politiciens autour de la nomination du futur président de la Commission – Le Monde diplomatique de juin : absence de véritable communauté politique des 495 millions d’habitants des pays concernés, prévalence des questions de politique intérieure, ignorance des votes émis par référendum de la France, de l’Irlande et des Pays Bas sur le projet constitutionnel, connivence dont font preuve dans leur votes et le partage des places PPE et PSE au Parlement européen, découpage des huit circonscriptions électorales.

Trop de marché – trop de droit – pas assez de politique et de social – Choix de privilégier les niveaux infra et supranationaux (principe de subsidiarité). Le problème mal posé ?

3. L’idée d’une citoyenneté mondiale : faux-fuyant ou perspective ?

Divergence citoyenneté-nationalité est ancienne : Thomas Paine, Anacharsis Cloots (« citoyen de l’humanité ») citoyens français et députés à la Convention – Garibaldi élu député dans quatre départements français.

K. Renner au début du XX° siècle : citoyenneté aux ressortissants de l’Autriche-Hongrie respectant les minorités nationales – Citoyenneté soviétique – Conseil constitutionnel récuse le« peuple corse » en 1991 – accord Nouvelle-Calédonie en 1998 divergence progressive des citoyennetés française et néocalédonienne conduire à des nationalités différentes – Les notions de nationalité, citoyenneté, origine, résidence, fréquemment confondues.

L’aspiration aux « valeurs universelles »

Les valeurs nationales se conçoivent souvent comme ayant une valeur universelle (1789). Aujourd’hui encore : service public – modèle français d’intégration – laïcité – Nécessité d’un long processus de confrontation-convergence des opinions publiques.

Valeurs qui pourraient s’imposer au niveau mondial : à la paix, la sécurité, le droit au développement, à la protection de l’écosystème mondial, à la maîtrise scientifique, aux droits de l’homme et du genre humain – Le niveau mondial est borné : facilité méthodologique par rapport au niveau continental ou régional – Généralité et incantations ?

Des bases pour l’exercice d’une citoyenneté mondiale

Mondialisation du capital et exploitation : bases de globalisation objective. Elle joue donc objectivement un rôle dans la globalisation.

Bases factuelles : Internet, aux 5000 ONG, développement des solidarités et des échanges internationaux.

Bases juridiques montantes : article 1er de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945 se prononce pour la paix et le règlement pacifique des différends, coopération entre les nations. Article 2, pour la première fois dans l’histoire, fait interdiction aux États de recourir à la force et avance l’idée de sécurité collective – Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 – Convention de Génève relative aux réfugiés du 28 juillet 1951 – Pacte international relatif aux droits civils et politiques et Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966 – Convention relative aux droits de l’enfant du 20 janvier 1990 – Cour pénale internationale créée par le traité de Rome le 17 juillet 1998, etc.

La Déclaration universelle de 1948 prévoit des droits étendus : non-discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, les opinions politiques et l’origine ; interdiction de l’esclavage, de la torture de la détention arbitraire ; droit d’être jugé équitablement ; protection de la vie privée ; droit de circulation ; droit d’asile ; droit à une nationalité, au mariage, à la propriété, à l’éducation, à la sécurité sociale, au travail et à une rémunération équitable ; liberté de penser, de conscience et de religion ; liberté de réunion et d’association, d’égal accès aux fonctions publiques ; droit syndical ; droit de vote ; auxquels on peut ajouter le droit d’ingérence.

Nombreuses déclarations ; ensemble incertain ; « logiques floues » de M. Delmas-Marty ; tous les pays n’y ont pas souscrit ; formulations très générales ne constituent pas à elle seules des règles juridiques opérationnelles ; nombreuses réserves, dérogations, exceptions, restrictions. Hannah Arendt sceptique sur leur contenu réel. Marcel Gauchet : l’idéologie des droits de l’homme, a-historique n’est pas porteuse de projet, fonctionne sur la base de l’indignation spontanée, combinée au pouvoir médiatique, s’inscrit dans une autorégulation des rapports sociaux qui n’est pas sans rapport avec celle du marché dans la sphère des rapports économiques. Jean Rivero : « Le droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ». Ces pouvoirs existent bien au niveau mondial, mais leur effectivité est loin d’être assurée.

La montée de l’ « en-commun » comme dynamique d’une citoyenneté mondiale

Accélération du processus de « mise en commun » dans de très nombreux domaines : protection de l’écosystème mondial, télécommunication, navigation aérienne, météorologie, police, etc. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans échanges internationaux des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent pas comparaisons, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit, au sens qu’envisageait Emmanuel Kant : « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre ». D’où le devoir d’hospitalité.

