Faut-il une VIe République ?

DE L’ILLUSION À LA RESPONSABILITÉ

Dans la crise des institutions qui répercute la crise plus générale de la société, la revendication déclamée d’une VI° République est l’exemple même de la facilité qui le plus souvent dispense d’une réponse sérieuse au fond. Réclamée d’Olivier Besancenot à Jean-Marie Le Pen en passant par Marie-George Buffet et Dominique Voynet, on ose cependant penser qu’il ne s’agit pas de la même VI° République, mais on ne peut sérieusement le vérifier, car les projets présentés sont le plus souvent formulés de manière lacunaire, multipliant les slogans, abondant en propositions alternatives, sans aucune preuve de cohérence. L’exemple le plus frappant de cette vanité confuse est le projet de VI° République dont Alain Montebourg a fait un fonds de commerce et qui, à l’examen, de contours en concession, se révèle n’être rien d’autre qu’une V° République-bis.

Mais il existe une autre raison qui fait de la VI° République une revendication illusoire : aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait et l’on doit s’en souvenir, balayée par le coup d’État du 2 décembre 1852 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 21 et 22 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième est issue de la seconde guerre mondiale, de l’écrasement du nazisme et de la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre 1946. La cinquième voit le jour par le référendum du 28 septembre 1958, portée par le putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime du niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on a changé de république sans événement dramatique. Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore l’Évènement.

Cela ne veut pas dire qu’il ne surviendra pas, mais on doit au moins inviter à la prudence et au refus de la démagogie qui masque la vacuité des projets de VI° République. La question des institutions est une question sérieuse qui doit être traitée avec rigueur. Loi suprême, loi des lois, la constitution n’est pas pour autant un texte sacré. Cela est si vrai que la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques en droit interne, dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la V° République, qui aura bientôt cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française.

La constitution de la V° République peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier 1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.

L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation qu’elle aura fait l’objet de quatorze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence récente du discours éclectique sur une VI° République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre). Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme ne différant que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.

Il est donc temps de remettre sur le chantier une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture . L’originalité d’un travail sur les institutions tient au fait qu’il n’est pas possible de le mener sérieusement sans replacer chaque proposition dans l’analyse d’ensemble du système institutionnel qui, en retour, confère à toute proposition constitutionnelle ainsi traitée, la force de la cohérence de l’ensemble. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs existant dans une société déterminée. Son schématisme en fait la force et en relativise l’importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.

Préalablement à la réalisation d’un véritable projet constitutionnel on peut tenter de répondre à trois questions essentielles : quelle démocratie directe ? quelle démocratie représentative ? quel État de droit ?

1. Quelle démocratie directe ?

Le peuple souverain est à la source de toute légitimité. On distingue généralement, à cet égard, la souveraineté nationale de la souveraineté populaire. La première ne prétend pas relever de la seule communauté des citoyens existante, mais aussi des générations qui se sont succédées et qui, à travers l’histoire, ont forgé un ensemble de valeurs identifiantes de la nation ainsi constituée ; elle admet donc que des représentants élus soient dépositaires de la souveraineté de la nation (et non des électeurs). La seconde se réfère au peuple, tel qu’il est dans sa réalité du moment ; elle n’admet la représentation que comme un pis-aller, pour une simple raison technique. L’article 3 de la Constitution de la V° République a résolu le problème en décidant que : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum ».

Il reste qu’il y a un champ où l’action populaire peut s’exercer directement, sans intermédiaire, c’est celui de la démocratie dite directe. Il convient cependant de dire, avant d’évoquer cet espace, que l’intervention du peuple ne saurait faire l’objet d’une réglementation excessive. La démocratie directe c’est d’abord le plein exercice des droits et des libertés existants. C’est aussi le fortuit, l’incodifiable, l’initiative, l’épopée, le talent. Il serait vain et quelque peu totalitaire de prétendre en tout point réglementer la vie, non seulement privée mais aussi publique. Pour autant, la démocratie directe ne saurait être purement spontanée, étrangère à toute forme de régulation institutionnelle. La souveraineté nationale et la souveraineté populaire doivent pouvoir être traduites partiellement dans des règles de droit, si celles qui existent n’épuisent pas le sujet.

Des progrès peuvent, en effet, être réalisés en la matière. On en donnera deux exemples. Le premier consisterait à accroître la portée du droit de pétition. Une question rédigée qui aurait réuni un certain pourcentage de signatures d’électeurs inscrits pourrait faire obligation à l’assemblée délibérante compétente pour connaître de cette question, d’en débattre et de prendre position. Cette décision pourrait ensuite, en cas d’approbation, conduire à l’élaboration des règles administratives, réglementaires ou législatives correspondantes. Le rejet du texte devrait être motivé et le débat se poursuivrait éventuellement dans l’opinion publique. Le second exemple reviendrait, sous certaines conditions, à donner l’initiative des lois au peuple. Là encore un minimum de soutiens seraient exigés sur une proposition de loi entièrement formulée. Après quoi le texte pourrait être inséré dans une procédure parlementaire et devenir une loi au terme du processus qui pourrait faire intervenir des instances déconcentrées ou décentralisées. Ce ne serait à vrai dire pas une véritable novation : la Constitution de l’An I, pourtant réputée jacobine, prévoyait déjà l’intervention des communes et des assemblées primaires des départements dans l’élaboration de la loi .

C’est cependant la question du référendum qui constitue en matière de démocratie directe la question la plus délicate. En reconnaissant à tous les citoyens le droit de concourir personnellement à l’expression de la volonté générale et à la formation de la loi, la Déclaration des droits de 1789 ouvrait la voie aux consultations référendaires et à la mise en mouvement politique du peuple. Mais on a vite pressenti les dangers du référendum et les risques qu’il pouvait faire courir à la démocratie dans les mains d’un pouvoir autoritaire relevant de la ligne de force césarienne évoquée plus haut. Olivier Duhamel le souligne : « le référendum peut être liberticide : les Bonaparte en ont apporté la preuve » . La Constitution de 1793 prévoyait que le peuple pouvait délibérer sur les lois proposées par le corps législatif. La Constitution de 1946 ne retenait le référendum qu’en matière constitutionnelle. La Constitution de 1958 le prévoit en deux dispositions : en matière d’organisation des pouvoirs publics, de réformes relatives à la politique économique ou sociale, de ratification des traités (Art. 11) et en matière constitutionnelle (Art. 89). Par ailleurs, la loi du 6 février 1992 a institué un « référendum communal » ; il est de faible portée.

Bien que les référendums sur le traité de Maastricht en 1992 et celui sur le récent projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe », mis en échec le 29 mai 2005, aient été l’occasion de débats importants, il reste que, depuis la Libération, seulement quatre référendums sur vingt-huit ont dit « non » à ceux qui les ont organisés.

2. Quelle démocratie représentative ?

Outre le référendum, le peuple exerce sa souveraineté par la médiation de ses représentants. L’article 6 de da Déclaration de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité actuel, proclame que la loi est l’expression de la volonté générale, tandis que l’article 34 de la constitution dispose que la loi est votée par le Parlement. En vertu du principe de séparation des pouvoirs et pour équilibrer les fonctions normatives de l’exécutif et du législatif, les articles 34 et 37 définissent les champs respectifs de la loi et du décret. Tel est du moins le schéma théorique car, dans la réalité, c’est le Gouvernement qui a largement l’initiative du travail législatif en fixant, pour l’essentiel, l’ordre du jour du Parlement et en réservant la plus grande place à ses projets, tandis que les textes d’origine parlementaire, les propositions de lois, sont réduites à la portion congrue. Une telle pratique n’est pas conforme aux principes affichés et le préjudice est d’autant plus important que la Constitution a été modifiée en 1992 par l’introduction d’un article 88-2 disposant notamment que : « la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne … », ce qui se traduit par une entrée en force du droit européen en droit interne français et limite, en conséquence, les prérogatives du Parlement national. De plus, la montée en puissance du Conseil constitutionnel à partir de 1971 en a fait un organisme politique en forme juridictionnelle qui s’est doté, au fil du temps et par voie jurisprudentielle, d’un pouvoir constituant permanent en dehors de toute source de légitimité, même si on peut considérer qu’il n’en a pas abusé et qu’il a joué parfois un rôle positif en matière de défense des libertés publiques. La représentation est donc en crise, ce qui se traduit en particulier par une hausse générale des taux d’abstentions à toutes les élections, et notamment aux élections locales qui sont pourtant celles où le citoyen est le plus proche des lieux de pouvoir et qui devraient l’intéresser davantage.

