Laïcité et citoyenneté – Cahors, 30 mai 2008

Sauvegarder la laïcité de la République : c’est l’affaire de tous !

 

Le principe de laïcité peut être considéré comme une composante de la citoyenneté, mais on peut tout autant le regarder comme inspirant la totalité de la problématique de la citoyenneté telle que je me suis efforcé de la proposer (Que sais-je ? « La citoyenneté », PUF, 3° éd.) autour de trois affirmations :

– il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs reconnues par la communauté des citoyens ;
– il n’y a pas de citoyenneté sans exercice effectif doté des moyens nécessaires ;
– il n’y a pas de citoyenneté sans dynamique propre la refondant aujourd’hui dans une crise sociale profonde, prenant en compte l’émergence de dimensions infra et supranationales, et faisant la clarté au regard de l’idéologie des droits de l’homme.

1. La laïcité et les valeurs de la citoyenneté

En France, la conception de l’intérêt général en fait une catégorie éminente, distincte de la somme des intérêts particuliers ; c’était le « bien commun » sous la monarchie qui a concouru à la sécularisation du pouvoir politique. Cette conception a nourri une culture du service public qui a conduit à la constitution d’une « École française du service public » sur la base de principes juridiques (égalité, continuité, adaptabilité) marqués par une forte rationalité, et une fonction publique elle-même fondée sur des principes de même nature (égalité, indépendance, responsabilité).

L’affirmation du principe d’égalité est lui-même marqué par l’esprit laïc. C’est le service public de l’enseignement qui en a été le support principal en jouant le rôle déterminant dans l’égal accès au savoir hors tous les particularismes. C’est aussi en s’adossant au principe de laïcité qu’a pu être affirmée l’égalité dans tous les domaines de l’homme et de la femme en arrachant la condition de celle-ci à la soumission à l’ordre ou à tout présupposé. On le retrouve dans la conception du modèle français d’intégration : droit du sol et égalité des citoyens, opposé au droit du sang et à la logique des minorités. Cicéron distinguait déjà la « patrie d’origine » de la « patrie de droit ».

L’exigence d’une éthique de la responsabilité est consubstantielle à la laïcité. Ses différentes déclinaisons en droit (civile, pénale – « nul n’est pénalement responsable que de son propre fait » -, administrative) sont placées sur un terrain strictement juridique. Mais c’est au plan politique et moral que s’affirme surtout le principe de laïcité. La responsabilité personnelle de l’homme politique et du fonctionnaire existe («notion de « crime administratif » et art. 28 du titre 1er du statut général des fonctionnaires). Les règles de la morales sociales ne relèvent ni d’une transcendance, ni d’un état de nature, ni d’une fatalité, mais que ce sont les citoyens et les citoyennes qui les établissent en pleine responsabilité.

2. La laïcité et l’exercice effectif de la citoyenneté

Les droits et devoirs constitutifs du statut du citoyen ne doivent comporter aucune référence aux critères qui caractérisent généralement minorités ou communautés, à savoir : la culture (la diversité est richesse), la langue (ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 et art. 2 de la constitution), la religion (loi de séparation des églises et de l’État de 1905) ou l’ethnie (art. 1er de la constitution). Il est juste que la France n’ait pas signé la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (avis du Conseil d’État du 6 juillet 1995) et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (avis du Conseil constitutionnel du 15 juin 1999). La laïcité ne concerne pas seulement le particularisme religieux.

Évoquer le rapport de la laïcité à la démocratie locale, lieu privilégié d’exercice de la citoyenneté, c’est nécessairement faire référence à la loi Falloux, aujourd’hui formellement abrogée. Je veux néanmoins rappeler la décision du Conseil constitutionnel du 13 janvier 1994 considérant notamment « qu’un financement plus libre des établissements privés par les collectivités territoriales est contraire au principe d’égalité et qu’il risquerait de mettre, dans certaines communes, les établissements privés dans une situation plus favorable que les écoles publiques, ce qui serait contraire à la laïcité en France ». Ce qui n’a pas empêché la manifestation mémorable du 16 janvier réunissant un million de personnes à Paris.

La laïcité est évidemment parti prenante des institutions. L’article 1er de la Constitution de la V° République reprend une disposition qui figurait déjà dans la constitution de 1946 : « La France est une République indivisible , laïque, démocratique et sociale. » Ce qui n’empêche pas de multiples dérogations structurelles (le régime concordataire de l’Alsace-Moselle, les fêtes fériées), financières (financements de l’enseignement confessionnel) ou de comportement (discours de Latran de Nicolas Sarkozy, rappelant les relations des Bonaparte et de l’Église). Ne relève pas non plus de l’État de veiller à l’égalité de traitement des religions, contrairement à ce que soutenait la commission Stasi.

3. La laïcité dans la refondation dynamique de la citoyenneté

Dans la situation de crise sociale où se trouve aujourd’hui la France, le rôle de la laïcité est déterminant dans l’affaiblissement ou la perte des repères (États-nations, classes, territoires, mœurs, idéologies) la crise des représentations. Il y a nécessité de refonder la citoyenneté à partir du libre arbitre, de l’esprit critique sur la base de la pleine responsabilité individuelle, conduisant chacun à la constitution de « génome de citoyenneté » ouvrant la voie à la constitution de nouvelles « centralités ».

L’émergence de dimensions transnationales de la citoyenneté défie le principe de laïcité, la France étant le seul pays à le mentionner formellement dans sa loi suprême, même si des dispositions peuvent être regardées comme équivalentes dans certaines constitutions. Au sein de l’Union européenne l’accent est mis sur la liberté de conscience plus que sur la neutralité de l’État. La dimension mondiale de la citoyenneté peut être un vecteur de promotion de la laïcité par la voie de la tolérance réciproque.

La problématique des droits de l’homme incline davantage à la reconnaissance des libertés de la personne qu’à celle de la neutralité des instances publiques qui présentent aujourd’hui de fortes inégalités quant à leurs rapports avec les religions dont certaines sont dans la nature même des États. Il s’ensuit que la régulation de la sphère sociale par les seuls droits de l’homme est insuffisante pour assurer la neutralité d’intervention des puissances publiques. La reconnaissance de la laïcité comme valeur universelle pose ainsi les questions de la démocratie politique, de l’efficacité économique et de la justice sociale et ne peut être imposée comme un dogme. Amartya-Sen refuse l’enfermement communautariste unidimensionnel (Identité et violence, Odile Jacob, 2007).

La laïcité est une question difficile qui demande un travail d’approfondissement constant puisqu’elle est consubstantielle à la citoyenneté. Qualifier la laïcité d’ouverte ou de quelque manière que ce soit, c’est la dogmatiser.

Ainsi, contrairement à la commission Stasi qui soutenait que « le temps de la laïcité de combat est dépassé », la laïcité reste un combat.

République indivisible, laïque, démocratique et sociale ou dérive bonapartiste ? – FOL Maine et Loire – Angers, 27 mai 2008

Le « pacte républicain » est scellé dès la première phrase de l’article 1er de la constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » C’est sur cette base qu’est fondée notre conception de la citoyenneté : la nation est une communauté de citoyens et de citoyennes, égaux en droits, rejetant toute distinction d’origine de race ou de religion et respectant toutes les croyances.

Sur ces différents points, le pouvoir actuel prend des libertés et développe une pratique qui m’ont conduit à parler de « dérive bonapartiste » en août 2007 ; d’autres de monarchie élective ou de césarisme. Au-delà des mots, je propose d’engager une réflexion autour de ces thèmes avant de nous interroger sur la caractérisation de notre époque et l’identification des moyens pour sortir d’une situation que je caractérise comme étant celle d’une décomposition sociale profonde.


1. LE PACTE RÉPUBLICAIN, FONDEMENT DE LA CITOYENNETÉ

Si un pacte se définit comme « une convention de caractère solennel entre deux ou plusieurs parties, qu’il s’agisse de personnes ou d’États », il n’y a guère de différence avec la conception du Contrat social élaborée par Jean-Jacques Rousseau qui caractérise ainsi les parties prenantes : « associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participant à l’autorité souveraine ». Le pacte républicain renvoie donc à la citoyenneté, telle que l’histoire de France l’a forgée, à base de rationalité.

Il n’y a pas de pacte républicain et de citoyenneté sans valeurs fondatrices, sans exercice doté des moyens de droit nécessaires, sans aptitude à répondre aux défis de l’histoire, c’est-à-dire sans dynamique propre.

Le pacte républicain et la citoyenneté supposent l’existence de valeurs fondatrices

Une conception de l’intérêt général – Elle a émergé en France au fil des siècles comme catégorie originale distincte de la somme des intérêts particuliers. Simple à l’origine, cette notion est devenue plus complexe. L’école française du service public a considéré qu’il y avait service public lorsqu’il y avait mission d’intérêt général (définie par la représentation nationale), personne morale de droit public, relevant d’un droit spécifique : le droit administratif. La distinction public-privé est devenue moins claire donnant naissance à des formes hybrides et le contrat a de plus en plus concurrencé la loi comme instrument de régulation, problème d’une grande acuité dans le cadre de la construction européenne.

Une affirmation du principe d’égalité
– Il est énoncé dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Son article 6 a posé le principe de la participation des citoyens à l’élaboration de la loi ; il a également proclamé l’égal accès des citoyens aux emplois publics « sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents ». Le problème constant a été de rapprocher égalité en droit et égalité sociale effective, la Déclaration des droits elle-même justifiant la possibilité de distinctions sociales au nom de l’ « utilité commune », aujourd’hui de l’intérêt général tel que défini précédemment. C’est sur cette base qu’est fondé notre modèle d’intégration : égalité des citoyens et droit du sol contre logique des minorités et droit du sang.

Une exigence de responsabilité – Elle se décline en responsabilité pénale, civile, administrative. Il y a aussi une dimension éthique de la responsabilité. Au fond de la question de la responsabilité siège l’interrogation : quelle est l’origine des règles de la morale sociale ? La réponse apportée dans notre pays est qu’elle ne relève ni d’un ordre naturel, d’une fatalité, ou de l’intervention d’une quelconque transcendance, mais de la mise en œuvre du principe de laïcité : liberté de consciente et neutralité de l’État.