Pour une « citoyenneté mondiale » : donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que désignent des expressions comme « patrimoine commun de l’humanité », « bien à destination universelle » selon Vatican II, avec Edgar Morin « Terre-Patrie », le « Tout Monde des écrivains Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant (« Manifeste pour des biens de haute nécessité ») – Notion d’appropriation sociale des biens publics : l’eau, des ressources du sol et du sous-sol, des productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques, certains secteurs-clés de production de biens et de services – Leur faire correspondre des services publics organisés à ce niveau – le XXI° siècle « âge d’or » des services publics.

En conclusion,

Époque de décomposition (relativisation États-nations, classes, espaces, mœurs, idéologies messianiques) – Deux lignes d’approfondissement :
– analyse des contradictions : « Pendant la mue le serpent est aveugle », « Éloge de l’échec ».
– conservation de l’héritage et premiers pas de la recomposition sur le thème fédérateur de la citoyenneté, avec deux caractères nouveaux : d’une part une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain, d’autre part un renvoi de la responsabilité politique vers l’individu (Amartya-Sen, « génomz d.

Cela n’invalide pas le rôle de la nation qui est et demeure …- Partir de la citoyenneté nationale vers une réflexion sur l’universalité des valeurs et des moyens de la citoyenneté, pour revenir dans un cadre de convergence européen, c’est la dynamique nouvelle proposée.

Se garder de toute impatience en la matière : la citoyenneté ne se forme que dans le temps long. Renan disait : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elle finiront […] La confédération européenne probablement les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons ». C’était dans son célèbre discours à la Sorbonne « Qu’est-ce qu’une nation ? » … c’était le 11 mars 1882, il y a 127 ans.

Citoyennetés nationale, européenne, mondiale – La culture, outil de libération FAMO-EST – Sancey – 10 juin 2009

CITOYENNETÉ NATIONALE, EUROPÉENNE, MONDIALE

La question ne préjuge pas son existence, mais permet d’ouvrir un débat. Le risque est de se perdre en généralités car la notion de citoyenneté n’est pas un concept purement juridique, mais plutôt politique ; elle échappe de ce fait à toute définition stricte et définitive. La question de la transposition du concept, généralement à base nationale, à des ensembles multi ou transnationaux est bien une question de notre temps. Dans tous les cas, l’approche rationnelle des citoyennetés suppose le recours à une problématique permettant une analyse méthodique.

1. Selon quelle problématique parler de citoyenneté ?


Plutôt qu’une histoire, il existe une généalogie de la citoyenneté

La démocratie athénienne du V° siècle av. J-C. nous a appris la démocratie directe en dépit de son caractère restrictif.

Rome, à l’inverse, en dépit de structures fortement hiérarchisées, pose le principe de l’égalité des citoyens devant la loi et fait de la citoyenneté un instrument d’assimilation des hommes libres des régions conquises (édit de Caracalla 212).

À la fin d’une éclipse d’un millénaire sous le régime féodal, la citoyenneté réapparaît dans le bourgeois des cités qui exige plus de franchises commerciales et de libertés individuelles, mais surtout à l’université avec l’enseignement du droit romain, la traduction de La Politique  d’Aristote ; suivront La République de Bodin, Le traité du citoyen et Le Léviathan d’Hobbes, l’idée républicaine avec Machiavel, etc. Plus tard L’Esprit des lois de Montesquieu et Du Contrat social de J-J. Rousseau.

L’avènement du citoyen dans son acception moderne intervient avec la Révolution française : « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ». Puis les dimensions économiques, sociales et politiques s’affirmeront au cours des XIX° et XX° siècles.

Il ressort de cette rétrospective discontinue qu’il n’y a pas de citoyenneté sans finalités ou valeurs, sans exercice effectif doté des moyens nécessaires, sans dynamique propre à chaque époque.

Une validation de la problématique « valeurs-exercice-dynamique » : la citoyenneté » à la française »

S’agissant des valeurs, on pourrait s’en tenir à « Liberté-Ègalité-Fraternité », auquel je préfère un triptyque plus opérationnel. D’abord, une conception spécifique de l’intérêt général qui a donné naissance à l’école française du service public. Ensuite, une affirmation du principe d’égalité dont la mise en œuvre implique le recours à des actions positives, afin de rapprocher l’égalité sociale de l’égalité juridique. Enfin, une exigence de responsabilité qui affirme que ce sont les citoyens qui fixent les règles de la morale sociale et que c’est le principe de laïcité qui le leur permet.

En ce qui concerne l’exercice effectif de la citoyenneté, il est possible en premier lieu par l’ensemble des droits civiques des citoyens, attribués sur une base essentiellement nationale (droit de vote) ; mais il implique également l’effectivité de droits économiques et sociaux. La démocratie locale est un lieu privilégié d’exercice de la citoyenneté par la proximité qu’elle établit entre les objectifs et les lieux de pouvoir et le principe de libre administration des collectivités territoriales. La France est aussi, depuis plus de deux siècles, un véritable laboratoire institutionnel qui participe de la conception française de la citoyenneté.