La situation est encore aggravée par le fait que si l’article 20 de la Constitution prévoit bien que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », cela dépend de la concordance ou non des majorités présidentielle et législative. Lorsqu’il y a concordance, c’est le Président de la République qui est maître de l’exécutif ; dans le cas contraire, celui de la cohabitation, c’est le Premier ministre qui a l’essentiel des compétences, même si son but est de devenir, à son tour, président, avec une majorité conforme. Cette constitution, si souvent rapetassée au cours de la dernière période, ainsi qu’il a été dit, est donc, au surplus, de caractère aléatoire, ce qui est un non-sens constitutionnel et très malsain pour la démocratie. En effet, avant les élections présidentielle et législatives, on ne sait qui du Président de la République ou du Premier ministre détiendra finalement le pouvoir exécutif selon qu’il y aura, ou non, concordance des majorités. L’instauration du quinquennat a aggravé le phénomène. Alors que Michel Debré, promoteur de la Constitution de la V° République, prétendait instaurer un « parlementarisme rationalisé » le professeur Jean-Marie Denquin, pourtant gaulliste, parle aujourd’hui de « monarchie aléatoire » . C’est donc le statut du Président de la République, aujourd’hui clé de voûte des institutions, qui est le point de départ de toute réforme institutionnelle conséquente.

Il ne saurait y avoir deux sources de légitimité concurrentes de la représentation nationale et populaire. Or, en France, pour des raisons historiques et par le jeu naturel des pouvoirs, la légitimité d’un président élu au suffrage universel l’emportera toujours sur celle que partagent plusieurs centaines de parlementaires élus localement au scrutin majoritaire. Il faut donc choisir : le Parlement ou le Président. Comment soutenir qu’est conforme à la ligne de force traditionnelle des Lumières, cette délégation massive de souveraineté que représente l’élection du Président de la République au suffrage universel ? C’est pourquoi le choix fait ici, est celui du régime parlementaire . Selon cette conception, le pouvoir exécutif appartient, sous la direction du Premier ministre, au Gouvernement. Responsable devant le Parlement, il détermine et conduit effectivement la politique de la nation. La légitimité émane du corps législatif, élu selon un scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle. Les arguments selon lesquels cela aurait pour conséquence de faire entrer le Front national au Parlement, ou bien que la priorité est la constitution d’une majorité forte plutôt que la fidèle représentation du peuple ne sauraient y faire obstacle. C’est au débat politique et non à la technique électorale de faire les majorités et de définir la voie à suivre.

Le Président de la République garde cependant dans ce cadre un rôle prestigieux : il représente la France vis-à-vis de l’étranger, il est l’expression symbolique de l’unité et de l’indivisibilité de la République et le garant de la continuité des pouvoirs publics. Il n’est plus élu au suffrage universel direct, mais soit par un collège de grands électeurs soit par le Congrès du Parlement ; la durée de son mandat est dès lors secondaire, la plus longue durée, sans possibilité de renouvellement, pouvant même correspondre à la plus grande banalisation. À cet égard, le mandat de sept ans non renouvelable est sans doute la solution la plus judicieuse dans la gamme des solutions possibles. L’argument selon lequel il faudrait tenir compte de l’idée que l’on se fait de la prétendue adhésion définitive du peuple français à l’élection du Président de la République au suffrage universel n’est que l’expression d’une résignation politique, indigne de notre histoire.

2. Quel État de droit ?

Face à ce schéma, certains crieront au retour du régime d’assemblée. L’auteur n’ignore rien des critiques qui sont adressées à ce régime sur la base, principalement, de l’expérience de la IV° République. En réalité, l’instabilité de la IV° République n’a pas été causée par un excès de démocratie, mais au contraire par les atteintes que les manœuvres des clans politiques lui ont portées. Aucune constitution ne peut être, seule, la solution des contradictions sociales. Mais à tout prendre, il faut préférer les institutions qui les révèlent à celles qui les dissimulent. Les contradictions apparaissant clairement, les conditions sont meilleures pour leur apporter une solution efficace. C’est aussi un appel à la responsabilité des élus qui doivent alors savoir constituer des majorités d’idées quand c’est nécessaire et faire preuve de courage politique en toute circonstance, plutôt que de se résigner à l’allégeance au chef qui caractérise le régime présidentiel.

Toute proposition institutionnelle doit veiller à s’inscrire dans une scrupuleuse cohérence de l’État de droit. On ne développera pas ici les conditions de la cohérence interne qui reposent essentiellement sur l’équilibre délicat à établir entre le principe d’autonomie de gestion des collectivités territoriales et celui d’unité et d’indivisibilité de la République. Il conviendrait aussi de préciser les formes nouvelles de la dualité des ordres juridictionnels (administratif et judiciaire), dualité souhaitable car relevant de la distinction public-privé, classique en France. Un contrôle de constitutionalité est nécessaire. La souveraineté ne pouvant émaner que du peuple, c’est à lui ou à ses représentants qu’il revient en définitive d’assurer la conformité des lois à la Constitution ; sur les questions les plus importantes par le recours au référendum constituant en veillant à éviter toute dérive plébiscitaire ; sur des questions moins importantes par la recherche d’une compatibilité tant juridique que politique dans le cadre du Parlement puisque c’est lui qui vote la loi. Un Comité constitutionnel composé de représentants des différents groupes parlementaires auxquels s’adjoindraient des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation devrait être institué à cette fin. Il n’aurait pas le pouvoir d’empêcher la promulgation d’une loi non conforme à la Constitution, mais seulement d’identifier cette non-conformité en invitant le Parlement à la prendre en considération à l’occasion d’un nouvel examen qui conduirait soit à modifier la loi soit à provoquer l’engagement d’une procédure de révision constitutionnelle .

Une réflexion sur les institutions nationales ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une prise en compte des institutions supranationales, elle doit veiller à leur cohérence externe. C’est possible grâce au principe de subsidiarité introduit à l’article 5 du Traité instituant la Communauté européenne à aux termes duquel : « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient … que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». Certes, cette formulation laisse une trop large place à l’appréciation de l’opportunité de l’intervention communautaire et il n’y a pas lieu de faire une confiance aveugle à l’appréciation de la Cour de justice des communautés européennes. Une articulation des institutions nationales et transnationales doit cependant être recherchée sans aliénation de la souveraineté nationale. D’ailleurs, dès aujourd’hui, l’article 55 de la constitution ne dispose-t-il pas que : « Les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

Enfin, la vocation des institutions est aussi de concourir à la formation d’une citoyenneté finalisée par des valeurs fortes, à vocation universelle : service public, droit du sol, laïcité, responsabilité publique, dans la tradition républicaine française . Le traité de Maastricht décrète à l’article 17 du traité instituant la Communauté européenne : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Des droits et garanties ont été énoncés dans les articles suivants : droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes, droit de pétition, droit à la protection diplomatique et consulaire, droit de recours à un médiateur. Mais cela ne suffit pas à définir une citoyenneté de l’Union qui doit se référer à des valeurs, des moyens pour son exercice, une dynamique propre. La citoyenneté européenne est aujourd’hui une citoyenneté de faible densité, sans autonomie, de superposition. Elle recouvre, en réalité, une option implicite en faveur d’une organisation fédérale de l’Europe. En établissant une relation directe entre les Européens et l’Union, la citoyenneté européenne aboutirait à « gommer » progressivement le niveau national. Tout naturellement, la citoyenneté de l’Union appellerait ensuite une Constitution de l’Union comme on l’a vu avec la tentative heureusement avortée de traité constitutionnel européen. La citoyenneté européenne, décrétée par les traités européens, n’est pour le moment qu’un objet politique non identifié.

La nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et de l’universel.

Anicet Le Pors
Conseiller d’Etat, ancien Ministre

ÉLOGE CONTRADICTOIRE DE L’ÉTAT DE DROIT – « Projet », revue politique mensuelle du PCF, n°11, novembre 2011

Le mouvement ouvrier a traditionnellement marqué une distance avec la notion d’État de droit . L’État ne pouvait être que l’instrument institutionnel de la classe au pouvoir. Par voie de conséquence le droit ne pouvait être que la formalisation juridique de cette domination. L’État de droit cumulait donc cette double réserve et si des normes favorables aux libertés individuelles ou publiques parvenaient à s’inscrire dans le système juridique, ce ne pouvait être que le résultat des luttes sociales : le fait précédait nécessairement le droit, aucune autonomie, du droit, fut-elle partiellee lui n’était reconnue.