Le pacte républicain est le cadre dans lequel s’exerce effectivement la citoyenneté

Un statut du citoyen – La citoyenneté est un concept politique qui inclut un ensemble de droits et de devoirs ; elle recouvre largement la qualité de national sans s’identifier à elle. Mais il existe aussi des dimensions économiques et sociales de la citoyenneté. Les droits constitutionnels au travail et à la participation à la gestion de l’entreprise sont également partie intégrante du pacte républicain. Les droits à la santé, à l’éducation, au logement, aux transports, à la culture ne sont pas non plus dissociables des autres éléments du pacte. Le citoyen est avant tout un sujet de droit.

La démocratie locale – C’est un lieu privilégié de formation et d’exercice de la citoyenneté car le citoyen y est proche des lieux de pouvoir et particulièrement à même de se faire une opinion sur les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre. La gestion des collectivités territoriales est régie par le principe de libre administration, posé par l’article 72 de la Constitution, principe limité par d’autres principes (unité et indivisibilité de la République), l’absence de domaine législatif propre, le contrôle de légalité, le contrôle budgétaire et la contractualisation. C’est au pouvoir politique de résoudre les contradictions entre principes républicains.
Les institutions – La France est à cet égard un véritable laboratoire institutionnel (quinze constitutions en deux siècles). Dans la constitution de la V° République « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum ». La loi, votée par le Parlement, est l’expression de la volonté générale de la communauté des citoyens. Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation, mais, sous la V° République, la clé de voûte est le Président de la République qui a le pouvoir exécutif sous réserve du cas de cohabitation.

Il n’y a pas de citoyenneté sans dynamique propre

Crise de l’individualité, des représentations, des médiations, la crise renvoie aujourd’hui chacun vers sa responsabilité propre. Moins soumis à la domination d’appareils qui ont souvent failli, les engagements dans une diversité extrême sont plus libres. Leur combinaison originale fait de chaque individu un sujet unique, doté de ce que l’on pourrait considérer comme un « génome » de citoyenneté. À l’inverse de la période précédente, la question serait alors de retrouver une nouvelle centralité pour la communauté des citoyens. La laïcité ne concerne pas seulement les particularismes religieux.

Mais il faut aussi tenir compte de l’émergence de citoyennetés transnationales. Une citoyenneté européenne a été décrétée par le traité de Maastricht en 1992 : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre ». Mais il s’agit d’une citoyenneté de faible densité, comportant un minimum de droits (circulation et séjour, vote et éligibilité aux élections municipales et aux élections du Parlement européen, protection diplomatique, médiateur) ; une citoyenneté de superposition, sans autonomie, pour une communauté politique de type fédéral. Au plan européen, où la laïcité n’est pas évoquée expressément, l’accent est mis davantage sur la liberté de conscience que sur la neutralité de l’État.

Finalement, on peut se demander si ce n’est pas au niveau mondial qu’existent, dès aujourd’hui, les bases le plus convaincantes pour exprimer tout à la fois la vocation du pacte républicain à créer de l’universel à partir des bases nationales et engager l’émergence d’une citoyenneté traduisant cette universalité, avec des valeurs spécifiques la paix, la sécurité sous toutes ses formes, le droit au développement, la protection de l’écosystème mondial, la maîtrise scientifique, les droits de l’homme et du genre humain, parmi bien d’autres. La laïcité est la condition de l’universalité.

2. SOMMES NOUS MENACÉS D’UNE « DÉRIVE BONAPARTISTE » ?

La France a connu deux « bonapartisme » si le concept a été formé surtout par le second Empire. Trois caractères permettent d’en identifier la nature . Correspondent-ils à ce que nous connaissons aujourd’hui ?

 

Qu’est-ce que le bonapartisme ?

Une démarche autocratique

Rappelons l’ascension de Napoléon 1er : son intervention militaire au Conseil des Cinq Cents et le coup d’État du 18 Brumaire an VIII ; son institution comme Premier Consul. Il instaure le concordat avec l’église catholique de Pie VII en 1801. Consul à vie, puis Empereur.

Louis-Napoléon Bonaparte est tout d’abord élu Président de la République en 1848. Puis c’est le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’instauration de la constitution césarienne du 14 janvier 1852 et la restauration de la dignité impériale le 7 novembre 1852. Le second Empire est également marqué par un réveil catholique (Bernadette Soubirous et ses apparitions en 1858).

Une sollicitation démagogique

L’auréole des victoires révolutionnaires et la campagne d’Égypte favorisent la montée en puissance de Bonaparte. Il est important de relever qu’il rétablit le suffrage universel pour aussitôt le stériliser en ne l’appliquant qu’à l’élection de notabilités.

Louis-Napoléon Bonaparte, lui, est passé par le suffrage universel (élu successivement député puis Président de la République). Il procède par plébiscite : celui du 21 novembre 1852 sur le sénatus-consulte qui le fait Empereur et sénatus-consulte du 20 avril 1870 qui parlementarise l’Empire à quelques mois de son effondrement.

Olivier Duhamel : « Le référendum peut être liberticide, les Bonaparte en ont apporté la preuve ».

Une logique aventurière

Les deux Bonaparte ont fait la démonstration que la concentration du pouvoir exécutif ne garantit pas la stabilité : le premier finit à Waterloo puis Ste Hélène, le second à Sedan avant la Commune de Paris

La qualification « bonapartiste » est-elle pertinente dans le contexte actuel ?

Sur l’autocratisme

* La pratique des institutions de la V° République

Les exemples sont innombrables de la désinvolture avec laquelle il use des institution : Cecilia en Libye et son refus de comparaître devant la commission d’enquête ; le rôle du Secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant ; son action permanente en contradiction avec l’article 20 de la constitution ; le Premier ministre simple « collaborateur » ; l’occupation de tous les postes : Assemblée nationale et Sénat, Conseil constitutionnel, CSA, etc. ; le compte-rendu du sommet de Lisbonne fait par lui devant l’UMP. Plus récemment : son initiative en direction des élèves de CM2 sur la mémoire de la Shoah, l’initiative du même type concernant l’esclavage ; la demande adressée à la Cour ne Cassation de contourner la décision du Conseil constitutionnel sur la rétroactivité des peines de la loi de Rachida Dati, la décision d’instituer un service minimum dans l’Éducation nationale, etc.

* La réforme constitutionnelle

Les propositions du comité Balladur ont été largement prédéterminées par le discours d’Épinal du 12 juillet 2007 vers un régime présidentiel. Edouard Balladur a situé le moment actuel dans un processus en quatre étapes : 1/ 1962, l’élection du président de la République au suffrage universel (la « forfaiture » selon G. Monnerville) 2/ L’instauration du quinquennat avec inversion de septembre 2000 3/ Le renforcement des droits du Parlement (« l’essentiel de nos réflexions » Le Monde, 25 septembre 2007) 4/ La suppression de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement (à venir). Après le « parlementarisme rationalisé » (quelque peu dénaturé dès 1962), la « monarchie aléatoire » initiée en 1986 (1ère cohabitation), la « dérive bonapartiste (ou « tentation autoritaire ») ne constituerait-elle pas la 3° phase de la V° République ? Quelques mesures techniques semblent favoriser le rôle du Parlement : ordre du jour partagé avec le gouvernement, discussion sur la base du texte issu de la commission compétente, délai d’un mois entre le dépôt d’un projet de loi et son examen en séance, assistance de la Cour des comptes, etc. Mais cela ne fait pas le poids devant la disposition hautement symbolique autorisant le Président à prendre la parole devant la représentation nationale.

Sur le populisme

* Le recours permanent au compassionnel

On pourrait multiplier les exemples ciblés : les infirmières bulgares, Ingrid Bettancourt, le pédophile, les récidivistes, les aliénés, les chiens dangereux, les faits divers. Cela s’accompagne de l’annonce de textes conséquents dans l’impréparation et le mépris du Parlement. Cette hyperactivité empêche la réplique, le débat contradictoire, l’expression de l’opposition, la préparation sérieuse de réformes véritablement nécessaires.

* La communication sur des thèmes appropriés

On connaît ses thèmes de prédilection : « travailler plus pour gagner plus », la sécurité, les immigrés. Le recours aux sondages d’opinion s’il n’est pas nouveau est devenu in véritable instrument de régulation de l’activité politique. L’accaparement sans précédent des médias est une autre caractéristique essentielle, prolongée par une réforme définie par lui seul (suppression des recettes publicitaires de Radio France).

Sur l’aventurisme

Sa singularité par rapport à ses prédécesseurs ? de Gaulle avait une stature, Pompidou une solidité, Giscard d’Estaing de l’intelligence, Mitterrand une culture politique, Chirac un enracinement … Sarkozy a du talent, mais il n’a que du talent, dépourvu de culture historique.

Nicolas Sarkozy n’a pas la culture du pacte républicain (mise en cause du service public, du modèle français d’intégration et d’asile, de la laïcité, etc.), ce qui nous fait courir le risque de l’aventure, débouchant soit sur la désagrégation de l’État, soit sur la dérive autoritaire du régime. La différence avec les Bonaparte, c’est que sa montée en puissance est contrariée par son impopularité, ce qui rend plus probable la première hypothèse.

3. QUE FAIRE ?

Dans l’immédiat, la préoccupation majeure me semble être d’analyser le moment où nous sommes en le situant dans une vision de très long terme. Cette évolution débouche aujourd’hui sur une crise caractérisant une décomposition sociale profonde.

Un moment important de l’histoire du genre humain

La vision marxiste du matérialisme scientifique ou philosophique décliné en matérialisme historique retenait des séquences successives à partir des modes de production identifiés : féodalisme-capitalisme-socialisme-communisme.

Dans son livre Regard sur le siècle (Presses de Sciences Po, 2000), René Rémond fixe le début du XX° siècle à la guerre de 1914-1918 et à la révolution soviétique de 1917, son achèvement à la chute du mur de Berlin en 1989 et à la disparition de l’Union soviétique en 1991. Il le considère comme un siècle prométhéen où l’homme, sous différentes inspirations rationalisantes, a prétendu maîtriser son destin en affirmant son pouvoir sur la nature et la détermination de son histoire, grâce notamment à la science, au progrès et au culte du peuple.