Quant à la dynamique, elle s’observe particulièrement aujourd’hui dans une situation de crise de l’individualité (relativisation de l’État-nation, dénaturation de la notion de classe, bouleversements géographiques, évolution des moeurs, affaissement des idéologies messianniques), des médiations, des idéologies messianiques qui conduisent à s’interroger sur la nature de cette mutation, dont les dimensions transnationales, en particulier européennes doivent être considérées.

La problématique de la citoyenneté ainsi définie dans un cadre national doit être en mesure de s’appliquer au mouvement de confrontation-convergence des citoyennetés nationales

Elle doit apporter une réponse au cas des binationaux : cet état entraîne-t-il une bicitoyenneté ?

Elle se pose aussi dans la pratique du droit d’asile qui met face-à-face le citoyen d’ici et le citoyen d’ailleurs, oblige à préciser la dialectique des relations du droit de cité et du droit d’asile.

Elle nous conduit à tester le recours à la problématique telle que définie sur la notion de citoyenneté européenne, voire au-delà.

2. La citoyenneté européenne peut-elle s’inscrire dans cette problématique ?

La question doit-elle être posée ?

En effet, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) a décidé en son article 20 : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre [traité de Maastricht]. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas [traité d’Amsterdam]. » (Bizarrement, cette rédaction existe aussi à l’art. 9 du traité sur l’Union européenne, mais amputé de sa première phrase …).

Cette définition est particulièrement critiquable pour au moins quatre raisons :
– le caractère prétorien de la disposition : « Il existe », concernant une notion éminemment politique et qui s’inscrit dans une genèse de très longue durée ;
– … toute « personne » ; toutes les personnes ne sont pas citoyen ou citoyenne : les enfants, les privés de droits civiques ;
– … ayant la « nationalité » : alors que la question posée est précisément de s’interroger sur le dépassement du cadre national pour concevoir une citoyenneté transnationale ;
– … « s’ajoute à » : le problème n’est pas celui d’une sommation, mais d’une interactivité des deux notions.

On ne peut donc se satisfaire de cette énonciation trop fruste et close du droit positif. Il convient de reprendre les dispositions de la problématique de manière ouverte.

Quelles valeurs retenir pour une citoyenneté européenne ?

Si l’on s’en tient à la    rédaction de l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE)  « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que du respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». La Charte des droits fondamentaux reprend ces valeurs dans une forme voisine.

Il s’agit donc d’énoncés positifs mais d’une extrême généralité et qui  pourraient s’appliquer à bien d’autres pays ou ensembles régionaux dans le monde. Pour être retenues comme valeurs de la citoyenneté européenne, celles-ci devraient avoir un caractère identifiant de cette citoyenneté comme le sont pour la citoyenneté française, le service public, le modèle d’intégration ou la laïcité. Il y a donc là une faiblesse méthodologique.

La question restant ouverte, au-delà des textes, peut-on imaginer des valeurs « spécifiques » pour une citoyenneté européenne. Ne pourrait-on penser par exemple que l’Europe pourrait être un creuset spécifique de l’antiracisme, de la protection de l’environnement, du dialogue des religions, de la coopération et des politiques migratoires, etc. À l’évidence, on a des difficultés à caractériser une spécificité européenne de valeurs, déjà prises en compte par nombre d’États-nations (et pas seulement européens), et dont on ne voit pas pourquoi elles ne devrait pas être posées d’emblée à un niveau plus étendu, voire mondial. Cette interrogation était fortement présente lors d’une récente émission de France Inter (23-24 mai 2009) au moment du festival de Cannes, au cours de laquelle était posée la question : « La culture ne pourrait-elle pas fonder l’identité européenne ? ». La démonstration s’est révélée impossible.

Quels moyens pour un exercice effectif de la citoyenneté européenne ?

Nous semblons mieux armés sur ce terrain car les articles qui suivent l’article 20 du TFUE affirmant la citoyenneté de l’Union énumèrent les droits qui lui sont associés :
– le droit de circulation et de séjour (art. 21) : cela vaut pour les ressortissants européens de l’ « espace Schengen », mais ne concerne pas les politiques migratoires régulées par d’autres textes (convention de Dublin II de 2003).
– des droits politiques : droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et aux élections au Parlement européen (art. 22), mais une minorité des étrangers s’inscrit sur les listes électorales et ce droit fait rebondir le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales ; le droit de pétition (art. 24) ; divers autres droits : l’élection du Parlement au suffrage universel, l’ouverture partielle des fonctions publiques, l’égalité des rémunérations des hommes et des femmes, l’utilité affirmée des partis politiques.
– des garanties juridiques : le droit à la protection diplomatique et consulaire des États (art. 23, non de l’Union européenne) ; le recours au médiateur (art. 24).