Pour autant le droit n’était pas ignoré et comptait d’éminents praticiens au sein du mouvement ouvrier. Des avocats talentueux et militants comptèrent parmi les plus grands. Les ministres communistes des participations gouvernementales successives ne purent ignorer l’importance des lois, décrets et circulaires qu’ils produisirent (je pense notamment au statut général des fonctionnaires de la loi du 19 octobre 1946 élaboré sous la direction de Maurice Thorez avec le concours actif de la CGT). Certains dirigeants du PCF s’impliquèrent activement dans le débat sur la constitution de la IVème République. Mais ces témoignages ne contredisent pas la méfiance générale à l’égard d’un droit réputé essentiellement bourgeois.

Pour avoir partagé cette idée générale, puis l’avoir contestée et testée dans la pratique, il me semble aujourd’hui possible de placer le débat sur un terrain plus objectif et d’y conduire une réflexion plus rationnelle.

Les institutions, siège de contradictions

La République française ne reconnaissant aucune transcendance, la souveraineté nationale et populaire doit disposer d’une loi suprême, d’une constitution. Le contrôle de constitutionnalité des lois fait problème car quelle instance peut prétendre s’ériger en juge de la loi, e xpression de la volonté générérale? Ce rôle est dévolu dans la constitution de la Vème République au Conseil constitutionnel, organe éminemment politique que j’ai souvent défini comme « une instance politique en forme juridictionnelle » dont on pouvait fortement douter de l’objectivité. D’autant plus qu’il s’est lui-même doté en 1971 d’un véritable pouvoir constituant que la constitution ne lui avait pas reconnu, en élargissant son champ de référence au Préambule de la constitution de 1946 et à la Déclaration des droit de l’homme et du citoyen de 1789, ce qui renforçait son pouvoir discrétionnaire. Il y avait donc tout lieu de craindre une interprétation très partisane du nouveau « bloc de constitutionnalité ». Or, la pratique a montré que les décisions rendues appelaient une appréciation plus complexe : en de nombreuses circonstances, le Conseil constitutionnel a joué un rôle constructif dans la défense des libertés. L’introduction de la possibilité (très contrôlée) donnée au citoyen de saisir le conseil d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a constitué une avancée démocratique limitée mais réelle : la première décision prise sur une QPC a ainsi permis de reconnaître le bien fondé de la demande des anciens combattants de l’outre-mer à toucher une pension complète. Pour autant la question du contrôle de constitutionnalité des lois reste entière et appelle une réponse plus satisfaisante que celle actuellement en vigueur. Cette question devrait trouver sa réponse dans le cadre d’un projet constitutionnel global du type de celui qui avait été retenu par le PCF en 1089 pour marquer le bi-centenaire de la Révolution française .

L’intérêt général, fondement du service public et du droit administratif

Il n’est pas contestable que l’État est un instrument de domination, voire de violence, aux mains des forces sociales, économiques et politiques dominantes. Mais il n’est pas que cela. Lorsque, à la fin du XIIIème siècle, Philippe le Bel crée le Conseil d’État du Roi, il entend affirmer que les contentieux impliquant les autorités royales et, plus généralement, les affaires du royaume, ne sauraient être traités par les tribunaux ordinaires ; que le « bien commun » (qui deviendra plus tard l’intérêt général) est une catégorie éminente qui domine toutes les autres. Certes, le Conseil d’État a connu plusieurs versions au cours des siècles suivants : il s’inscrit dans son acception actuelle en l’an VIII, puis est redéfini en 1872, mais il garde durant toute cette période ses deux caractéristiques fondamentales : d’une part, il est l’instance supérieure de la juridiction administrative (la Cour de cassation étant son pendant dans l’ordre judiciaire), d’autre part, il est le conseil de l’État dans son travail législatif et réglementaire. Ce rôle du Conseil d’État ne va pas sans une certaine ambiguïté puisqu’il est, par ses doubles fonctions, à la fois juge et partie (ce que ne manquent pas de lui reprocher les autorités de l’Union européenne). De fait, de de Gaulle à Sarkozy, le pouvoir exécutif a eu tendance a considérer que la fonction de conseil devrait se traduire en allégeance, ce qui a entraîné parfois une réaction d’indépendance de la haute juridiction sans effacer toujours une certaine propension à ne pas mécontenter le gouvernement. Dans sa fonction contentieuse également, la jurisprudence du Conseil d’État n’est pas immuable : elle est imprégnée par les mouvements d’ensemble de la société. Ainsi, à titre d’exemple, elle a pu considérer en 1985 que l’enseignement des écoles de musique ne relevant pas d’un intérêt général ne pouvait donner lieu à une différenciation des tarifs d’adhésion en fonction des revenus des parents, pour changer complètement de solution dix ans plus tard. Il reste que c’est dans le cadre de la fabrication de cette jurisprudence administrative et du droit administratif plus généralement qu’ont été forgés et explicités avec des avancées et des reculs, le concept de service public, le principe d’égalité, celui de laïcité, le modèle d’intégration basé sur le droit du dol, etc. Il s’agit la des fondements de l’identité nationale française et de notre conception de la citoyenneté.

« Au nom du peuple français »

Le droit évolue ainsi sous l’effet de multiples influences qui sont celles qui façonnent la citoyenneté aujourd’hui dans un contexte de crise. En vertu de la séparation des pouvoir – quand bien même on pourra soutenir que celle-ci est bien imparfaite – la justice est rendue « au nom du peuple français » sonne le mentionnent en exergue toutes les décisions de justice. Le juge des différentes juridictions est chargé d’appliquer le droit ,mais il le fait à travers une appréciation qui contient une part inévitable de subjectivité. Juge à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), la plus importante juridiction administrative nationale par le nombre d’affaires traitées, je peux témoigner de la dialectique qui forge l’intime conviction du juge. Le droit d’asile est régi par la Convention de Genève de 1951 et les dispositions du livre VII du Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Dans ce cadre, trois questions se posent au juge pour se prononcer sur une demande d’asile. Premièrement, doit-il se contenter d’appliquer sèchement le droit positif ou rendre la justice ? Ce n’est pas la même chose et la réponse ne sera pas la même selon que l’on se place principalement sur l’un ou l’autre terrain. Deuxièmement, le demandeur d’asile doit-il apporter la preuve de sa crainte de persécution ? Selon la force de l’exigence d’une preuve qui n’est demandée par aucun texte la réponse sera très variable. Troisièmement, une contradiction dans la demande d’asile, voire un mensonge avéré, invalident-ils la demande ? Ce serait ne tenir aucun compte des conditions politiques, ethniques, religieuses, voire psychologiques dans lesquelles se trouve le demandeur. On voit bien que des réponses apportées découleront des solutions très différentes. Il y a donc sans doute de bons et de mauvais juges. Mais on retiendra comme hautement significatif de la conception française du droit d’asile (hautement proclamé dans la constitution de 1793 et même dans le Préambule de la constitution de 1946 repris par l’actuelle constitution) le fait que la France est le premier pays de destination des demandeurs d’asile en Europe (le deuxième des pays industrialisés dans le monde après les États Unis), que le taux de reconnaissance du statut de réfugié (de l’ordre de 30 %) y est relativement éeévé. Cela résulte des actions combinées de magistrats, d’universitaires, d’avocats, d’associations et d’une tradition qui perdure malgré le contexte défavorable du pouvoir sarkozyste.

Bref, pour touts ces raisons, en matière d’État de droit il faut se garder de toute vision simpliste .

Anicet Le Pors

Ancien ministre
Conseiller d’État
Président de section à la Cour nationale du droit d’asile

Réinventer l’État – « regards croisés, revue de l’Institut de recherches de la FSU, sepyembre-novembre 2011

1) Chacun peut constater qu’en 2011 la place, le rôle et la conception même de l’Etat en France ont été profondément bouleversés par rapport à ce qui s’est construit à la Libération; comment apprécies tu et caractérises tu ces évoluions?

Le « retour de l’État » est un thème récurrent depuis l’aggravation de la crise à l’automne 2008. Cette évocation de circonstance correspond à une réalité : Dans tous les pays capitalistes, les États, sous la tutelle des marchés financiers, des autorités financières supranationales et des agences de notation sont intervenus massivement sous des formes spécifiques extrêmement variées. La circonstance conduit inévitablement à s’intéresser à l’État comme instrument de régulation sociale, mais aussi comme siège du pouvoir politique formalisé par un État de droit et une constitution, comme un rapport social. Ainsi, rythmant son histoire moderne, la France a pratiqué une quinzaine de constitutions depuis la Révolution française. Au sein du véritable laboratoire institutionnel que constitue notre pays il importe donc que s’ouvre une réflexion approfondie sur la nature de l’État aujourd’hui et la conception qu’il convient de promouvoir pour un État démocratique et efficace dans l’affirmation de l’intérêt général. La question est de grande actualité. De la Libération au tournant des années 1970-1980 on a connu pendant la période des « trente glorieuses » un État pratiquant une politique essentiellement administrée, d’inspiration keynésienne, justifiée par l’effort de relèvement du pays après la guerre, puis par la mise en place de bases de développement industriel dans le cadre de plans sectoriels et plus généralement d’une planification regardée comme une « ardente obligation » par le général de Gaulle.S’ouvre ensuite une période d’environ trente ans également marquée par le déferlement du libéralisme, l’accès au pouvoir de Reagan, Thatcher, Kohl dans leurs pays respectifs. La France opèrera avec retard son tournant libéral au printemps 1983. La crise actuelle marque ainsi le terme de ce cycle et en amorce un autre qui appelle, comme on le constate dès aujourd’hui, un interventionnisme étatique approprié. Mais de quelle nature ? C’est la question en débat qui appelle des solutions différentes selon les objectifs poursuivis. Il n’y a donc pas de prédétermination absolue de la conception de l’État dans un nouveau contexte.