Une autre perspective nous est proposée par Marcel Gauchet, auteur de l’ouvrage Le désenchantement du monde (Gallimard, 1985) et qui vient de publier les deux premiers tomes d’un ouvrage qui en comptera quatre, intitulé L’avènement de la démocratie (Gallimard, 2007). Marcel Gauchet ne procède pas à un séquençage de l’histoire en périodes successives, mais il tente d’identifier des mouvements qui se superposent, des traits de la période précédente persistant dans la période suivante. Le sens général consiste en un passage de l’hétéronomie (une société sacralisée par le droit divin) à l’autonomie (par émergence et affirmation des droits individuels et de l’État, en rapports dialectiques).

En premier lieu, après des siècles de dogmatisme religieux, à la fin du Moyen Âge, s’amorce la sortie de la religion, la disjonction d’avec le Ciel. Il s’agit d’une appropriation du pouvoir sacré, du droit divin, par la monarchie, notamment sous sa forme absolue.

En deuxième lieu, se produit, comme une suite normale, une dépossession de l’incarnation individuelle en la personne du monarque au profit de la collectivité dans le cadre du concept de contrat social développé par Jean-Jacques Rousseau, contrat social qui conduit à une auto-construction de la personne publique, la nation, remplaçant celle du monarque.

En troisième lieu, on assiste ensuite à l’affirmation corrélative et conjointe des droits individuels et de l’État, instrument représentatif de l’entité politique qu’est la nation.

En quatrième lieu, sous l’effet de ce mouvement et du développement des forces productives, essentiellement au XIX° siècle, l’affirmation d’une historicité de la société développée pose la question de son avenir et de la façon de le construire ; les intérêts de classe s’affirment en se différenciant.

En cinquième lieu, cette expérience débouche donc sur une crise de civilisation. Car l’action des masses ne s’est pas dépouillée du sacré, ce qui a conduit en leur nom à des démarches totalitaires dans l’expression de l’historicité. Selon Marcel Gauchet, « Ce ne sont plus les délires du pouvoir que nous avons à craindre, ce sont les ravages de l’impouvoir ».

Mais le mélange de l’ancien et du nouveau est tout sauf immobile. L’humanité est en marche vers une conscience croissante d’elle-même, ce qui ne peut manquer d’évoquer la « loi de complexité-conscience » qu’a théorisée Teilhard de Chardin dans Le phénomène humain (Éditions du Seuil, 1955).

Une crise de civilisation

Je me contenterai d’évoquer cinq causes qui me semblent constituer des facteurs de crise.

La relativisation de l’État-nation dans le processus de mondialisation – Ce processus marque contradictoirement l’état social. La mondialisation est une donnée sans précédent qui identifie notre époque.

La dénaturation du concept de classe sociale – Elle oblige à remettre sur le chantier l’analyse du procès de travail et la sociologie du monde du travail. La définition marxiste de la classe par référence aux rapports de production, eux-mêmes déterminés par la propriété des moyens de production, garde une pertinence certaine à la condition d’élargir le champ de l’analyse à celui où s’observe la confrontation du capital et du travail. Mais d’autres contradictions surgissent, outre la contradiction capital-travail.

Les bouleversements géopolitiques – On entend par là aussi bien les changements intervenus dans les rapports des grandes puissances et la structuration de leurs échanges, que ceux constatés dans l’organisation et les relations des collectivités territoriales ou encore les transformations urbanistiques des dernières décennies, voire la mise en cause de l’écosystème mondial.

Des changements dans le domaine des mœurs et des mentalités – Ils sont intervenus dans une période historiquement très courte et promettent d’évoluer encore de façon considérable. Les évènements survenus en France et dans de nombreux autres pays en 1968 en sont une manifestation très significative.

L’affaiblissement des grandes idéologies
– C’est peut être le facteur qui marque le plus significativement notre époque. Les ajustements successifs apportés à la théorie (concurrence imparfaite, biens collectifs, effets externes, avantages non-marchands, etc.) ne sont pas parvenus à réduire l’écart croissant entre théorie et réalité ; dès lors la théorie s’est faite normative. Les limites financières sur lesquelles bute aujourd’hui l’État providence ont pour effet de réduire la base idéologique sur laquelle la social-démocratie prétendait fonder une politique de redistribution au service d’une plus grande justice sociale. La tension, classique en France notamment, entre marxisme et catholicisme s’est beaucoup affaiblie ; la contradiction entre ces deux principaux pôles de la vie politique nationale est devenue moins féconde sans que de nouveaux antagonismes s’y soient substitués avec la même force.

Enseignements en vue d’une recomposition

Je pense que l’on peut tirer trois conséquences majeures de cette analyse.

Premièrement, la mondialisation libérale tend à occuper l’ensemble du champ des échanges marchands. L’option que comportait le projet de traité constitutionnel européen rejeté par la France et les Pays-Bas en 2005 en faveur d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » l’exprime parfaitement. Mais la mondialisation n’est pas seulement celle du capital pour importante qu’elle soit. Elle concerne tous les domaines de l’activité humaine : les communications, les échanges culturels, la solidarité humanitaire, etc.

Deuxièmement, l’idéologie des droits de l’homme a envahi l’espace laissé libre par l’affaissement des grandes idéologies messianiques. Loin de moi l’idée de récuser la référence aux droits de l’homme tels qu’ils s’expriment dans les divers textes qui les consacrent, a fortiori de parler de manière péjorative de « droit-de-l’hommisme ». Mais nous devons aussi rester lucides : les droits de l’homme constituent un ensemble quelque peu confus, sans passé historiquement traçable et non porteurs de projet de société. Marcel Gauchet va jusqu’à considérer que les droits de l’homme jouent dans la sphère sociale le rôle de régulateur qui est celui du marché dans la sphère économique. Rony Brauman déclarait récemment que les droits de l’homme ne sauraient constituer à eux seuls une plateforme politique.

Troisièmement, c’est sans doute le plus important pour l’avenir, il y a une prise de conscience croissante de l’unité de destin du genre humain, de la finitude de la planète, d’un « en commun » à définir politiquement, ce qui donne son vrai sens à la mondialisation à venir, voire fa base d’une refondation de l’idée communiste. La mise en commun et la convergence des démarches posent la question de la recherche d’universalité qui est la responsabilité de chaque peuple. Ainsi, par exemple, le XXI° siècle pourrait-il être l’ « âge d’or » du service public ou de la laïcité.

Plutôt que de s’acharner à définir des stratégies d’alliances d’appareils politiques épuisés, le plus important est peut-être aujourd’hui de s’intéresser aux grandes questions de notre temps (les « fondamentaux » : service public, appropriation sociale, statut du travail salarié, laïcité, immigration et asile, institutions, mondialisation, etc.) et de travailler à leur approfondissement avant d’envisager une théorisation globale qui ferait sens.

François Mitterrand et la Fonction publique (1981-1984)

Le travail du gouvernement dans le domaine de la Fonction publique et des Réformes administratives entre 1981 et 1984 et l’appréciation de François Mitterrand en 1985

Vu par Jacques Fournier dans son ouvrage Itinéraire d’un fonctionnaire engagé (Dalloz, 2008)

Entre 1981 et 1984, François Mitterrand s’est peu intéressé à ce qui se passait dans la fonction publique, ne manifestant un avis personnel que sur certaines questions particulières : la loi du 19 octobre 1982 relative à la réglementation du doit de grève dans les services publics, les projets de réforme administrative surtout évoqués dans des communications en Conseil des ministres, la 3° voie d’accès à l’ENA, la limite d’âge des grands corps. Avocat de formation, il avait peu d’inclination pour les questions concernant l’administration et ses fonctionnaires. L’élaboration législative et réglementaire sur les fonctionnaires et la fonction publique durant cette période a été réalisée en concertation avec les organisations syndicales et en relation étroite avec le Premier ministre Pierre Mauroy et son cabinet.

Les extraits qui suivent sont tirés de l’ouvrage de Jacques Fournier, alors Secrétaire général adjoint à l’Élysée puis Secrétaire général du Gouvernement , Itinéraire d’un fonctionnaire engagé (Dalloz, 2008).

p. 252-253

« Les ministres communistes ont pleinement joué le jeu de la participation au gouvernement. Ils ont comme il était normal défendu leur point de vue. Ils ont voulu marquer leur territoire. Fiterman avec la loi d’orientation sur les transports intérieurs (LOTI) du 30 décembre 1982. Le Pors avec les lois sur la fonction publique du 13 juillet 1983. Mais ils n’ont pas failli à la solidarité ministérielle et on ne peut en aucune manière leur reprocher d’avoir cherché à faire prévaloir des points de vue partisans. »

« Charles Fiterman, ministre d’État, jouera à l’intérieur du gouvernement un rôle dépassant ses attributions, déjà en elles-mêmes importantes de ministre des Transports. Il eu un excellent cabinet au sein duquel mon ami Braibant occupait une place éminente. Avec Anicet Le Pors, je devais, comme je le dirai plus loin, avoir des rapports étroits sur les thèmes de la réforme administrative. C’est Marcel Rigout, ministre de la Formation professionnelle, lui aussi homme de caractère, que j’eus le moins l’occasion de pratiquer. »

p. 263

« Si le programme de la gauche a été mal ou insuffisamment appliqué, il ne faut pas chercher la raison dans le comportement d’une caste bureaucratique … Certes, il y a toujours une certaine inertie de l’administration. Mais le ministre qui le voulait pouvait parfaitement conduire les réformes. Il ne tenait qu’à lui d’afficher clairement ses intentions et d’affirmer son autorité. Anicet Le Pors, ministre communiste de la Fonction publique, a eu de nombreux mois comme directeur général de la fonction publique l’un de mes collègues du Conseil d’État, Marcel Pinet, qui n’était absolument pas de son bord politique. L’un et l’autre se sont parfaitement accommodés de cette situation et ils ont su faire de concert, en prenant chacun les responsabilités qui leur incombaient, un excellent travail. »

p. 324-327

« Certes la notion de réforme administrative apparaissait dans la dénomination du département ministériel confié à Anicet Le Pors dans les gouvernements Mauroy 2 et 3… Dans le gouvernement Fabius, Jean Le Garrec, qui lui succédait, portait le titre de secrétaire d’État « chargé de la fonction publique et des simplifications administratives ». Mais pour les soutenir dans cette partie de leur tâche, ils ne disposaient que d’une petite cellule située à l’intérieur de la direction de la fonction publique.