On pourrait encore évoquer des dispositions qui ne figurent pas dans la  définition de la citoyenneté européenne : l’interdiction des discriminations, la référence aux droits fondamentaux et les principes généraux du droit communautaire. Il y a aussi des droits économiques et sociaux épars dans les traités. On peut également citer d’autres attributs qui peuvent être rattachés à la citoyenneté européenne : l’euro, le drapeau, l’hymne, le permis de conduire le passeport, la carte verte, etc.

On ne s’attardera pas sur les moyens de la démocratie locale qui demeurent largement sous l’autorité des États. Et si de plus en plus de textes normatifs ont leur origine au sein des instances communautaires et s’appliquent plus ou moins directement en droit interne, ce n’est jamais sans l’accord préalable des États membres. Dans ces conditions, la citoyenneté européenne décrétée, de faible densité, apparaît comme une citoyenneté de superposition assortie de réserves et de délégations aux États le plus souvent fondées en fait ou en droit sur la réciprocité, sans autonomie véritable. On a parlé à son sujet d’ « objet politique non identifié », de citoyenneté « de conséquence ». P. Magnette et M. Telo estiment : « Évoquer une citoyenneté européenne reste largement une ambition incantatoire, sinon un abus de langage ». Les options économiques et financières sont dominantes. La citoyenneté européenne semble essentiellement créée dans le but d’une organisation fédérale de l’Union européenne.

Quelle dynamique propre de la citoyenneté européenne ?

Une réponse immédiate vient à l’esprit : le taux de participation aux élections européennes marqué par un taux d’abstention régulièrement croissant : 39,3 % en 1979, 51,1 % en 1989, 47,3 % en 1994, 53, 2 % en 1999, 57,2 % en 2004 et 59,4 % en 2009. Phénomène qui n’est pas propre à la France puisque le taux d’abstention a atteint 56,9 % pour l’ensemble des pays de l’Union européenne …

Mais on peut tenter d’aller au-delà pour expliquer cette désaffection. Hubert Védrine évoquait récemment dans Le Monde du 1er juin 2009 la complexité du fonctionnement des institutions européennes et les jeux politiciens autour de la nomination du futur président de la Commission. Le Monde diplomatique de ce mois évoque de son côté l’absence de véritable communauté politique des 495 millions d’habitants des pays concernés, la prévalence des questions de politique intérieure dans ces pays, l’ignorance des votes émis par référendum de la France, de l’Irlande et des Pays Bas sur le projet constitutionnel à la suite de campagnes réellement politiques, la connivence dont font preuve dans leur votes et le partage des places les principaux groupes politiques au Parlement européen, l’arbitraire du découpage des huit circonscriptions électorales en France. Tous ces facteurs faisant obstacle à l’émergence d’une véritable identité européenne.

J’ai souligné le caractère éminemment politique de la notion de citoyenneté. Je résumerai, pour ma part les obstacles à l’affirmation d’une citoyenneté européenne par une formule : trop de marché, trop de droit, pas assez de politique. En résumé :
– Trop de marché : l’Europe avant tout conçue comme un grand marché ouvert « où la concurrence est libre et non faussée », incapable de répondre à la crise par la mise en œuvre de moyens communs.
– Trop de droit : inflation des textes (les traités 1200 pages), régulation du principe de subsidiarité par la CJCE. Dans la crise, les articles 101, 102 (concurrence et positions dominantes), 106, 107 (aides publiques), 123 et 126 (équilibre budgétaire) du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ont fait faillite, certains évoquant l’idée d’un droit « par intermittence ».
– Pas assez de politique (en y incluant le social) : incapacité à organiser une véritable convergence consciente des peuples et des nations, choix de privilégier les niveaux infra et supra nationaux, dialectique Europe-nations médiocre.

L’insatisfaction qui résulte de cette analyse quant à l’existence d’une véritable citoyenneté européenne suggère que le problème est peut-être mal posé et invite à déplacer l’analyse au niveau supérieur, voire au-delà de la transnationalité, celui d’une citoyenneté mondiale.

3. L’idée d’une citoyenneté mondiale : faux-fuyant ou perspective ?

La divergence entre citoyenneté et nationalité est ancienne : exemples de Thomas Paine, Anacharsis Cloots (qui se proclamait « citoyen de l’humanité ») citoyens français et députés à la Convention ; Garibaldi élu député dans quatre départements français. Le dépassement du déterminisme national est étroitement lié à l’intensité dramatique ou révolutionnaire du moment.