2) La Fonction Publique telle que les lois dont tu as été à l’origine est elle aussi profondément transformée : quels liens peut-on établir avec l’évolution de l’Etat? est ce une simple évolution ou un dénaturation de la Fonction Publique?

Les superstructures étatiques évoluent donc et avec elles les services publics qui en constituent des pièces maîtresses. La fonction publique en est le cœur et doit donc évoluer avec la société. La fonction publique est donc un enjeu politique. Ainsi, le président de la République a-t-il, dès septembre 2007 (1), annoncé son intention de provoquer une « révolution culturelle » dans la fonction publique, avec comme mesure emblématique la mise sur le même plan pour les recrutements le concours statutaire et le contrat de droit privé conclu de gré à gré . Il a échoué dans cette entreprise car la crise a montré qu’avec un secteur public étendu, la France disposait là, comme se sont plus à le reconnaître des observateurs de tous bords d’un puissant « amortisseur social » tant dans le domaine de l’emploi, du pouvoir d’achat, de la protection sociale que, j’ajouterai, d’un point de vue éthique face à l’immoralité spectaculairement affichée dans la crise par les puissances financières. Il y a là un encouragement fort pour les défenseurs des services publics et, en leur sein, de la fonction publique. Son évolution nécessaire n’invalide pas les fondamentaux sur lesquels elle s’est construite au fil des siècles. Essentiellement trois principes : le principe d’égalité (article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1788) qui veut que l’on accède par concours aux emplois publics ; le principe d’indépendance qui suppose la séparation du grade (propriété du fonctionnaire) et de l’emploi, caractéristique du système de la « carrière » (loi sur les officiers de 1834) ; le principe de responsabilité qui implique que l’on confère au fonctionnaire la plénitude des droits du citoyen dans l’exercice de ses mission (article 15 de la Déclaration de 1789). Dans le respect de ces valeurs et principes, les dispositions statutaires définies par la loi doivent évoluer car il n’y a pas de texte sacré. D’importants chantiers devraient être ouverts (classements indiciaires, mobilité, multi-carrières, égalité hommes-femmes, dialogue social, etc.).

3) Quelle place aujourd’hui pour l’Etat entre l’Europe et les collectivités territoriales?

État et collectivités territoriales sont, ensemble, des collectivités publiques. L’image du « mille-feuilles » administratif a été un prétexte pour déstabiliser la démocratie locale et aligner la France sur les normes européennes. Comme l’a écrit le philosophe Marcel Gauchet, l’objectif final du sarkozysme, c’est la « banalisation » de la France. En ce domaine, l’objectif de la réforme des collectivités territoriales a été de faire prévaloir les niveaux à dominante économique, plus aisément soumis aux marchés (communautés de communes, régions, Union européenne) sur les instances politiques décentralisées ou déconcentrées (commune, département, État-nation). Le problème n’est pas d’opposer ces niveaux mais de les articuler correctement sur la base de deux principes républicains : l’unité et l’indivisibilité de la République, la libre administration des collectivités territoriales. Cette question des relations entre l’État et des collectivités territoriales est récurrente dans notre histoire. Sa solution consiste à concevoir une subsidiarité qui ne soit pas celle, descendante, de Thomas d’Aquin ou du traité de Maastricht, mais essentiellement ascendante dans l’esprit de Jean-Jacques Rousseau qui écrivait dans le Contrat social « Où se trouve le représenté il n’y a plus de représentant. » Cela ne conduit pas, tout au contraire, à affaiblir l’État au nom de la démocratie représentative ou participative, mais à le redéfinir de manière cohérente dans une mondialisation qui est aussi le concert d’États-nations qui n’ont jamais été aussi nombreux.

4) L’État est confronté à une crise économique, financière , environnementale inédite avec des conséquences sociales dramatiques : cette situation est elle de nature à le rendre obsolète ou lui confère-t-elle un rôle nouveau?

Alors qu’elle est plus nécessaire que jamais, la réflexion sur l’État est aujourd’hui entravée pas plusieurs facteurs. Le libéralisme a développé une idéologie managériale qui se présente comme la seule modernité envisageable. L’étatisme soviétique laisse des traces : l’État est confondu avec étatisme et étatisation et opposé au libre-arbitre. La dérive bonapartiste des institutions, en France, polarise sur l’élection présidentielle tous les enjeux et appauvrit dramatiquement le débat politique. La nature contradictoire de l’État, à la fois siège de la définition de l’intérêt général, gardien de la souveraineté nationale et populaire et instrument de domination et de violence sociale sombre dans la confusion. Certains se réfugient dans récusation même de l’État ou sa réduction absolue, d’autres (de Le Pen à Besancenot) en appelleront à une VIème République au contenu disparate ou évanescent. En tout état de cause on ne saurait isoler la réflexion sur l’État nécessaire de la crise sociale, de la lutte contre les inégalités et de l’impératif d’un nouveau compromis social conduisant à revenir sur le décrochage de la part des salaires dans la répartition de la richesse nationale intervenu en France lors du « tournant libéral » de 1983. Plutôt que d’envisager une construction institutionnelle complète, il me semble plus utile, tout en dénonçant la nature et le fonctionnement des institutions actuelles de se prononcer sur un nombre limité de propositions essentielles : élargissement de la démocratie directe, récusation du référendum sauf en matière constituante, représentation parlementaire fondée sur un mode de scrutin proportionnel, responsabilité du gouvernement devant le parlement, suppression de l’élection du président de la République au suffrage universel. Mais, au-delà, une nouvelle conception de l’État suppose qu’elle soit élaborée dans une perspective de transformation sociale comprise et désirée par le peuple. Cela implique un travail idéologique de grande ampleur qui fait aujourd’hui cruellement défaut. Rien n’a remplacé l’idéal du socialisme. Il est urgent de le remettre sur le chantier avec les notions d’appropriation sociale, de démocratie institutionnelle et de citoyenneté (2) , qui tirent les enseignements des expériences qui ont failli tout en conservant les acquis des efforts antérieurs.

 

1 – Discours de Nicolas Sarkozy à l’Institut régional d’administration de Nantes le 19 septembre 2007.
2 – A. Le Pors, La citoyenneté, PUF, coll. Que sais-je ? 4ème éd., janvier 2011.

La Commune de Paris -Hors série l’Humanité

En 1871, les Communards avaient innové en offrant de nouveaux pouvoirs aux citoyens, garants d’une démocratie plus directe : révocabilité des élus, mécanismes autogestionnaires, etc. N’y a-t-il pas à s’inspirer des principes de pouvoir populaire de la Commune pour faire progresser la démocratie et l’implication citoyenne ?

Il convient tout d’abord de préciser que la Commune n’avait pas les moyens de mettre sur pied en 72 jours un nouveau type d’État puisque le centre de celui-ci se trouvait à Versailles. En revanche,les communardss ont puissamment innové dans le traitement des services publics en veillant à leur protection et à leur bon fonctionnement. On évoquera notamment une gestion scrupuleuse des finances publiques, une attention particulière à l’approvisionnement en vivres, à la santé, à l’hygiène, à l’incendie, à la continuité des services de la poste, du télégraphe, des chemins de fer, des monnaies et médailles. Tout cela avec une préoccupation constante de l’intérêt général, du principe d’égalité et d’une grande exigence de responsabilité. Ils ont multiplié des comités d’initiative dans toutes ces activités, en particulier dans l’administration. Ils se sont occupés aussi de la hiérarchie des normes juridiques, de l’élaboration et de la codification d’une législation du travail débouchant sur la création d’un ministère de ce nom. René Bidouze souligne qu’il est peu contestable qu’une véritable « morale révolutionnaire » a inspiré ces choix (1) .La démocratie participative fait aujourd’hui consensus à droite comme à gauche. S’agit-il d’un gadget réservé à des déclinaisons locales, ou au contraire d’une véritable avancée démocratique.