Je réunis périodiquement dans ce but, d’une manière informelle, un groupe de réflexion de haut niveau associant la direction de la fonction publique, celle du budget et celle des collectivités locales au ministère de l’Intérieur. Anicet Le Pors, aurait pu considérer que, ce faisant, je marchais sur ses plates bandes et en prendre ombrage. Il eut au contraire l’intelligence de donner le feu vert à ses collaborateurs pour participer à ces réflexions et j’ai l’impression qu’il fut heureux de me voir lui proposer des éléments de programme qui pourraient alimenter ses communications sur ces sujets au conseil des ministres.

La grande œuvre de Le Pors pendant ses années de ministère fut la refonte du statut de la fonction publique avec la mise en place d’une nouvelle architecture législative : un texte général sur les droits et obligations des fonctionnaires et trois lois pour chacune des trois fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière (cette dernière n’aboutira qu’après son départ). C’est à cette construction imposante, que d’aucuns jugent trop systématique et contraignante, mais qui a incontestablement un certain panache, qu’il consacra, avec le concours de son directeur de cabinet René Bidouze venu de la CGT, et des directeurs successifs de la fonction publique, Michel May, venu du budget, et Marcel Pinet, venu du Conseil d’État, l’essentiel de ses efforts.

Sur la réforme administrative il était plus sec. Je l’aidai à définir ses orientations, qu’il présenta au conseil des ministres du 16 février 1983 : élaboration d’une charte des relations entre l’administration et les usagers ; développement de l’utilisation des technologies nouvelles ; simplifications administratives ; déconcentration des services de l’État ; amélioration des instruments d’analyse et de contrôle de l’activité administrative. La charte pris finalement la forme d’un décret qui n’apportait que des améliorations limitées aux droits des citoyens face à l’administration. Elle n’a pas vraiment marqué une date entre les lois qui, sous le septennat de Giscard d’Estaing, avaient introduit des innovations intéressantes (motivation des décisions administratives, accès aux documents administratifs, CNIL, médiateur), et celles qui reviendront sur ces thèmes à la fin des années quatre-vingt-dix.(1)

Il en fut de même de l’étude que nous avions demandée au Conseil d’État, dans le cadre de sa nouvelle section du rapport, sur les structures gouvernementales et l’organisation administrative. Le rapport du Conseil fut établi en décembre 1985. Il avait été préparé par un groupe de travail présidé par Bernard Tricot et auquel Anicet Le Pors avait pris une part active. Il faisait, sur ce sujet qui revient périodiquement au premier plan lors des changements de président ou de gouvernement, des propositions fort intéressantes. Il se prononçait notamment pour une forte réduction du nombre des ministères et une articulation plus précise des ministres et des secrétaires d’État. Commandé par Pierre Mauroy à la veille de son départ de Matignon, remis à Laurent Fabius peu de temps avant le changement de majorité du printemps 1986, il n’aura eu aucune suite directe. »

p. 349-350

« Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte :  » L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux.  » Il évoque une  » rigidité qui peut devenir insupportable  » et des  » solutions discutables « . On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours.  »  » Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie.  »

C’était il y a 23 ans …

(1) Sur la question des réformes administratives voir : A. Le Pors, « Chronique d’une mort annoncée : le décret du 28 novembre 1983 », La Semaine Juridique, n° 6 du 5 février 2007 et sur ce blog, article n° 10.

Le projet de loi constitutionnelle – L’Humanité, 20 mai 2008

« LE RETOUR AU DISCOURS DU TRÔNE MONARCHIQUE »

Un entretien avec Anicet Le Pors, ancien ministre, conseiller d’État, réalisé par Olivier Mayer

La réforme proposée ne modifie-t-elle pas l’organisation des pouvoirs de la V° République ?

Il est difficile aujourd’hui de dire quel sera l’avenir de ce texte, tant sont fortes les contradictions qui existent au sein des deux principaux groupes du Parlement. En tout état de cause, je pense que nous sommes entrés dans une troisième phase de la V° République dont la réforme proposée ne révèle pas complètement la nature. La V° est née en 1958 sous le thème du « parlementarisme rationalisé », rapidement dénaturé par l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel. Les cohabitations de 1986-1988 et de 1997-2002 l’ont transformée en « monarchie aléatoire » selon l’expression pertinente d’un constitutionnaliste gaulliste Jean-Marie Denquin. J’ai, provisoirement, qualifié la nouvelle phase de « dérive bonapartiste » (1).

Le rôle du Parlement se trouve-t-il renforcé ?

Au stade actuel on pourrait retenir quelques mesures techniques qui iraient dans ce sens : ordre du jour partagé avec le gouvernement, discussion sur la base du texte issu de la commission compétente, délai d’un mois entre le dépôt d’un projet de loi et son examen en séance, assistance de la Cour des comptes, etc. Mais cela ne fait pas le poids devant la disposition hautement symbolique autorisant le Président à prendre la parole devant la représentation nationale. Cette faculté, qui s’apparente au « discours du trône » monarchique, s’exerçait jusque-là sous forme de messages aux assemblées ; son retour ne peut être interprété que comme une faculté d’injonction à la représentation nationale. En réalité, on ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui à ce sujet qu’en rappelant que le comité Balladur avait mis en perspective, l’évolution de la V° République en distinguant quatre étapes : la première décide l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 ; la deuxième instaure le quinquennat en 2000 pour éviter la cohabitation et assurer la prééminence présidentielle ; la troisième, c’est maintenant, qui focalise sur les droits du Parlement ; elle ne s’explique que par la quatrième, à venir, qui supprimerait la responsabilité de l’exécutif devant le Parlement et instaurerait un véritable régime présidentiel (2).

N’assiste-t-on pas à cette occasion à un renforcement du bipartisme ?

C’est la V° République, dès l’origine, qui a favorisé cette tendance en centrant la légitimité de la représentation sur un homme, en personnalisant à outrance la souveraineté nationale et populaire, en contraignant les partis et la société civile à se plier à la prééminence de l’élection du président de la République au suffrage universel, en appauvrissant de ce fait le débat d’idées, en aggravant ainsi la décomposition sociale. Comme on peut le constater, l’étape actuelle institutionnalise le face-à-face PS-UMP à l’exclusion de toute autre représentation.

Que serait une bonne réforme ? Une VI° République ?

Je ne reprends pas à mon compte l’idée d’une VI° République pour les raisons suivantes. Elle vise le plus souvent à couvrir le vide de la réflexion. Soutenue d’Olivier Besancenot à Jean-Marie Le Pen en passant par Marie-George Buffet et Dominique Voynet, on ose espérer que ce n’est pas la même ; c’est donc une proposition confuse. Enfin, on n’a jamais changé de République en France que dans le drame et le sang, il manque donc : l’ »Évènement ». Je n’en déduis pas qu’il y a là une loi de l’histoire, mais je pense que l’on ne peut se débarrasser de façon aussi légère – sinon irresponsable – d’une question aussi importante par un changement de numéro. Qu’il me soit permis de rappeler que le Parti communiste disposait depuis 1975 d’une Déclaration des libertés et depuis 1989 – pour marquer le bicentenaire de la Révolution française – d’un Projet constitutionnel entièrement rédigé. Aujourd’hui, d’autres choses devraient être dites, mais c’est peut-être de là qu’il faudrait repartir, avec comme idée-phare, sans laquelle nul ne peut prétendre à un changement constitutionnel significatif : la dénonciation de l’élection du président de la République au suffrage universel.

 

(1) L’Humanité, 27 août 2007.

(2) Rapport « Une V° République plus démocratique » et Le Monde, 25 septembre 2007.

Institutions : comment sortir de l’enfermement ? – Rouges vifs – Mairie du II° arrondissement de Paris, 17 mai 2008

Cette réunion est véritablement en situation puisque c’est mardi prochain que commence le débat parlementaire sur le projet de loi constitutionnelle dit « de modernisation de la V° République » sur lequel je reviendrai.

 

Je voudrais d’entrée lever un malentendu possible. Il est parfois considéré que la question institutionnelle n’est pas une question prioritaire et qu’elle doit s’effacer devant la question sociale. Deux attitudes sont alors possibles pour ceux qui défendent de point de vue : ou bien on n’en parle pas et on renvoie à plus tard la réflexion sur le sujet, ou bien on l’esquive en parlant d’autre chose, ainsi pour ne pas prendre position sur les institutions on parlera du droit des travailleurs dans l’entreprise, ce qui évitera toute discussion sur une position de classe aussi incontestable. Que vous ayez voulu organiser un débat sur la question institutionnelle est à mon avis le signe que vous ne vous situez pas sur cette position, point de vue que je partage, mais je voulais le préciser pour écarter toute diversion, à mes yeux démagogique, pour clarifier le débat.

 

Dans la campagne des élections présidentielles de 2007, l’actuel président de la République n’a pas hésité à opposer son « pacte républicain » au « pacte présidentiel » de sa rivale . On sait mieux aujourd’hui ce qu’il fallait en penser. Car c’est aussi à son sujet que l’on parle de monarchie élective, de césarisme, et pour ce qui me concerne, de « dérive bonapartiste » dans un article de l’Humanité en août dernier. De différentes façons, la question institutionnelle est revenue à l’ordre du jour, notamment par la perspective du proche débat parlementaire sur un projet issu des travaux de la commission Balladur qui suscite des interrogations. Sur ce terrain éminemment politique, il faut être évidemment présent, mais sans se payer de mot comme par l’évocation trop facile d’une VI° République, afin de masquer en réalité une absence de réflexion au fond.

 

Je commencerai par m’interroger sur la pratique actuelle du pouvoir : peut-on, comme je l’ai fait, parler de « dérive bonapartiste » ? Je dirai ensuite pourquoi je ne reprends pas à mon compte l’idée d’une VI° République, avant de m’interroger sur le fond d’une réforme institutionnelle démocratique susceptible de nous sortir du carcan actuel.

 

1. Sommes-nous menacés d’une « dérive bonapartiste » ?

 

L’histoire ne se répète pas, il faut se garder de tout excès dans la recherche d’analogie. Néanmoins, nous ne devons pas écarter ses leçons. La France a connu deux « bonapartismes » si le concept a été formé surtout par le second.

 

1.1. Qu’est-ce que le bonapartisme ?

 

Une démarche autocratique

 

Je veux simplement rappeler l’ascension de Napoléon 1er : son intervention militaire au Conseil des Cinq Cents et le coup d’État du 18 Brumaire an VIII ; son institution comme Premier Consul. Il instaure le concordat avec l’église catholique de Pie VII en 1801. Consul à vie, puis Empereur ; l’autocratisme du Consulat (suppression du Tribunat en 1807) avant l’Empire.