La dialectique citoyenneté- nationalité permet d’évoquer nombre d’exemples contradictoires. K. Renner a proposé au début du XX° siècle de conférer une même citoyenneté aux ressortissants de l’Autriche-Hongrie respectant les minorités nationales qui constituaient l’ensemble. La citoyenneté soviétique se fondait sur la réunion des nationalités russes, ukrainienne, biélorusse, etc. Si le Conseil constitutionnel a récusé la notion de « peuple corse » en 1991, l’accord sur la Nouvelle-Calédonie en 1998 a organisé une divergence progressive des citoyennetés française et néocalédonienne pouvant au terme du processus conduire à des nationalités différentes. La pratique du droit d’asile montre aussi que les notions de nationalité, citoyenneté, origine, résidence, sont fréquemment confondues.

Au-delà de ces exemples, une conception rationnelle d’une citoyenneté mondiale peut-elle ressortir de la problématique valeurs-exercice-dynamique précédemment utilisée aux niveaux national et européen ?

L’aspiration aux « valeurs universelles »

Les valeurs nationales se conçoivent souvent comme ayant une valeur universelle. C’était l’ambition des révolutionnaires de 1789. Aujourd’hui encore, nombre d’entre nous ne sont pas loin de considérer que notre conception de l’intérêt général et du service public, du modèle français d’intégration fondé sur le principe d’égalité des citoyens et le droit du sol, de la laïcité comportant les principes de liberté de conscience et de neutralité de l’État ne sont pas loin d’être des valeurs à vocation universelle, ce qui est loin d’être le cas pour nombre de ressortissants d’autres pays. L’émergence de valeurs universelles ne peut dont se produire qu’à travers un long processus de confrontation-convergence des opinions publiques.

Pour autant, est-il possible de proposer dès aujourd’hui des valeurs, sinon universelles, du moins largement partagées ? On pensera naturellement à la paix ; mais aussi, peut être, à la sécurité sous toutes ses formes ; au droit au développement ; à la protection de l’écosystème mondial ; à la maîtrise scientifique ; aux droits de l’homme et du genre humain. On observera que le niveau mondial étant borné, on ne rencontre pas ici la même difficulté méthodologique qu’au niveau continental ou régional. Mais la grande généralité de ces énoncés affecte sans doute leur caractère opérationnel et peut les réduire à des incantations.

Des bases pour l’exercice d’une citoyenneté mondiale

La mondialisation n’est pas seulement celle du capital, mais celle-ci a pour effet d’étendre les mécanismes d’exploitation à l’ensemble du monde. Elle joue donc objectivement un rôle dans la globalisation des problèmes et des bases d’une éventuelle citoyenneté mondiale.

Celles-ci peuvent être factuelles : on peut penser au réseau Internet, aux 5000 ONG, au développement des solidarités et des échanges internationaux sous toutes les formes. Nous y reviendrons.

Il existe aussi des bases juridiques dès maintenant non négligeables. L’article 1er de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945 se prononce pour la paix et le règlement pacifique des différends, la coopération entre les nations. Son article 2, pour la première fois dans l’histoire, fait interdiction aux États de recourir à la force et avance l’idée de sécurité collective. Participent aussi de cette base, qui permettrait d’asseoir progressivement le statut juridique d’une citoyenneté mondiale des conventions internationales importantes : la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, la Convention de Génève relative aux réfugiés du 28 juillet 1951, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966, la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 janvier 1990, la Cour pénale internationale créée par le traité de Rome le 17 juillet 1998, etc.

Les droits de l’homme semblent s’imposer comme moyens de l’exercice d’une citoyenneté mondiale. Il existe de nombreuses déclarations des droits. La Déclaration universelle de 1948 prévoit des droits étendus : non-discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, les opinions politiques et l’origine ; interdiction de l’esclavage, de la torture de la détention arbitraire ; droit d’être jugé équitablement ; protection de la vie privée ; droit de circulation ; droit d’asile ; droit à une nationalité, au mariage, à la propriété, à l’éducation, à la sécurité sociale, au travail et à une rémunération équitable ; liberté de penser, de conscience et de religion ; liberté de réunion et d’association, d’égal accès aux fonctions publiques ; droit syndical ; droit de vote. Auxquels ont peut ajouter un droit introduit plus récemment : le droit d’ingérence. Cet ensemble d’une grande ampleur reste cependant un ensemble incertain. Tous les pays n’y ont pas souscrit. Les formulations très générales ne constituent pas à elle seules des règles juridiques opérationnelles ; celles-ci comportent de nombreuses réserves, dérogations, exceptions, restrictions. Hannah Arendt se montrait sceptique sur leur contenu réel. Pour Marcel Gauchet l’idéologie des droits de l’homme, a-historique car elle n’a pas de véritable histoire et n’est pas porteuse de projet, fonctionnant sur la base de l’indignation spontanée, combinée au pouvoir médiatique, s’inscrit dans une autorégulation des rapports sociaux qui n’est pas sans rapport avec celle du marché dans la sphère des rapports économiques. Enfin, le professeur Jean Rivero a écrit une phrase particulièrement éclairante : « Le droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ». Or, il résulte de ce qui précède que ces pouvoirs existent bien au niveau mondial et partant des moyens pour l’exercice d’une citoyenneté correspondante, mais que leur effectivité est loin d’être assurée.