La démocratie participative fait aujourd’hui consensus à droite comme à gauche. S’agit-il d’un gadget réservé à des déclinaisons locales, ou au contraire d’une véritable avancée démocratique
.

Les communards n’ont pas eu besoin du concept pour pratiquer une solidarité populaire active. La démocratie participative est sympathique si l’on veut dire par là, ce qui est éminemment souhaitable, que toutes les citoyennes et tous les citoyens doivent être actifs dans la cité. C’est une idée suspecte si elle tend insidieusement à mettre en accusation la démocratie représentative et à escamoter le débat sur le droit, les institutions et l’État. La vogue de la démocratie participative se trouve plus généralement validée dans le cadre de la politique dite du care chère à Martine Aubry. Là aussi, qui peut être contre davantage d’attention accordée à l’autre ? Mais n’est-ce pas aussi un moyen d’esquiver les questions d’une transformation structurelle, fondamentale de la société ? De préférer l’individu au citoyen, le contrat ou l’arrangement à la loi, l’expert au militant, la morale à la politique ? Tout cela nappé de compassion et des meilleurs sentiments dans une réprobation feinte de la politique, l’abandon du débat idéologique et le renoncement à toute définition d’une stratégie de remplacement du capitalisme.

On a vu que le mandat de Nicolas Sarkozy a été marquée par une dérive très personnelle du pouvoir, appelée communément hyper-présidence. S’agit-il de la dérive d’un homme ou celles d’institutions qui ont accordé une place disproportionnée au pouvoir présidentiel ? Partagez-vous l’idée de la convocation d’une Constituante pour changer de République ?

La France est un véritable laboratoire institutionnel : quinze constitutions en deux siècles selon deux lignes de forces : la première démocratique, issue des Lumières avec comme référence la constitution montagnarde du 24 juin 1793, dans laquelle la Commune de Paris s’inscrit de manière significative ; la seconde césarienne avec la constitution de Louis Napoléon Bonaparte du 14 janvier 1852. La Ve République était un hybride de ces deux tendances à l’origine, on parlait alors de « parlementarisme rationalisé ». Elle est devenue « monarchie aléatoire » au moment des cohabitations. Elle connaît aujourd’hui une « dérive bonapartiste ». Le ver du présidentialisme était dans cette constitution dès l’origine, mais il s’est révélé de manière particulièrement extravagante avec ce dernier président. Pour autant, je ne fais pas mienne la revendication d’une VIe République parce que, réclamée de l’extrême gauche à l’extrême droite on ose espérer que ce l’est pas la même ; parce que la plupart des prohets qui s’en réclament se caractérisent surtout par leur insuffisance ; parce qu’il n’y a jamais eu dans notre pays de changement de République sans le drame et le sang. Il faut donc être sérieux. La revendication d’une constituante participe dans une certaine mesure de ce laisser-aller institutionnel même si la question peut se poser un jour si les évènements créent une nouvelle donne, comme en Tunisie par exemple. Aujourd’hui, commençons par répondre clairement à trois questions. Premièrement, quelle place au référendum dans la démocratie directe ? Je suis pour en limiter le recours à la matière constituante. Deuxièmement, quel type d’institutions ? Jed fais le chox du régime parlementaire fondé sur un mode de scrutin proportionnel où le gouvernement, responsable devant l’Assemblée, détermine et conduit la politique de la nation. Troisièmement, quel rôle pour le président de la République ? Il faut abroger son élection au suffrage universel et réduire ses pouvoir à une fonction symbolique.

La Commune s’est singularisée pour ne s’être pas limité à inventer une démocratie citoyenne face à l’autoritarisme des régimes en place, elle a favorisé la mise en place d’une démocratie complète, en ouvrant des droits sociaux et économiques. Cette conception n’est-elle pas résolument moderne à l’heure où les actionnaires semblent dicter leur loi à l’économie ?

La contribution de la Commune sur la question de la citoyenneté est essentielle. D’abord, parce qu’elle en a souligné le caractère avant tout politique, reprenant ainsi à son compte l’héritage de la Révolution de 1789 (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! »). Ensuite, comme je l’ai rappelé ci-dessus en accordant la plus grande importance aux questions économiques, veillant à répondre aux besoins de la population sur une base égalitaire, en renforçant les garanties individuelles et collectives au travail, en développant les services publics. Enfin en nourrissant de manière concrète l’idée de République sociale dans laquelle l’économie du profit cèderait la place à l’économie des besoins. Faut-il rappeler que la Commune, non seulement avait développé les secours en faveur des plus nécessiteux, mais qu’elle avait aussi entrepris de limiter les plus hauts salaires et de relever les plus bas au-dessus d’un minimum imposé. Nous sommes là en pleine actualité.

L’irruption populaire est souvent perçue comme un facteur de désordre et de perturbation de la légitimité démocratique d’un gouvernement à agir. Pourtant, n’est-ce pas à une insurrection civique que la gauche devrait appeler face à l’abstention et la désillusion qui menace de faire le jeu de l’extrême droite ? N’est-ce pas cette capacité à s’appuyer sur le peuple qui a manqué aux différents gouvernements de gauche pour oser s’attaquer aux puissances d’argent ?

La citoyenneté ne se décrète pas . Le peuple français est aujourd’hui en grande souffrance et en perte de repères après l’échec du XXe siècle « prométhéen », comme on avait dit des communards qu’ils montaient « à l’assaut du cierl ». Il reste pour autant un peuple très politique mais sans perspectives. La décomposition sociale est profonde et nous nous trouvons dans une situation qu’Alfred de Musset caractérisait ainsi en 1836 dans L confession d’un enfant du siècle : « On ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris ». Bien entendu l’appel au civisme est utile et l’abstention doit être conjurée autant que possible. Dans le même esprit, on peut comprendre les appels à l’indignation et à la révolte, y compris individuelle. Mais cela ne doit pas masquer que la carence est avant tout idéologique et politique. Il faudrait retrouver une capacité de novation comparable à celle des communards sur un certain nombre de questions-clés comme : le service public, la propriété publique, l’immigration et l’asile, la laïcité, la démocratie locale, les institutions et, bien sûr, la mondialisation.

A la lumière de la crise actuelle du capitalisme, comment le politique peut-il reprendre le pouvoir sur le financier ? N’y a-t-il pas des droits nouveaux à accorder aux citoyens et aux travailleurs dans leur ensemble pour le permettre ?

L’expérience montre qu’il ne faut pas tout attendre de l’octroi de droits nouveaux. Certes, il y a encore beaucoup de droits et de libertés à conquérir, mais c’est la volonté de forger un destin qui est déterminante. Cette aspiration a traversé les XIXe et XXe siècle avec la socialisme en perspective. C’est cette perspective qu’il faut refonder en tirant les leçons de l’expérience et les enseignements des échecs. Camper sur des dogmes est une impasse, mais pratiquer la fuite en avant dans le réformisme pour éviter de prendre position sur les transformations structurelles indispensables ne peut conduire qu’à de nouvelles d ésillusions. Il faut donc remettre l’ « hypothèse socialiste » sur le chantier avec pour fondamentaux : l’appropriation sociale, la démocratie institutionnelle et la citoyenneté. (2)(

 

(1) R. Bidouze; 72 jours qui changèrent la cité, Le temps des cerises.

(2) A. Le Pors, La citoyenneté, PUF; coll. Que sais-je ?, 4_ éd. 2011

 

 

Quelle visée communiste pour le XXI° siècle ? – 90ème anniversaire du PCF – espace Oscar Niemeyer – 11 décembre 2010

L’hypothèse socialiste nécessaire à la visée communiste

Le point de départ d’une telle interrogation est nécessairement de porter un jugement sur ce qu’a été la visée communiste du siècle précédent. Je veux simplement rappeler que, selon l’analyse marxiste classique, le communisme était le stade suprême d’un processus historique qui faisaient se succéder des modes de production par dépassement de leurs contradictions et qu’ainsi le communisme était le dépassement du socialisme principalement caractérisé par trois fondamentaux : la propriété collective des grands moyens de production, le pouvoir de la classe ouvrière et de sas alliés, l’émergence d’un « homme nouveau » à la fois acteur et conséquence des transformations structurelles précédentes. Le communisme était alors le stade où étaient surmontées les contradictions qui subsistaient sous le socialisme par : la disparition de classes antagoniques, le dépérissement de l’État, la création des meilleures conditions d’épanouissement de l’homme et de la société tout entière. Dans ce siècle « prométhéen » – l’expression est de René Rémond – ce schéma ne s’est pas accompli. La propriété collective a été accaparée par l’État, le pouvoir de la classe ouvrière s’est fourvoyé en nomenklatura, l’ « homme nouveau » n’a pas émergé. La visée communiste du XXe siècle a donc échoué. Pour ma part, je donne à cet échec un caractère expérimental, dans l’esprit où j’ai écrit il y a une quinzaine d’années Pendant la mue le serpent est aveugle, puis Éloge de l’échec et j’ai intitulé le chapitre central d’un dernier livre Éloge de la décomposition.