 

Louis-Napoléon Bonaparte est tout d’abord élu Président de la République en 1848 ; il renvoie ses ministres fin octobre 1949, les remplace par des personnalités prises à l’extérieur de l’Assemblée. Puis c’est le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’instauration de la constitution césarienne élaborée dans la précipitation et signée par le seul Président le 21 décembre 1852. Le second Empire est également marqué par un réveil catholique (Bernadette Soubirous et ses apparitions en 1858).

 

Une sollicitation démagogique

 

L’auréole des victoires révolutionnaires et la campagne d’Égypte favorisent la montée en puissance de Bonaparte. Il est important de relever qu’il rétablit le suffrage universel pour aussitôt le stériliser en ne l’appliquant qu’à l’élection de notabilités. Puis c’est le recours répété au plébiscite-référendaire (Olivier Duhamel : « Le référendum peut être liberticide, les Bonaparte en ont apporté la preuve »).

 

Louis-Napoléon Bonaparte, lui, est passé par le suffrage universel (élu successivement député puis Président de la République). La constitution de la II° République (art. 52) lui permet de présenter chaque année, par un message à l’Assemblée nationale, « l’exposé de l’état général des affaires de la République », il s’en servira. Il procède par plébiscite : celui du 21 novembre 1852 sur le sénatus-consulte qui le fait Empereur et sénatus-consulte du 20 avril 1870 qui parlementarise l’Empire à quelques mois de son effondrement.

 

Une logique aventurière

 

Les deux Bonaparte ont fait la démonstration que la concentration du pouvoir exécutif ne garantit pas la stabilité : le premier finit à Waterloo puis Ste Hélène, le second à Sedan avant la Commune de Paris

 

1.2. La qualification « bonapartiste » est-elle pertinente dans le contexte actuel ?

 

Sur l’autocratisme

 

* La pratique des institutions de la V° République

 

Son avènement sur le thème de la « rupture » semble répondre à une loi de nécessité après des années d’immobilisme de Chirac. Chacun a pu relever, les exemples maintenant innombrables de la désinvolture avec laquelle il use des institution : Cecilia en Libye et son refus de comparaître devant la commission d’enquête condamnée par tous les constitutionnalistes (sauf Pierre Mazeaud) ; le rôle du Secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant ; son action permanente en contradiction avec l’article 20 de la constitution : « Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation » ; les ministres commis, le Premier ministre simple « collaborateur » ; l’occupation de tous les postes : Assemblée nationale et Sénat, Conseil constitutionnel, CSA, etc. ; le compte-rendu du sommet de Lisbonne fait par lui devant l’UMP ; l’autodéfinition de la « rupture », etc.

 

Plus récemment : ses initiatives sur la suppression de la publicité dans le service public de la radiotélévision ; son initiative en direction des élèves de CM2 sur la mémoire de la Shoah, puis sur l’esclavage ; la demande adressée à la Cour ne Cassation de contourner la décision du Conseil constitutionnel sur la rétroactivité des peines de la loi de Rachida Dati, fait sans précédent, la proposiion d’un service minimum dans les entreprises et services publics en méconnaissance du principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72 de la constitution), etc.

 

* La réforme constitutionnelle

 

Le Comité Balladur de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la V° République peut préparer un véritable changement de régime constitutionnel dont il veut être le seul maître. Les propositions du comité ont été largement prédéterminées par le discours d’Épinal du 12 juillet 2007 vers un régime présidentiel. E. Balladur a situé le moment actuel dans un processus en quatre étapes : 1/ 1962 (la « forfaiture » selon G. Monnerville) 2/ L’instauration du quinquennat avec inversion de septembre 2000 3/ Le renforcement des droits du Parlement (thème-clé, « l’essentiel de nos réflexions » dans Le Monde du 25 septembre 2007) 4/ La suppression de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. Après le « parlementarisme rationalisé » (quelque peu dénaturé dès 1962), la « monarchie aléatoire » initiée en 1986 (1ère cohabitation), la « dérive bonapartiste » (ou « tentation autoritaire ») ne constituerait-elle pas la 3° phase de la V° République ? Quoi qu’il en soit, Bertrand Le Gendre écrit dans Le Monde du 17 octobre 2007 : « Depuis Napoléon III, le régime présidentiel est synonyme de césarisme », et il ajoute : « Nicolas Sarkozy est surtout fort, tout bien pesé, de la faiblesse du Parlement ».

 

C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut, à mon avis, juger le projet actuellement soumis le Parlement. La difficulté de réunir la majorité des trois cinquièmes des voix du congrès (ce qui suppose au moins le débauchage d’un certain nombre de voix du PS) a conduit à renoncer à certaines dispositions, comme celle qui prévoyait une différenciation entre la détermination et la conduite de la politique de la nation (art. 20 de la constitution). Il reste un projet regroupant une vingtaine de propositions essentiellement techniques dont quelques-unes pourraient être regardées comme de bons ajustements ( fixation à un mois le délai entre le dépôt d’un projet de loi et son examen en séance, discussion sur le texte amendé par la commission compétente, assistance de la Cour des comptes, partage de l’ordre du jour entre le Gouvernement et le Parlement, etc) mais qui ne changent rien ou presque à l’équilibre des pouvoirs et qui surtout sont dominées par une proposition fortement symbolique : la possibilité donnée au Président de la République de s’exprimer devant le Parlement. Cette initiative peut apparaître anodine, en réalité elle a une histoire. Le « discours du trône », dans les conditions de l’époque, avait été prévu dans la constitution de 1791, pratiqué par Charles X le 2 mars 1830 sur le mode menaçant après la nomination d’un ministère impopulaire (le cabinet Polignac), la comparaison n’est pas déplacée. Dans ces conditions, l’octroi de droits nouveaux aux citoyens (exception d’illégalité devant le Conseil constitutionnel) n’est que trompe l’œil.

 

L’essentiel me semble être de replacer le débat actuel dans le processus de long terme formulé par Édouard Balladur : la symbolique du présidentialisme est renforcée en attendant une déconnection de la responsabilité de l’exécutif devant le législatif.

 

Sur le populisme

 

* Le recours permanent au compassionnel

 

On pourrait multiplier les exemples ciblés : les infirmières bulgares, Ingrid Bettancourt, le pédophile, les récidivistes, les aliénés, les chiens dangereux, les faits divers. Cela s’accompagne de l’annonce de textes conséquents dans l’impréparation et le mépris du Parlement. Cette hyperactivité empêche la réplique, le débat contradictoire, l’expression de l’opposition, la préparation sérieuse de réformes véritablement nécessaires.

 

* La communication sur des thèmes appropriés

 

On connaît ses thèmes de prédilection : « travailler plus pour gagner plus », la sécurité, les immigrés. Le recours aux sondages d’opinion s’il n’est pas nouveau est devenu in véritable instrument de régulation de l’activité politique. L’accaparement sans précédent des médias est une autre caractéristique essentielle, prolongée par une réforme définie par lui seul (suppression des recettes publicitaires de Radio France).

 

* La vulgarité.

 

Sur l’aventurisme

 

* Son atout est sa faiblesse : il a du talent.

 

Sa singularité par rapport à ses prédécesseurs ? de Gaulle avait une stature, Pompidou une solidité, Giscard d’Estaing de l’intelligence, Mitterrand une culture politique, Chirac un enracinement …

 

Sarkozy a du talent, mais il n’a que du talent, qualité précaire s’il en est. Le talent médiatique est particulièrement évanescent et les retournements de l’opinion et de ceux qui la font peuvent être brutaux.

 

* L’absence de culture historique

 

Je pense en avoir fait la démonstration s’agissant de la fonction publique. Il en ignore à l’évidence les trois principes d’égalité, d’indépendance, de responsabilité ; tout comme l’existence d’une école française du « service public ». La concurrence, le marché, le contrat contre la loi, l’argent sont ses choix. J’ai dénoncé sa « forfaiture » (Le Monde, 26 septembre 2007) comme exemple d’autodéfinition de la réforme par blanc-seing de l’élection présidentielle.

 

C’est également vrai en ce qui concerne un autre exemple : le droit d’asile : la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-développement comme le recours aux tests ADN de la loi Hortefeux contestent le droit du sol de l’Ancien Régime et de la Révolution française (L’Humanité, 19 septembre 2007).

 

Nicolas Sarkozy n’a pas la culture du pacte républicain (mise en cause du service public, du modèle français d’intégration et d’asile, de la laïcité, etc.), ce qui nous fait courir le risque de l’aventure, débouchant soit sur la désagrégation de l’État soit sur la dérive autoritaire du régime.

 

2. La proposition d’une VI° République n’est pas la bonne réponse

 

Dans la crise des institutions qui répercute la crise plus générale de la société, la revendication déclamée d’une VI° République est l’exemple même de la facilité qui le plus souvent dispense d’une réponse sérieuse au fond. Réclamée d’Olivier Besancenot à Jean-Marie Le Pen en passant par Marie-George Buffet et Dominique Voynet, on ose cependant penser qu’il ne s’agit pas de la même VI° République, mais on ne peut sérieusement le vérifier, car les projets présentés sont le plus souvent formulés de manière lacunaire, multipliant les slogans, abondant en propositions alternatives, sans aucune preuve de cohérence. L’exemple le plus frappant de cette vanité confuse est le projet de VI° République dont Alain Montebourg a fait un fonds de commerce et qui, à l’examen, de contours en concession, se révèle n’être rien d’autre qu’une V° République-bis.

 

2.1. L’importance de l’événement historique

 

Mais il existe une autre raison qui fait de la VI° République une revendication illusoire : aucune des cinq républiques qui ont marqué notre histoire récente n’est née d’une gestation spéculative. La Convention déclare le 21 septembre 1792 : « La royauté est abolie en France » et un décret du 25 septembre proclame : « La République est une et indivisible » ; ainsi est née la première République parachevant la Révolution française. La deuxième est issue des émeutes de février 1848 aboutissant à l’abdication de Louis-Philippe et à la constitution républicaine du 4 novembre 1848 ; elle sera, on le sait et l’on doit s’en souvenir, balayée par le coup d’État du 2 décembre 1852 et le référendum-plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte des 21 et 22 décembre. La troisième émerge à une voix de majorité de la confrontation des monarchistes et des républicains moins de quatre ans après l’écrasement de la Commune de Paris. La quatrième est issue de la seconde guerre mondiale, de l’écrasement du nazisme et de la résistance, après un premier référendum négatif le 5 mai 1946, elle est promulguée le 27 octobre 1946. La cinquième voit le jour par le référendum du 28 septembre 1958, portée par le putsch d’Alger dans un contexte de guerre coloniale. S’il y a bien crise sociale aujourd’hui, qui oserait soutenir qu’elle s’exprime du niveau des évènements qui viennent d’être évoqués ? Jamais en France on a changé de république sans événement dramatique. Dans une société en décomposition sociale profonde, il manque encore l’Évènement.