La montée de l’ « en-commun » comme dynamique d’une citoyenneté mondiale

Il est permis de penser que, peut être, dans l’avenir, notre époque sera regardée comme celle où se sera accéléré un processus de « mise en commun » dans de très nombreux domaines : protection de l’écosystème mondial, télécommunication, navigation aérienne, météorologie, etc. Les progrès scientifiques ne se conçoivent plus sans échanges internationaux des connaissances et des avancées. La culture se nourrit de l’infinie diversité des traditions et des créations mondiales. Les mœurs évoluent pas comparaisons, échanges, interrogations nouvelles. Au-delà du développement inégal, des frontières existantes, la mobilité tend à devenir un droit, au sens qu’envisageait Emmanuel Kant : « La Terre étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint, malgré tout, à supporter leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre ». D’où, selon Kant, le devoir d’hospitalité.

C’est dans ce contexte qu’il commence à être possible de parler de « citoyenneté mondiale ». Il faut pour cela donner une traduction juridique et institutionnelle à ce que désignent des expressions comme « patrimoine commun de l’humanité », « bien à destination universelle »  selon Vatican II, ou encore avec Edgar Morin « Terre-Patrie », ou le « Tout Monde des écrivains Patrick Gamoiseau et Edouard Glissant. L’une des premières conséquences pourrait être de donner consistance à la notion d’appropriation sociale des biens publics : l’eau, mais aussi des ressources du sol et du sous-sol, des productions agricoles et alimentaires, des ressources énergétiques, certains secteurs-clés de production de biens et de services, et de leur faire correspondre des services publics organisés à ce niveau. Je soutiens que, dans ces conditions ; le XXI° siècle pourrait être l’ « âge d’or » des services publics, validant les notion d’intérêt général, d’égalité et de responsabilité précédemment évoquées comme valeurs cardinales de la citoyenneté.

En conclusion, je pense que notre époque présente dans la     crise deux caractères nouveaux : d’une part une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain, d’autre part un renvoi de la responsabilité de la recomposition vers l’individu. Cela n’invalide pas le rôle de la nation qui, à mes yeux, demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du général et du particulier. Il me semble ainsi plus fécond de partir d’une réflexion sur les fins et moyens d’une citoyenneté mondiale émergente dans sa dimension planétaire, que de passer en force par une création formelle de citoyenneté européenne comme cela a été fait en 1992 au sein de l’Union. Cela permettrait, en retour, de revenir dans un cadre européen pour organiser efficacement la convergence des citoyennetés nationales en harmonie avec ce qui se passerait dans d’autres régions continentales. L’Europe serait un espace de convergence, mais il ne serait pas le seul. Pour faire les choses sérieusement, il faut se garder de toute impatience en la matière : la citoyenneté ne se forme que dans le temps long. Renan disait : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel, elles ont commencé, elle finiront […] La confédération européenne probablement les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons ». C’était dans son célèbre discours à la Sorbonne « Qu’est-ce qu’une nation ? » … le 11 mars 1882, il y a 127 ans.

A propos des effectifs de la fonction publique – Jacques Fournier, 17 février 2008

Sur le blog de Jacques Fournier

http://jacquesfournier.blog.lemonde.fr

 

Jacques Fournier, conseiller d’État honoraire a été Secrétaire général du Gouvernement, Président de Gaz de France et de la SNCF et du Centre européen des entreprises publiques

Selon le discours gouvernemental il y aurait en France plus de fonctionnaires
que dans les autres pays et il en résulterait une charge excessive pour les
ressources de la nation. Le gouvernement serait donc fondé à en réduire le
nombre, ce qui justifierait l’édiction de la norme de non remplacement d’un
fonctionnaire partant à la retraite sur deux et son maintien contre vents et
marées dans la période de crise que nous traversons.
« On ne peut pas continuer à embaucher parce que la France vit au-dessus de ses
moyens.Si on remplace tout le monde qui part à la retraite on ne pourra pas
réduire les déficits.. Si nous ne remplaçons pas pendant cinq ans un
fonctionnaire sur deux qui part à la retraite, on reviendra au niveau de la
Fonction publique de 1992. Monsieur Mitterrand était président de la République,
je ne sache pas à ma connaissance qu’en 1992 la France était sous-administrée »

(Nicolas Sarkozy, intervention télévisée du 5 février 2009).
Cette présentation est, à plusieurs égards, particulièrement réductrice de la
réalité à laquelle elle prétend s’appliquer.