Mais on peut aussi partir de l’analyse directe du monde du notre époque. Celle-ci me semble pouvoir être caractérisée comme celle de l’avènement – sans précédent dans l’histoire – d’un « monde commun ». Et ce n’est pas le moindre paradoxe que ce monde commun s’affirme après que se soit effondré le mouvement communiste qui s’en réclamait. Monde commun par l’affirmation de valeurs universelles (la paix, la sûreté, le respect de la dignité humaine, etc.). Monde commun par l’ampleur des processus de globalisation (à commencer par la mondialisation du capital, mais aussi la prise en considération de la nécessité de la protection de l’écosystème mondial, l’organisation de la communication, de la circulation aérienne, etc). Monde commun par l’interdépendance des moyens mis en place (juridiques, politiques, culturels). Monde commun qui transparaît dans le vocabulaire (« Terre patrie » d’Edgar Morin, « Biens à destination universelle » de Vatican II, « Patrimoine commun de l’humanité », ou encore « Manifeste des biens de haute nécessité » des écrivains et poêtes Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant. Simultanément, avec cette révélation d’un exaordinaire potentiel d’humanisation, s’affirme la conscience de l’unité de destin du genre humain. Mais pour autant ce mouvement n’est assorti d’aucune théorisation ni d’aucune stratégie de conduite et de maîtrise.

Ainsi, l’échec conclut la première approche (la visée communiste du XXe siècle) et l’indétermination le seconde (celle de l’émergence du monde commun en ce début du XXIe siècle). Alors « Que faire ? » comme aurait dit un grand ancêtre.

Trois démarches peuvent être observées.

La première s’en tient à la visée communiste XXe siècle sur laquelle il n’y aurait pas lieu de revenir. Cette voie m’apparaît sans issue.

La deuxième est celle de la fuite en avant vers une idée du communisme non identifié, bannissant le moment du socialisme pour cause d’hérédité soviétique. Cette démarche entend fonder sa légitimité sur la célèbre phrase de Marx : « Le communisme, c’est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». Je veux à ce propos rappeler que cette phrase est tirée d’une lettre circulaire de 1879 dans laquelle Marx met justement en garde contre une interprétation dogmatique des modes de production. Sortie de ce contexte, elle-même dogmatisée, cette phrase ne veut rien dire puisqu’elle est applicable à tout gouvernement. Le reproche majeur que l’on peut faire aux partisans de cette démarche c’est qu’elle les dispense de toute proposition sérieuse de transformation structurelle ; c’est donc une facilité.

Entre impasse et fuite en avant je choisis pour ma part de remettre sur le chantier le travail sur le processus, non pas de dépassement mais plutôt de remplacement du capitalisme en crise systémique par un socialisme identifié dans la perspective de cette visée communiste qu’il faut continuer de protéger, même si elle demeure aujourd’hui incertaine quant à son contenu. Reprenons les trois fondamentaux du socialisme précédemment évoqués pour, tirant les enseignements de l’expérience leur donnée sens dans les conditions de notre époque.

La propriété collective des grands moyens de production, d’échange et de financement
est tout aussi importante aujourd’hui que dans les années 1970 où nous proclamions : « Là où est la propriété, là est le pouvoir ! ». Les capitalistes en sont toujours convaincus, mais la proposition a pratiquement disparu ou n’erst formulée que dans une généralité inutile à gauche. Certes, il faut tirer les leçons des expériences en la matière, celle des nationalisations de 1982 notamment, correctement réalisées juridiquement par la loi du 11 février 1982, mais privées de finalités par le tournant libéral amorcé dès 1982, consacré en mai 1983, et coupées de l’intervention des travailleurs puisque la loi de démocratisation du secteur public n’est intervenue qu’en juillet 1983 (soit après le tournant libéral) tandis que les lois Auroux se sont étalées de 19821984. On doit donc en tirer la leçon qu’une appropriation sociale effective – formulation que j’utilise de préférence à la propriété publique – doit nécessairement être articulée à une économie des besoins effective et faire corps avec l’intervention des travailleurs dans la maîtrise de l’outil.

Le pouvoir de la classe ouvrière et de ses alliés
: cette formulation ne peut, à mon avis, être conservée en l’état. Elle était associée aux notions d’ « avant-garde » voire de « dictature du prolétariat » les premières abandonnées. Elle supposait que des moyens de droit soient conférés spécifiquement à la classe ouvrière pour asseoir son pouvoir à l’instar du pouvoir d’État de la bourgeoisie. Une telle conception est indéfendable aujourd’hui. À l’instar de Gramsci qui professait qu’une classe est révolutionnaire si elle est capable de prendre en charge les intérêts de la société tout entière, l État, comme l’intérêt général ou le service public sont des lieux de contradictions qu’il faut savoir investir. Ce qu’appellent les conditions actuelles, c’est que l’on dise quelle est la démocratie institutionnelle que l’on propose. La France dispose d’une riche expérience en la matière (quinze constitutions en deux siècles). Il ne s’agit pas d’élaborer un « projet constitutionnel » complet comme celui qu’avait adopté le parti communiste en décembre 1989 pour marquer le bicentenaire de la Révolution française. Il convient prioritairement de prendre position sur des questions institutionnelles essentielles : quelle démocratie directe (en précisant notamment la place du référendum, généralement de caractère plébiscitaire dans notre pays) ? quelle démocratie représentative (mode de scrutin, parité, cumul des mandats) ? quel exécutif (ce qui suppose aujourd’hui une position très claire sur l’élection du précisent de la République, en en tirant les conséquences). Resterait encore à traiter la question de la subsidiarité entre infra et supranational.

L’homme nouveau n’a pas émergé car il a surtout été considéré comme la conséquence des transformations structurelles et superstructurelles et non comme un objectif en soi. C’est pourquoi il convient de mettre la citoyenneté (plutôt que l’ « homme ») au cœur de la visée communiste. Là également nous avons en France un riche héritage. Des valeurs éprouvées par les luttes : une conception éminente de l’intérêt général, une notion de service public très élaborée, la laïcité à vocation universelle (et qu’il n’est nul besoin de qualifier), le modèle d’intégration fondé sur le droit du sol et l’égalité individuelle des citoyens et des citoyennes qui ne sauraient être enfermés dans des communautés. Nous disposons aussi de moyens de droit et des pratiques : un statut du citoyen avant tout politique (« Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie » proclamait-on pendant la Révolution) mais aux dimensions économique set sociales fortes, une démocratie locale active fondée sur de nombreux foyers d’intervention populaire, les références institutionnelles diversifiées que j’ai évoquées. La crise a un effet qui doit être mis a profit : elle renvoie la responsabilité de la recomposition vers le citoyen plutôt qu’il s’en remette par délégation au créateur de génie ou aux appareils. C’est dans cet esprit que j’ai parlé de « génome de citoyenneté ».

Appropriation sociale, démocratie institutionnelle, citoyenneté, tels me semblent être les fondamentaux d’une « hypothèse socialiste » ouvrant la voie d’une « visée communiste pour le XXIe siècle »,

Se réapproprier l’histoire de France, la démarche scientifique, la morale républicaine – Lannion, 28 janvier 2010 – CGT-FSU-Solidaires

(Schéma)

Le service public dans l’actualité syndicale et politique. Mais aussi un thème d’approfondissement idéologique.

I. LA CONCEPTION FRANÇAISE DE L’INTERÊT GÉNÉRAL, DU SERVICE PUBLIC, DE LA FONCTION PUBLIQUE

Ces idées se sont forgées en plusieurs siècles : création du Conseil d’État du Roi sous Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle, articles 1er et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sous la Révolution, Révolution de 1848, École française du service public à la fin du XIX°, statut général des fonctionnaires en 1946. Ces notions se sont incarnées dans des personnages historiques importants : de Richelieu à de Gaulle.

1.1. L’intérêt général

Les économistes néo-classiques ne sont parvenus à définir qu’un « optimum social », préférence révélée des consommateurs. Le citoyen ne se réduit pas à un consommateur ni à un producteur ?

Le juge administratif a considéré que c’était au pouvoir politique de le définir dans un débat démocratique. Il en a fait cependant usage mais de façon subsidiaire dans l’application du principe d’égalité. Il a identifié des activités relevant de l’intérêt général.