 

Cela ne veut pas dire qu’il ne surviendra pas, mais on doit au moins inviter à la prudence et au refus de la démagogie qui masque la vacuité des projets de VI° République. La question des institutions est une question sérieuse qui doit être traitée avec rigueur. Loi suprême, loi des lois, la constitution n’est pas pour autant un texte sacré. Cela est si vrai que la France a connu quinze textes constitutionnels depuis la Révolution française, soit une moyenne d’âge de quatorze ans par constitution. On est donc en droit de se demander si dans une société qui change rapidement, dans une Union européenne qui impose de plus en plus ses normes juridiques en droit interne, dans un contexte de mondialisation à la fois financière et culturelle, la constitution de la V° République, qui aura bientôt cinquante ans, est bien adaptée aux besoins actuels de la nation française.

 

2.2. Une constitution qui a fait son temps.

 

La constitution de la V° République peut être regardée comme le produit hybride de deux lignes de forces qui ont marqué l’histoire institutionnelle de la France. L’une, césarienne, peut prendre comme référence la constitution du 14 janvier 1852 de Louis-Napoléon Bonaparte. L’autre, démocratique, retiendra la constitution montagnarde du 24 juin 1793, qui n’a malheureusement pas pu s’appliquer en raison de la guerre. L’actuelle constitution a été présentée à l’origine comme un essai de parlementarisme rationalisé ; on a dénoncé ensuite son caractère présidentiel en raison de la personnalité de son initiateur, le général de Gaulle, et de l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.

 

L’inadéquation de cette constitution à la réalité sociale est effectivement attestée par la constatation qu’elle aura fait l’objet de quatorze modifications, engagées ou abouties, depuis 1992. Dans le débat récurrent sur le sujet, jusqu’à l’émergence récente du discours éclectique sur une VI° République, la discussion principale a lieu entre ceux qui se contenteraient d’une modification mineure de la constitution existante et ceux qui souhaiteraient une évolution vers un présidentialisme moins ambigu sur le modèle américain (le Président est détenteur de l’exécutif ; il n’est pas responsable devant le Parlement ; il ne peut le dissoudre). Mais le véritable débat n’est pas entre deux formes de présidentialisme ne différant que par le degré de prééminence de l’exécutif, mais entre les deux modèles fondamentaux prolongeant à notre époque les lignes de forces précédemment évoquées : régime présidentiel ou régime parlementaire.

 

Il est donc temps de remettre sur le chantier une réflexion délaissée par intérêt ou négligence et reprise avec désinvolture (1). L’originalité d’un travail sur les institutions tient au fait qu’il n’est pas possible de le mener sérieusement sans replacer chaque proposition dans l’analyse d’ensemble du système institutionnel qui, en retour, confère à toute proposition constitutionnelle ainsi traitée, la force de la cohérence de l’ensemble. Car une constitution n’est rien d’autre qu’un modèle exprimant la conception de l’organisation des pouvoirs existant dans une société déterminée. Son schématisme en fait la force et en relativise l’importance : l’Etat de droit ne résume pas toute la société ; les institutions ne résument pas tout l’Etat de droit.

 

3. Esquisse d’un projet constitutionnel

 

Préalablement à la réalisation d’un véritable projet constitutionnel on peut tenter de répondre à trois questions essentielles : quelle démocratie directe ? quelle démocratie représentative ? quel État de droit ?

 

3.1. Quelle démocratie directe ?

 

Le peuple souverain est à la source de toute légitimité. On distingue généralement, à cet égard, la souveraineté nationale de la souveraineté populaire. La première ne prétend pas relever de la seule communauté des citoyens existante, mais aussi des générations qui se sont succédées et qui, à travers l’histoire, ont forgé un ensemble de valeurs identifiantes de la nation ainsi constituée ; elle admet donc que des représentants élus soient dépositaires de la souveraineté de la nation (et non des électeurs). La seconde se réfère au peuple, tel qu’il est dans sa réalité du moment ; elle n’admet la représentation que comme un pis-aller, pour une simple raison technique. L’article 3 de la Constitution de la V° République a résolu le problème en décidant que : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et la voie du référendum ».

 

Il reste qu’il y a un champ où l’action populaire peut s’exercer directement, sans intermédiaire, c’est celui de la démocratie dite directe. Il convient cependant de dire, avant d’évoquer cet espace, que l’intervention du peuple ne saurait faire l’objet d’une réglementation excessive. La démocratie directe c’est d’abord le plein exercice des droits et des libertés existants ; mais la simple extension des droits des travailleurs dans l’entreprise pour importante qu’elle soit et novatrice qu’elle serait ne saurait tenir lieu de projet constitutionnel. La démocratie directe c’est aussi le fortuit, l’incodifiable, l’initiative, l’épopée, le talent ; il serait vain et quelque peu totalitaire de prétendre en tout point réglementer la vie, non seulement privée mais aussi publique. Pour autant, la démocratie directe ne saurait être purement spontanée, étrangère à toute forme de régulation institutionnelle. La souveraineté nationale et la souveraineté populaire doivent pouvoir être traduites partiellement dans des règles de droit, ; celles qui existent n’épuisent pas le sujet.

 

Des progrès peuvent, en effet, être réalisés en la matière. On en donnera deux exemples. Le premier consisterait à accroître la portée du droit de pétition. Une question rédigée qui aurait réuni un certain pourcentage de signatures d’électeurs inscrits pourrait faire obligation à l’assemblée délibérante compétente pour connaître de cette question, d’en débattre et de prendre position. Cette décision pourrait ensuite, en cas d’approbation, conduire à l’élaboration des règles administratives, réglementaires ou législatives correspondantes. Le rejet du texte devrait être motivé et le débat se poursuivrait éventuellement dans l’opinion publique. Le second exemple reviendrait, sous certaines conditions, à donner l’initiative des lois au peuple. Là encore un minimum de soutiens seraient exigés sur une proposition de loi entièrement formulée. Après quoi le texte pourrait être inséré dans une procédure parlementaire et devenir une loi au terme du processus qui pourrait faire intervenir des instances déconcentrées ou décentralisées. Ce ne serait à vrai dire pas une véritable novation : la Constitution de l’An I, pourtant réputée jacobine, prévoyait déjà l’intervention des communes et des assemblées primaires des départements dans l’élaboration de la loi (2).

 

C’est cependant la question du référendum qui constitue en matière de démocratie directe la question la plus délicate. En reconnaissant à tous les citoyens le droit de concourir personnellement à l’expression de la volonté générale et à la formation de la loi, la Déclaration des droits de 1789 ouvrait la voie aux consultations référendaires et à la mise en mouvement politique du peuple. Mais on a vite pressenti les dangers du référendum et les risques qu’il pouvait faire courir à la démocratie dans les mains d’un pouvoir autoritaire relevant de la ligne de force césarienne évoquée plus haut. Olivier Duhamel le souligne : « le référendum peut être liberticide : les Bonaparte en ont apporté la preuve » (3). La Constitution de 1793 prévoyait que le peuple pouvait délibérer sur les lois proposées par le corps législatif. La Constitution de 1946 ne retenait le référendum qu’en matière constitutionnelle. La Constitution de 1958 le prévoit en deux dispositions : en matière d’organisation des pouvoirs publics, de réformes relatives à la politique économique ou sociale, de ratification des traités (Art. 11) et en matière constitutionnelle (Art. 89). Par ailleurs, la loi du 6 février 1992 a institué un « référendum communal » ; il est de faible portée.

 

Bien que les référendums sur le traité de Maastricht en 1992 et celui sur le récent projet de « traité établissant une constitution pour l’Europe », mis en échec le 29 mai 2005, aient été l’occasion de débats importants, il reste que, depuis la Libération, seulement quatre référendums sur vingt-huit ont dit « non » à ceux qui les ont organisés.

 

3.2. Quelle démocratie représentative ?

 

Outre le référendum, le peuple exerce sa souveraineté par la médiation de ses représentants. L’article 6 de da Déclaration de 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité actuel, proclame que la loi est l’expression de la volonté générale, tandis que l’article 34 de la constitution dispose que la loi est votée par le Parlement. En vertu du principe de séparation des pouvoirs et pour équilibrer les fonctions normatives de l’exécutif et du législatif, les articles 34 et 37 définissent les champs respectifs de la loi et du décret. Tel est du moins le schéma théorique car, dans la réalité, c’est le Gouvernement qui a largement l’initiative du travail législatif en fixant, pour l’essentiel, l’ordre du jour du Parlement et en réservant la plus grande place à ses projets, tandis que les textes d’origine parlementaire, les propositions de lois, sont réduites à la portion congrue. Une telle pratique n’est pas conforme aux principes affichés et le préjudice est d’autant plus important que la Constitution a été modifiée en 1992 par l’introduction d’un article 88-2 disposant notamment que : « la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne … », ce qui se traduit par une entrée en force du droit européen en droit interne français et limite, en conséquence, les prérogatives du Parlement national. De plus, la montée en puissance du Conseil constitutionnel à partir de 1971 en a fait un organisme politique en forme juridictionnelle qui s’est doté, au fil du temps et par voie jurisprudentielle, d’un pouvoir constituant permanent en dehors de toute source de légitimité, même si on peut considérer qu’il n’en a pas abusé et qu’il a joué parfois un rôle positif en matière de défense des libertés publiques. La représentation est donc en crise, ce qui se traduit en particulier par une hausse générale des taux d’abstentions à toutes les élections, et notamment aux élections locales qui sont pourtant celles où le citoyen est le plus proche des lieux de pouvoir et qui devraient l’intéresser davantage.