I – L’idée sous jacente est qu’un niveau relativement élevé de fonction publique
est pour la France un luxe qu’elle ne peut se permettre car il serait « au dessus
de ses moyens ».
De fait, dans le modèle de pensée dominant en matière économique, on a
tendance à ne pas considérer comme productives les activités non marchandes,
mises en ocuvre par les agents publics et financées par les prélèvements
obligatoires. Elles sont vues comme faisant peser sur l’économie du pays une
charge qu’il conviendrait de limiter dans toute la mesure du possible.
« Moins il y a d’agents publics, mieux on se porte » pourrait être l’axiome de
l’approche libérale en ce domaine.
Il n‘était pourtant pas nécessaire d’attendre la survenance de la crise actuelle
pour se rendre compte de l’absurdité de cette vision des choses.
Tout autant que les activités marchandes, les administrations, les services
publics, procurent des avantages à la population et contribuent à la richesse du
pays.
L’état de santé, le niveau d’éducation sont des facteurs essentiels du
développement. Ce sont des agents publics qui y contribuent pour l’essentiel et
il faut bien les payer. Qu’on m’excuse d’énoncer ici ces évidences. Mais elles
sont trop souvent occultées.
Il est légitime de contrôler le bon usage de l’argent public et de chercher à
limiter les gaspillages, y compris en mettant fin à des sureffectifs.
Mais le recrutement d’agents publics n’est pas un gaspillage en soi.
Le fonctionnaire n’est pas la danseuse des pouvoirs publics. Il est un
instrument indispensable à l’exercice de leurs missions.
On ne peut parler des effectifs de la fonction publique sans prendre en
considération le rôle que l’on assigne à l’Etat et la qualité des services que l’on
attend de lui.

II – Il est souhaitable lorsque l’on traite de cette question des effectifs, et
surtout si l’on veut faire des comparaisons internationales, d’en prendre une
vision globale, à l’échelle du pays et de l’ensemble des activités qui s’inscrivent
dans l’action publique.
Chacun sait qu’il existe en France trois fonctions publiques ( de l’Etat,
territoriale, hospitalière) et que tous les agents publics ne sont pas
fonctionnaires. Si l’on additionne toutes ces catégories on arrive à un total
légèrement supérieur à 5 millions de personnes en 2005 ( 5.122.000), soit 21% de
l’emploi total ( source Jean-Ludovic Silicani, livre blanc sur l’avenir de la fonction
publique, avril 2008).
Premier point de comparaison, qui pourra surprendre : le total de l’emploi
public au Royaume Uni, là encore toutes catégories confondues, est en 2006 de
5.787.000 personnes soit légèrement supérieur, pour une population du pays
comparable à celle de la France (source Service public, le mensuel du ministère
français de la fonction publique, n° 131, octobre-novembre 2007). En dépit de 11
années de thatchérisme nos voisins d’outre Manche ont donc conservé un
niveau d’emploi public très proche du nôtre.
Une autre étude confirme cette constatation. Elle émane elle aussi d’un service
officiel, le centre d’analyse stratégique, (dernier avatar de feu le commissariat
général du Plan) dont la « note de veille » n° 96, d’avril 2008, est intitulée «
Quelles évolutions de l’emploi public dans les pays développés ». On y compare,
pour l’année 2006, le total des emplois dans les administrations publiques (c’est à
dire l’ensemble des activités financées par les prélèvements obligatoires) aux
effectifs de la population du pays. Le taux obtenu pour la France (93 pour 1000)
la situe, selon les auteurs de l’étude, dans une « moyenne haute », à peu près à
égalité avec le Royaume Uni , un peu au dessous du Canada ( plus de cent) et
presque à équidistance entre le pays où l’emploi public est le moins développé (
Japon, 41 pour 1000) et celui où il l’est le plus ( Danemark, 154 pour 1000).
Le niveau de l’emploi public en France n’a donc rien d’aberrant. C’est celui
d’un pays où les missions des collectivités publiques sont relativement
développées sans pourtant atteindre l’intensité qu’elles connaissent dans les
pays nordiques.
Ce qui par contre différencie la France c’est d’abord le fait que, à l’intérieur de
cet ensemble, la part des agents soumis au statut de la fonction publique est
plus importante qu’ailleurs. Ils représentent les trois quarts du total alors que
dans beaucoup d’autres pays une minorité d’entre eux sont soumis à un statut
spécifique. Au Royaume Uni, par exemple, les « civil servants » proprement dits
sont un peu plus de 500 .000, soit 10% environ du total, ce qui ne signifie
évidemment pas que la rémunération des 90 autres ne pèse pas sur les finances
publiques ou qu’ils seraient privés de garanties.
L’autre particularité française est que dans leur évolution récente, c’est à dire
au cours des 15 dernières années ( et, soit dit en passant sous les
gouvernements de droite comme de gauche) les effectifs ont continué à croitre,
alors que dans beaucoup d’autres pays des programmes de réduction étaient mis
en place. Certains d’entre eux (Royaume Uni, Canada, Nouvelle Zélande) se sont
d’ailleurs aperçu qu’ils étaient sans doute allés trop loin dans ce domaine : leurs
effectifs ont recommencé à croitre depuis quelques années (même source).