Il siège dans les notions de déclaration d’utilité publique, d’ordre public. Les « actions positives » doivent être proportionnées à la différence des situations ou à l’intérêt général invoqué.

1.2. Le service public

Une notion simple à l’origine : une mission d’intérêt général, une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Couverture par l’impôt et non par les prix. Prérogatives de service public.

Une notion devenue complexe : interpénétration public-privé (régie, concession, délégation). Hétérogénéité croissante, développement du secteur associatif, le contrat le dispute à la loi.

Contradiction exacerbée dans le cadre de l’Union européenne dont les critères sont essentiellement économiques (« Économie de marché … »), le service public ignoré (sauf art. 93 du traité FUE), définition des SIEG et des SIG, Jurisprudence de la CJCE tend à faire une place cependant aux acticités d’intérêt général ; le régime de la propriété n’est pas préjugé (art. 345). Importance des services publics dans le rejet du traité constitutionnel le 29 mai 2005.

1.3. La fonction publique

Création ancienne d’une administration centralisée. Principe hiérarchique dominant. Création de règles jurisprudentielles et rejet de la notion de « statut carcan » par les syndicats. Statut de 1941 sous Vichy. Statut du 19 octobre 1946. Redistribution législatif-réglementaire en 1959.

L’élaboration du statut actuel en 1981-1986 : les 3 principes d’égalité, d’indépendance, de responsabilité). La conception du fonctionnaire-citoyen opposée au fonctionnaire-sujet (Michel Debré). Une fonction publique à « trois versants » (FPE, FPT, FPH).

Montée en puissance des personnels sous statut : 200 000 fonctionnaires début XX° siècle, 1 million en 1946, 2,1 millions en 1981, 5,3 millions aujourd’hui ; 146 articles législatifs en 1946, 57 en 1959, plus de 500 aujourd’hui ; la plus grande longévité contre la prévision de F. Mitterrand en 1986.

II. UNE OFFENSIVE SANS PRÉCÉDENT CONTRE CES ACQUIS HISTORIQUES

Selon Marcel Gauchet, la stratégie de Sarkozy c’est la « banalisation » de la France. La France, une somme d’ « anomalies » : le modèle d’intégration, la laïcité, le service public, les collectivités territoriales, etc ?

Le pragmatisme destructeur contre l’ « ardente obligation ». L’ « identité nationale » comme contre-feu.

2.1. La réduction de la dépense publique

Des précédents, la commission de la Hache dans les années 1950, la RCB, la LOLF (34 missions, 132 programmes, 620 actions) et sa « fongibilité asymétrique ».

La RGPP : non remplacement d’un fonctionnaire sur 2 ; plus de 300 mesures administratives, pas de concertation. Le démantèlement de l’ « administration rationalisante » CGP, CNE, HCEP, HCCI, CIRA, DP, CECRSP, INSEE, A de F, etc.

Primauté à la « main invisible » sur la main visible : réhabiliter la planification, les nationalisations, les institutions.

2.2.  Démantèlement des services publics et de la fonction publique

Une spécificité française : une fonction publique de 5,3 millions, environ 6 millions avec les entreprises et organismes publics (un quart de la population active). Un môle de résistance au marché et à la contratualisation.

L’attaque n’a pas commencé acec Sarkozy : loi Galland du 13 juillet  1987 (+ 3° voie ENA, loi sur droit de grève 19 octobre 1982). La Poste et France Télécom en 1990 (P. Quilès), Air France 1999 (J-C. Gayssot), rapport du Conseil d’État 2003, lois de modernisation du 2 février 2007, sur la mobilité du 3 août 2009. Les gouvernements de gauche ne reviennent pas sur les atteintes de la droite.

La « révolution culturelle » de Sarkozy du 19 septembre 2007. Le Livre Blanc de J-L. Silicani (contrat contre loi, métier contre fonction, performance individuelle contre efficacité sociale). La crise révélatrice du rôle d’ « amortisseur social » du service public (emploi, pouvoir d’achat… éthique). Le « Grand soir statutaire » n’aura pas lieu.

2.3. La réforme des collectivités territoriales

Pas de « mille-feuilles » mais 2 triptyques : commune-département-nation (politique) contre agglomération-région-Europe (économique). L’invocation de l’extérieur (délocalisation, régions, métropoles) comme justification de l’aménagement du territoire (St-Dizier 20 octobre 2009).

Les dispositions majeures pernicieuses : conseillers territoriaux, métropoles, suppression de la taxe professionnelle.

Les conséquences : détérioration de la situation matérielle et morale des fonctionnaires (effectifs, contractualisation, clientélisme), des services publics (8 directions dans les régions, 2 à 3 dans les départements, intrusion du privé), rôle du préfet de région véritable proconsul.

III. LA CONTRE-OFFENSIVE NÉCESSAIRE : LE XXI° SIÈCLE « ÂGE D’OR » DU SERVICE PUBLIC ?

Défendre les services publics, mais surtout inscrire leur promotion dans une perspective.

3.1. Se positionner sur les valeurs et principes

Le pouvoir ne néglige pas les valeurs : 75 des 146 pages du Livre Blanc Silicani.

Réaffirmer les valeurs et principes de l’intérêt général, sur le  service public et la Fonction publique précédemment évoqués.

Plus généralement : se réapproprier l’histoire, la science, la morale.

3.2. Faire des propositions constructives à tous niveaux

Ce pouvoir peut être tenu en échec : de la révolution culturelle, de la suppression du classement se sortie des écoles de la fonction publique ; critique du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux par P. Séguin. Dissensions sur la taxe professionnelle, l’élection des conseillers territoriaux. Promesse aventureuse de titularisation des contractuels …

Faire des propositions concernant le service public et la fonction publique : par exemple reclassement indiciaire, fin contractualisation, double carrière, conditions de mobilité, dialogue social, égalité hommes-femmes, etc.

Approfondissement de questions majeures : planification, nationalisations, institutions, laïcité, etc. « États généraux du service public » (Mutualité, 17 décembre 2009).

3.3. Le service public « valeur universelle » ?

La montée de l’ « en commun » : protection de l’écosystème mondial, propriété des ressources du sol et du sous-sol, des produits alimentaires, projets industriels internationaux, mondialisation de services, des échanges, de la culture, etc.

La prise de conscience de l’unité de destin du genre humain caractéristique majeure du moment historique : « Terre-Patrie », le « Tout-Monde », « Patrimoine commun de l’humanité », « Biens à destination universelle », etc.

Le service public, valeur universelle. La contribution de la conception et de l’expérience française. Le XXI° siècle « âge d’or » du service public.

« Pas de citoyenneté sans valeurs » – l’Humanité, 19 novembre 2009

Sur le site Internet de son « grand débat », Éric Besson mêle la nation à la liberté, la citoyenneté, l’émancipation, etc., tout en promouvant le rapprochement des termes identité nationale et immigration. Comment qualifier une telle conception ?

Nous n’avons pas besoin de répondre à une injonction gouvernementale pour savoir ce que nous devons penser de ces concepts. L’immense apport des Lumières et de la Révolution française a été d’instituer la nation, communauté des citoyens, en souverain dans le cadre d’un régime affirmant la liberté, l’égalité, la fraternité comme valeurs suprêmes, la République. La souveraineté nationale et populaire est aujourd’hui un bien précieux, car elle affirme en continuité de notre histoire notre responsabilité collective. Dans une mondialisation qui tend à dissoudre les États nations, c’est-à-dire des histoires, des valeurs, des cultures, des lieux de contradictions fécondes, j’affirme que la nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et du général. C’est en ce sens que l’on peut parler d’identité nationale. Mais il s’agit d’une création continue qu’il faut conduire rationnellement à chaque étape et non d’une invocation mystique et démagogique comme celle à laquelle ont recours Éric Besson et Nicolas Sarkozy. C’est précisément parce que ce pouvoir tourne le dos à cette identité en démantelant le service public vecteur de l’intérêt général, en rejetant la tradition de la France terre d’asile, en s’attaquant aux structures territoriales liant communes-département-nation, en aggravant la « dérive bonapartiste » dont les institutions de la V° République étaient porteuses dès l’origine – et auxquelles à l’époque seul le parti communiste français, en tant que parti, s’opposa – qu’il a recours à cette manipulation sur une base dévoyée de l’identité nationale pour solliciter les réflexes nationalistes et … antinationaux.

Éric Besson évoque le « sentiment national ». La citoyenneté relève-t-elle ainsi d’un sentiment ? Doit-on se sentir citoyen pour l’être effectivement ?