 

La situation est encore aggravée par le fait que si l’article 20 de la Constitution prévoit bien que « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation », cela dépend de la concordance ou non des majorités présidentielle et législative. Lorsqu’il y a concordance, c’est le Président de la République qui est maître de l’exécutif ; dans le cas contraire, celui de la cohabitation, c’est le Premier ministre qui a l’essentiel des compétences, même si son but est de devenir, à son tour, président, avec une majorité conforme. Cette constitution, si souvent rapetassée au cours de la dernière période, ainsi qu’il a été dit, est donc, au surplus, de caractère aléatoire, ce qui est un non-sens constitutionnel et très malsain pour la démocratie. En effet, avant les élections présidentielle et législatives, on ne sait qui du Président de la République ou du Premier ministre détiendra finalement le pouvoir exécutif selon qu’il y aura, ou non, concordance des majorités. L’instauration du quinquennat a aggravé le phénomène. Alors que Michel Debré, promoteur de la Constitution de la V° République, prétendait instaurer un « parlementarisme rationalisé » le professeur Jean-Marie Denquin, pourtant gaulliste, parle aujourd’hui de « monarchie aléatoire » (4). C’est donc le statut du Président de la République, aujourd’hui clé de voûte des institutions, qui est le point de départ de toute réforme institutionnelle conséquente.

 

Il ne saurait y avoir deux sources de légitimité concurrentes de la représentation nationale et populaire. Or, en France, pour des raisons historiques et par le jeu naturel des pouvoirs, la légitimité d’un président élu au suffrage universel l’emportera toujours sur celle que partagent plusieurs centaines de parlementaires élus localement au scrutin majoritaire. Il faut donc choisir : le Parlement ou le Président. Comment soutenir qu’est conforme à la ligne de force traditionnelle des Lumières, cette délégation massive de souveraineté que représente l’élection du Président de la République au suffrage universel ? C’est pourquoi le choix fait ici, est celui du régime parlementaire (5). Selon cette conception, le pouvoir exécutif appartient, sous la direction du Premier ministre, au Gouvernement. Responsable devant le Parlement, il détermine et conduit effectivement la politique de la nation. La légitimité émane du corps législatif, élu selon un scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle. Les arguments selon lesquels cela aurait pour conséquence de faire entrer le Front national au Parlement, ou bien que la priorité est la constitution d’une majorité forte plutôt que la fidèle représentation du peuple ne sauraient y faire obstacle. C’est au débat politique et non à la technique électorale de faire les majorités et de définir la voie à suivre.

 

Le Président de la République garde cependant dans ce cadre un rôle prestigieux : il représente la France vis-à-vis de l’étranger, il est l’expression symbolique de l’unité et de l’indivisibilité de la République et le garant de la continuité des pouvoirs publics. Il n’est plus élu au suffrage universel direct, mais soit par un collège de grands électeurs soit par le Congrès du Parlement ; la durée de son mandat est dès lors secondaire, la plus longue durée, sans possibilité de renouvellement, pouvant même correspondre à la plus grande banalisation. À cet égard, le mandat de sept ans non renouvelable est sans doute la solution la plus judicieuse dans la gamme des solutions possibles. L’argument selon lequel il faudrait tenir compte de l’idée que l’on se fait de la prétendue adhésion définitive du peuple français à l’élection du Président de la République au suffrage universel n’est que l’expression d’une résignation politique, indigne de notre histoire.

 

3.3. Quel État de droit ?

 

Face à ce schéma, certains crieront au retour du régime d’assemblée. L’auteur n’ignore rien des critiques qui sont adressées à ce régime sur la base, principalement, de l’expérience de la IV° République. En réalité, l’instabilité de la IV° République n’a pas été causée par un excès de démocratie, mais au contraire par les atteintes que les manœuvres des clans politiques lui ont portées. Aucune constitution ne peut être, seule, la solution des contradictions sociales. Mais à tout prendre, il faut préférer les institutions qui les révèlent à celles qui les dissimulent. Les contradictions apparaissant clairement, les conditions sont meilleures pour leur apporter une solution efficace. C’est aussi un appel à la responsabilité des élus qui doivent alors savoir constituer des majorités d’idées quand c’est nécessaire et faire preuve de courage politique en toute circonstance, plutôt que de se résigner à l’allégeance au chef qui caractérise le régime présidentiel.

 

Toute proposition institutionnelle doit veiller à s’inscrire dans une scrupuleuse cohérence de l’État de droit. On ne développera pas ici les conditions de la cohérence interne qui reposent essentiellement sur l’équilibre délicat à établir entre le principe d’autonomie de gestion des collectivités territoriales et celui d’unité et d’indivisibilité de la République. Il conviendrait aussi de préciser les formes nouvelles de la dualité des ordres juridictionnels (administratif et judiciaire), dualité souhaitable car relevant de la distinction public-privé, classique en France. Un contrôle de constitutionalité est nécessaire. La souveraineté ne pouvant émaner que du peuple, c’est à lui ou à ses représentants qu’il revient en définitive d’assurer la conformité des lois à la Constitution ; sur les questions les plus importantes par le recours au référendum constituant en veillant à éviter toute dérive plébiscitaire ; sur des questions moins importantes par la recherche d’une compatibilité tant juridique que politique dans le cadre du Parlement puisque c’est lui qui vote la loi. Un Comité constitutionnel composé de représentants des différents groupes parlementaires auxquels s’adjoindraient des magistrats du Conseil d’État et de la Cour de cassation devrait être institué à cette fin. Il n’aurait pas le pouvoir d’empêcher la promulgation d’une loi non conforme à la Constitution, mais seulement d’identifier cette non-conformité en invitant le Parlement à la prendre en considération à l’occasion d’un nouvel examen qui conduirait soit à modifier la loi soit à provoquer l’engagement d’une procédure de révision constitutionnelle (6).

 

Une réflexion sur les institutions nationales ne peut aujourd’hui faire l’économie d’une prise en compte des institutions supranationales, elle doit veiller à leur cohérence externe. C’est possible grâce au principe de subsidiarité introduit à l’article 5 du Traité instituant la Communauté européenne à aux termes duquel : « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient … que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». Certes, cette formulation laisse une trop large place à l’appréciation de l’opportunité de l’intervention communautaire et il n’y a pas lieu de faire une confiance aveugle à l’appréciation de la Cour de justice des communautés européennes. Une articulation des institutions nationales et transnationales doit cependant être recherchée sans aliénation de la souveraineté nationale. D’ailleurs, dès aujourd’hui, l’article 55 de la constitution ne dispose-t-il pas que : « Les traités régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».

 

Enfin, la vocation des institutions est aussi de concourir à la formation d’une citoyenneté finalisée par des valeurs fortes, à vocation universelle : service public, droit du sol, laïcité, responsabilité publique, dans la tradition républicaine française (7). Le traité de Maastricht décrète à l’article 17 du traité instituant la Communauté européenne : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Des droits et garanties ont été énoncés dans les articles suivants : droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes, droit de pétition, droit à la protection diplomatique et consulaire, droit de recours à un médiateur. Mais cela ne suffit pas à définir une citoyenneté de l’Union qui doit se référer à des valeurs, des moyens pour son exercice, une dynamique propre. La citoyenneté européenne est aujourd’hui une citoyenneté de faible densité, sans autonomie, de superposition. Elle recouvre, en réalité, une option implicite en faveur d’une organisation fédérale de l’Europe. En établissant une relation directe entre les Européens et l’Union, la citoyenneté européenne aboutirait à « gommer » progressivement le niveau national. Tout naturellement, la citoyenneté de l’Union appellerait ensuite une Constitution de l’Union comme on l’a vu avec la tentative heureusement avortée de traité constitutionnel européen. La citoyenneté européenne, décrétée par les traités européens, n’est pour le moment qu’un objet politique non identifié.

 

La nation est et demeure le niveau le plus pertinent d’articulation du particulier et de l’universel.

 

(1) On rappellera toutefois que le Parti communiste français avait fait cet effort en rendant public en décembre 1989, sur mon rapport, une Déclaration des libertés en tête d’un Projet constitutionnel complet.

(2) « Art. 58 – Le projet est imprimé et envoyé à toutes les communes de la Républiqu, sous ce titre : loi proposée.« 

Art. 59 – Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. »

(3) O. Duhamel, Droit constitutionnel et politique, Seuil, 1993, p. 116.

(4) J-M. Denquin, La monarchie aléatoire, PUF, 2001.

(5) A. Le Pors, « on fait clairement le choix du régime parlementaire », L’Humanité, 10 octobre 2005.

(6) A. Le Pors, « L’enjeu du contrôle de constitutionnalité », L’Humanité , 8 avril 2006.

(7) A. Le Pors, La citoyenneté, PUF, coll. Que sais-je ?, 2002, 3° éd.

 

Immigration, identité(s), nation : quel État ? – CIEMI – Migrations et Société, 15 mai 2008

« Hospitalité signifie le droit qu’a un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier […], le droit qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société, en vertu du droit à la commune possession de la surface de la Terre, laquelle, étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint à supporter malgré tout leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la Terre. Cependant, ce droit à l’hospitalité, c’est-à-dire l’autorisation accordée aux nouveaux arrivants étrangers, ne s’étend pas au-delà des conditions de la possibilité d’essayer d’établir des relations avec les premiers habitants. C’est de cette manière que des continents éloignés peuvent établir entre eux des relations pacifiques, qui peuvent finir par être légalisées. »

Je repartirai volontiers de ces lignes bien connues d’Emmanuel Kant dans Pour la paix perpétuelle qui méritent d’être rappelées dans un monde où s’exacerbent les discriminations identitaires malgré l’affirmation objective de la communauté de destin du genre humain.

Je comprends le thème qui nous est proposé de la façon suivante : « de quel État avons-nous besoin pour traiter les questions associées aux concepts d’immigration, d’identité, de nation ? ». Mes réponses sont les suivantes :

– l’État est l’instrument identifiant la nation, communauté des citoyens.
– l’État est l’expression de la souveraineté nationale.
– l’État doit être créateur d’universalité.

1. L’État est l’instrument identifiant la nation, communauté des citoyens

1.1. On est par là renvoyé à la notion de citoyenneté et à sa problématique qui, en France, se définit dans un cadre essentiellement national.

Il n’y a pas de citoyenneté sans valeurs spécifiques, sans exercice effectif doté des moyens nécessaires, sans dynamique propre (voir Que sais-je ? « La citoyenneté »). C’est la base d’une « identité française ».