III – Quand Nicolas Sarkozy annonce qu’il entend ramener les effectifs à ce
qu’ils étaient au début des année 90, lors du second septennat de François
Mitterrand, la justesse de cette affirmation est doublement discutable.
La norme du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux ne s’applique en
effet qu’à la fonction publique de l’Etat. Or c’est celle dont les effectifs ont le
moins augmenté au cours des quinze dernières années : +7.5% entre 1994 et 2005
selon le rapport Silicani, contre + 31% au cours de la même période pour la
fonction publique territoriale et + 16% pour la fonction publique hospitalière.
Pendant les mêmes années l’emploi total en France (salariés + non salariés) a
augmenté de 12,6 %.
Si l’on ne considère que la fonction publique de l’Etat le calcul de notre
Président est exact en valeur absolue : les non remplacements vont sans doute
au bout de quelques années faire revenir le nombre des agents publics de l’Etat
au niveau de ce qu’il pouvait être en 1992. Mais il est faux en valeur relative : la
part de la fonction publique d’Etat dans l’emploi total, lequel s’est développé
entre temps, comme il est normal dans un pays en croissance, a d’ores et déjà
diminué d’un demi point. Elle diminuera d’un nouveau demi point si la norme
continue à s’appliquer. La France sera donc bien, sinon sous-administrée, en
tous cas moins-administrée, au niveau de l’Etat (et notamment pour ce qui est
de l’éducation nationale) , qu’elle ne l’était du temps de François Mitterrand.
Si l’on considère l’emploi public pris dans son ensemble la perspective est
évidemment différente. La norme de non remplacement ne s’applique ni aux
collectivités territoriales ni aux établissements hospitaliers. Dans ces deux
directions le gouvernement va certes s’efforcer de mettre en œuvre d’autres
moyens d’action : rationnement des ressources fiscales du côté des collectivités
territoriales, nouvelle loi en préparation pour les hopitaux. Cela risque de faire
quelques dégâts. Mais on voit mal, et pour ma part je m’en félicite, qu’il soit
possible de revenir complètement sur les évolutions enrégistrées dans ces deux
secteurs.

IV – En cette période de crise, où les dogmes qui hier encore paraissaient
intangibles sont remis en cause un peu partout, l’entêtement des pouvoirs
publics français à maintenir le cap en ce domaine me paraît particulièrement
regrettable.
Ce n’est pas l’effet mécanique du maintien de 30.000 emplois dans la fonction
publique qui est en cause. Il ne peut être, en tout état de cause, qu’assez
limité, encore que l’impact sur les débouchés offerts aux jeunes, l’une des
principale préoccupationn du moment, ne soit pas nul.
Par contre, sur le plan du symbole, la question est d’importance.
Le gouvernement s’est empêtré dans une contradiction : d’un coté il admet la
nécessité d’un plan de relance et s’apprète, sans encore le dire expressément,
à y inclure des mesures de soutien de la consommation ; d’un autre côté il veut
montrer sa volonté de poursuivre les « réformes » qui devront dans son esprit
rester pour les générations futures la marque du présent septennat.
Le malheur veut que ces « réformes » soient pour une grande part de la
catégorie de celles qui sont de nature à aggraver les effets de la crise plutôt
qu’à les contrecarrer.
On s’aperçoit aujourd’hui que le modèle social français, si décrié pendant la
campagne présidentielle, constitue un amortisseur utile du ralentissement
économique et que la dépense publique peut avoir un effet anticyclique.
Plus largement on prend de nouveau conscience du rôle que peuvent jouer les
services publics dans l’offre d’un nouveau modèle de développement
Dans ce contexte un infléchissement intelligent de la politique
gouvernementale devrait être de réorienter le travail entrepris dans le cadre
de la RGPP :
– maintenir les réductions d’effectif là où, résultant d’une meilleure
organisation, elles peuvent être opérées sans qu’il en nuise à la qualité des
services offerts à la population ;
– redéployer ailleurs les emplois ainsi récupérés de façon à améliorer le
service rendu là où il est aujourd’hui insuffisant : on n’aura à cet égard que
l’embarras du choix.
Tout laisse penser, malheureusement que ce ne sera pas la solution mise sur
table lors des conversations sociales qui vont s’ouvrir demain.