La citoyenneté est, en tout état de cause, un terrain de réflexion et d’action plus intéressant dans la situation de décomposition sociale qui caractérise ce moment de l’histoire, entre un XX° siècle prométhéen et une civilisation nouvelle aujourd’hui encore difficile à déchiffrer. Elle nous invite à revenir aux fondamentaux idéologiques. Il n’est ni utile ni souhaitable de s’épuiser à donner une définition de la citoyenneté, fortement évolutive, car toute définition affaiblit et enferme. En revanche, il nous faut concevoir une problématique qui permette de révéler le sens et l’authenticité de toute citoyenneté. Pour ma part – et je renvoie là à mon Que sais-je ? sur le sujet (1) – il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs, que j’exprime de la manière suivante : une conception spécifique de l’intérêt général, une affirmation du principe d’égalité, une éthique de la responsabilité. Il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif de celle-ci impliquant des moyens nécessaires : un statut juridique du citoyen, une libre administration des collectivités territoriales, des institutions démocratiques. Il n’y a pas de citoyenneté sans son inscription concrète dans la crise systémique, son affirmation face aux forces désagrégatrices infra et supranationales. Elle intègre l’idéologie des droits de l’homme dans la réalité politique concrète. Le professeur Jean Rivero a écrit dans cet esprit : « les droits de l’homme sont des libertés, les droits du citoyen sont des pouvoirs ».

La revendication d’égalité des droits semble aujourd’hui prise en tenailles$ entre l’individualisme libéral et diverses tentations communautaristes. Est-ce la conséquence d’une faiblesse de la notion de citoyenneté ?

Non, c’est tout au contraire l’indication que la citoyenneté est la seule façon de répondre à ces questions de notre temps et que notre responsabilité majeure de citoyens d’aujourd’hui est d’apporter ces réponses. Il y a certes un repli individualiste dans la crise, mais il y a aussi dans cette crise le renvoi de la responsabilité sociale vers chaque citoyen, chaque citoyenne, appelés à ne s’en remettre qu’à eux pour amorcer la recomposition, et non à déléguer ou à fantasmer dans d’hypothétiques stratégies d’alliances : une somme de désarrois n’a jamais fait un début de solution. Le communautarisme est la réponse pervertie de la communauté des citoyens en hypervalorisant certaines de ses dimensions, notamment ethnique ou religieuse. Le prix Nobel indien Amartya-Sen en a fait une analyse particulièrement lucide dans son dernier livre Identité et violence (2), dénonçant le caractère totalitaire du communautarisme et refusant pour son propre compte d’être enferme dans ses « petites boîtes ». Ce n’est pas un problème nouveau, s’il prend du relief dans la crise. Sous la République romaine, Cicéron n’affirmait-il pas déjà que tout citoyen romain avait deux patries : la « patrie d’origine » à laquelle il était naturellement attaché par ses liens historiques, culturels et affectifs, et la « patrie de droit » qui seule lui conférait la citoyenneté et devait donc être privilégiée dans l’organisation sociale. C’était il y a 2000 ans. On n’a guère mieux dit les choses depuis.

Dans le contexte de crise du capitalisme, on entend de plus en plus parler de « citoyenneté économique ». L’alternative au capitalisme est-elle à rechercher dans une extension de la citoyenneté à l’entreprise ?

La citoyenneté ne dissout pas les particularismes. La multiplicité de ses dimensions fait sa richesse. Ainsi, il y a des « dimensions » infranationales (corse, bretonne, occitane, basque, alsacienne) et des dimensions supranationales (européenne, méditerranéenne, mondiale) de la citoyenneté française, mais seule celle-ci répond à la problématique précédemment évoquée et seule elle justifie l’appellation de citoyenneté. De même il y a des dimensions économiques (droit au travail, à l’information et à la formation, à l’intervention dans la gestion des entreprises, à l’exercice de la plénitude des droits et libertés) et des dimensions sociales (droit à la santé, au logement, à la culture) de la citoyenneté. Mais la citoyenneté est une notion avant tout politique, le citoyen ne saurait se réduire au travailleur ou à l’ayant droit. Pour autant, la lutte pour la pleine citoyenneté dans l’entreprise est, dans cette crise de civilisation, au premier rang du combat anticapitaliste. Il faut donc veiller à la plénitude de la conception de la citoyenneté.

Nos ancêtres révolutionnaires écrivaient au-dessus de leur porte « Ici on s’honore du titre de citoyen et on se tutoie ! ». Et nous, aujourd’hui ?

 

‘1) La Citoyenneté, Que sais-je ?, PUF 3° éd., 2002.

(2) Identité et violence, Amartya-Sen, Odile Jacob, 2007.

Quel rôle pour l’État ? – l’HD , 8 janvier 2008

Se souvient-on du slogan de campagne de Nicolas Sarkozy « moins d’État ! moins d’impôts ! » ? Le même dramatise à Toulon fin septembre : « C’est la fin d’un monde ! ». C’est encore celui qui peinait à dégager 1, 3 milliard d’euros pour financer le revenu de solidarité active qui se fend d’un plan de relance de 26 milliards et trouve 360 milliards pour sauver les banques. « Retour de l’État ! », a-t-on soutenu de toute part. La droite libérale, surprise un moment, se reprend vite au nom du pragmatisme. Le parti socialiste est pris à contre-pied, alors qu’il s’apprêtait à confirmer en congrès son allégeance aux critères d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » au nom d’un modernisme dévoyé. Le parti communiste reste paralysé dans une repentance antiétatique sans fin, par crainte d’être accusé de nostalgie soviétique. L’événement cependant est de taille et peut être mis à profit pour réaliser une avancée idéologique significative sur la question de l’État.

Car s’il y a en apparence un retour de l’interventionnisme étatique, il y a en fait une régression de l’État social. Les sommes énoncées sont pour une bonne part des fictions, lorsqu’il s’agit notamment de cautions publiques de fonds bancaires. La recapitalisation des banques ne s’accompagne pas de représentation publique dans les organes de direction. Les financements publics directs effectifs bénéficient principalement aux entreprises et à l’investissement et non au pouvoir d’achat des consommateurs et aux plus pauvres. L’autoritarisme et l’activisme national, européen et international du président de la République peuvent abuser, mais n’ajoutent rien en volonté d’action effective sur la crise systémique du capitalisme : le plan de relance européen de 200 milliards d’euros n’est que la somme des plans de relance nationaux dont les caractéristiques ne s’éloignent guère de celles relevées pour la France. Les groupes de pression industriels ont déterminé les conclusions du plan environnemental européen.

Il est même permis de parler de supercherie tant la contradiction est totale entre la communication présidentielle sur son volontarisme d’État et son action permanente en matière de politiques publiques. La révision générale des politiques publiques engagée tend avant tout à une réduction du poids des services publics dans la société française, notamment par la réduction drastique du nombre des fonctionnaires, à commencer dans l’éducation nationale. Le poids des dépenses de la fonction publique d’État dans l’ensemble des richesses produites en France n’a cessé de baisser au cours des dernières années, accompagnant la régression de la part des salaires dans le produit intérieur.

Mais on assiste, au surplus, à une vaste entreprise de démantèlement des organismes chargés de la rationalisation des politiques publiques. Ainsi, le Conseil de modernisation du 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État retenues, prévu en tête de celles-ci : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale. Ces suppressions viennent après l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Ajoutons-y aujourd’hui la délocalisation de l’INSEE à Metz, la suppression des centres départementaux de Météo France, l’intégration des Archives de France dans une direction générale des patrimoines, etc.

Quelles qu’en soient les raisons, la gauche peut nourrir des regrets de ne pas s’être exprimée avec plus de lucidité et de courage sur l’État et d’avoir si peu fondé théoriquement cette affirmation. Certes, il y a des raisons historiques à ce relatif désintérêt, et le recours à aux théorisations antérieures – y compris la conception marxiste de l’État – est de faible secours. Nous disposons cependant, en France, d’acquis importants sur la base desquels il serait possible de lancer une refondation identitaire sérieuse. En premier lieu, une expérimentation institutionnelle considérable (quinze constitutions en deux siècles) dont les enseignements pourraient aisément faire échec au sarkozysme en voie de constitutionnalisation et promouvoir une véritable souveraineté nationale et populaire. En deuxième lieu, un vaste secteur public, malgré les privatisations, ainsi qu’une école du service public, spécificité française appelant une nouvelle appropriation sociale nationale et internationale et le développement de services publics au niveau mondial. En troisième lieu, une fonction publique (État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers et de recherche) de plus de cinq millions de fonctionnaires (soit près d’un quart de la population active du pays) qui échappent à la loi du marché en raison de leur position statutaire définie par la loi et dont le statut général pourrait inspirer, plus largement, un statut législatif du travail salarié.