Cette conception est aujourd’hui en crise : La citoyenneté à la française définie comme la combinaison de la citoyenneté « par héritage » et de la citoyenneté « par scrupules » (Sophie Duchesne). Perte des repères (nation, classe, cadre spatial, mœurs, idéologies).

L’idée de « génome de citoyenneté » comme moyen de recomposition de l’identité du citoyen.

1.2. Pour de nombreux pays dans le monde, cette référence est toute relative.

Dans le passé de nombreux exemples de distinction entre citoyenneté et nationalité : Thomas Paine, Anacharsis Cloots, Garibaldi… Cas de l’Autriche-Hongrie, de l’URSS, de la Nouvelle-Calédonie… La concurrence des communautarismes : la « patrie de droit » et la « patrie de nature » selon Cicéron.

Les États arbitraires issus de la décolonisation ou de l’effondrement des pays du « socialisme réel ». L’identification des autorités de protection ou de persécution en matière d’asile : autorités de fait, asile interne, pays d’origine sûrs. Difficulté d’identifier la nationalité : Arménie-Azerbaïdjan, Palestiniens, Ivoiriens, etc.

2. L’État expression de la souveraineté nationale, c’est-à-dire du rapport des nationaux d’ici aux autres nationaux

2.1. Le respect des autres identités nationales n’implique pas la négation de sa propre identité qui s’exprime dans la souveraineté nationale.

Toutefois, en matière de droit d’asile, les caractères de l’identifiant national et de la citoyenneté du pays d’accueil ne sauraient être imposés au citoyen d’un autre pays (langue française et connaissance minimale des principes qui régissent la République française, par exemple) qui disposent de leur propre problématique : valeurs-exercice-dynamique.

La citoyenneté entraîne nécessairement la subsidiarité.

2.2. Droit de cité et droit d’asile se forgent mutuellement.

La nécessaire confrontation des valeurs.

Les avantages économiques comparatifs. Immigration et développement économique et social (1976) : les immigrés facteur de compétitivité et contributeurs nets au budget social.

Mondialisation et communauté de destin du genre humain.

3. L’État créateur d’universalité par différenciation-convergence

3.1. Aucune communauté nationale ne peut se réserver l’exclusivité d’ériger en valeur universelle ses valeurs propres, tout en se faisant un devoir de tendre à cette qualité.

L’action pour la liberté de l’asile constitutionnel, la non-discrimination des critères de l’asile conventionnel, la compassion de la protection subsidiaire, la solidarité nécessaire de la protection temporaire, les motivations humanitaires des autres types d’asile sont autant d’approches universalistes.

3.2. Le droit d’asile n’est pas pour autant un droit absolu. On ne saurait méconnaître le développement inégal à l’origine des flux migratoires et la rigueur des frontières. Les entités nationales sont à la fois lieux de confrontation cratrice et protection de l’héritage des conflits antérieurs.

L’intérêt général, le droit du sol, la laïcité, l’égalité femmes-hommes, l’intégrité du corps humain valeurs fondatrices du pacte républicain en France, à vocation universelle, rencontrent les propres valeurs de l’étranger, à la fois communes et, le cas échéant, différentes. D’où le processus de différenciation-convergence à l’origine de la création d’universalité.

L’universalité dans l’approfondissement de l’identité selon Amartya-Sen (Identité et violence): « Je peux d’être à la fois asiatique, citoyen indien, bengali d’origine, résider au Royaume-Uni, être économiste, enseigner la philosophie, écrire des livres, connaître le sanskrit, croire dur comme fer en la laïcité, être un homme, féministe, hétérosexuel et défenseur des homosexuels, exclure la religion de mon mode de vie, être de culture hindoue, ne pas croire en la vie après la mort ». Et il ajoute : « L’individu doit décider seul de l’importance qu’il doit accorder aux différents constituants de son identité et cette importance dépend du contexte ».

Hommage à Jean Fourré – Église Saint-Roch, 16 mai 2008

Il est triste de quitter Jean FOURRÉ. Il est triste qu’il nous ait quitté. Et pourtant évoquer Jean FOURRÉ n’incline pas à la tristesse.

Pour peu que l’on ait eu la chance de le fréquenter en quelques occasions et d’avoir eu avec lui les longues conversations qu’il affectionnait, on comprend aisément cette contradiction.

Car Jean FOURRÉ était non seulement un grand commis de l’État, comme on dit, mais aussi un homme d’une grande culture, d’une expérience multiforme, d’une délicate sensibilité. On se demandait parfois quel pays il avait bien pu ne pas visiter, tant il connaissait de détails de sites, d’histoires, de coutumes, de circonstances baroques, de spécialités culinaires étranges. Il était d’une nature plutôt réservée, modeste il ne se mettait pas en avant de lui-même, mais dès qu’il avait la parole, on ne la lui reprenait pas si facilement, non parce qu’il s’imposait, mais simplement parce qu’il était intéressant et drôle, et qu’il avait le secret des anecdotes à rebondissements, enchaînées avec une certaine emphase qui en accusait le trait.

Ce n’est là qu’un aspect limité de sa personnalité, car je ne sais pas ce que savent plus intimement sa famille, ses proches. De cela je ne peux évidemment rendre compte, ils le vivent aujourd’hui douloureusement dans leur for intérieur. Mais je peux leur dire qu’ils ont eu la chance de partager la vie d’une personne hautement estimable et qu’ils doivent trouver dans la présence ici de nombre de ses collègues et amis du Conseil d’État et des autres instances où il a exercé son activité professionnelle, un témoignage d’affection dont j’espère qu’il pourra atténuer leur peine.

C’est une coutume de rappeler en ces circonstances ce qui a constitué la trame de l’activité professionnelle et sociale de l’ami disparu. Je ne peux en retenir que l’essentiel, qui est cependant impressionnant.

Entré à l’École nationale d’administration en 1956, Jean FOURRÉ choisira le Conseil d’État à la sortie. Mais il ne l’intégrera effectivement qu’en 1959 après avoir passé quelques mois en Algérie en position hors cadre auprès du Président du Conseil des ministres « à l’effet de servir les administrations publiques d’Algérie ».

Puis, au temps où la « planification à la française » était à son apogée, il sera en 1959 et 1960, comme rapporteur spécial, de l’aventure du Comité Rueff-Armand chargé d’examiner « les situations qui constituent un obstacle à l’expansion de l’économie française ». Dans le même temps, jeune auditeur, il assurera ses fonctions de rapporteur à la section du contentieux et au Centre de coordination et de documentation du Conseil d’État. Il sera nommé maître des requêtes en 1964.

Au cours des voyages que nous avons faits ensemble, il m’a souvent parlé d’une expérience qui l’avait beaucoup intéressé de 1964 à 1966 : la direction des études à l’École de droit et d’administration de Léopoldville dans l’ancien Congo Belge qui venait d’accéder à l’indépendance. C’était pour nous un sujet d’échange puisque j’y avais travaillé également à la même époque mais que nous ne nous étions pas rencontrés.

À son retour en France, il sera affecté conjointement à la section du contentieux et à la section sociale où il ne restera que peu de temps, car après avoir fait son mai 1968 à l’Institut des hautes études de défense nationale, l’IHEDN, commencera pour lui une succession de passages en cabinets ministériels : auprès du Garde des Sceaux, René Capitant, en 1968-1969 ; du secrétaire d’État auprès du Premier ministre, Jacques Baumel, de 1969 à 1972 ; puis au cabinet du ministre du commerce et de l’artisanat, Yvon Bourges, en 1972-1973 ; puis encore au cabinet du secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, Jean-François Deniau, en 1973-1974, fonction qu’il prolongera comme membre de la cellule de gestion chargée des problèmes de coopération au ministère des Affaires étrangères. Il en a tiré une expérience étendue et diversifiée du fonctionnement de l’appareil d’État dont il parlait assez peu, sauf lorsqu’on le sollicitait, ce qui m’est arrivé assez souvent.

Il aura passé néanmoins une grande partie de sa carrière au sein du Conseil d’État où il a rempli les tâches contentieuses qui sont le commun des membres du Conseil, notamment à la 7° sous-section de la Section du contentieux, mais aussi comme rapporteur près la Cour de discipline budgétaire et financière, ainsi que commissaire du gouvernement à la commission spéciale de cassation des pensions. Nommé conseiller d’État en 1983, il sera rapporteur à la section des finances du Conseil d’État à partir de 1987.

Son intérêt pour la chose militaire (il était colonel de réserve et chacun sait qu’il aimait porter des chemises kaki réglementaires) l’avait fait nommer chef de la section des affaires civiles et générales à l’IHEDN en 1977, et président de la commission interministérielle des formes civiles du service national en 1993, fonction dans laquelle il sera reconduit en 2000.

Mais sa riche expérience le conduira également à occuper des postes de représentation et de responsabilité dans une multitude d’organismes : ainsi il sera nommé président du conseil d’administration de la Caisse de retraite et de prévoyance des clercs et employés de notaires en 1985, président du conseil d’administration de l’hôpital Saint-Maurice également en 1985, membre du Conseil des impôts en 1989, président de la Commission de contrôle des assurances de 1995 à 2001, président de la Commission du contrôle des mutuelles et des institutions de prévoyance de 1997 à 2001.

Ce qu’on sait moins c’est que Jean FOURRÉ s’était aussi intéressé à la chose municipale en étant élu adjoint au maire de Beaulieu-sur-Mer dans les Alpes Maritimes de 1983 à 1989.

Enfin, et je trouve que cela lui allait bien : il avait été nommé en 1999, membre du Comité national pour le passage en l’an 2000. Je ne le savais pas et regrette beaucoup de ne pas avoir pu lui demander comment il avait vécu cette expérience victorieuse.

Jean FOURRÉ était titulaire d’un master of Arts de la Clark University. Il était Officier de la Légion d’honneur, Commandeur de l’ordre national du Mérite, Officier des Palmes académiques et médaillé des services militaires volontaires.

Cet itinéraire, Jean FOURRÉ ne l’avait sans doute pas entièrement prévu ; il aurait pu en emprunter d’autres, tant il était curieux de tout. Parmi les nombreuses images qui me reviennent en mémoire en ces circonstances, je veux en retenir deux.

La première se situe dans la bibliothèque du Conseil d’État où nous avions l’habitude de travailler tous les deux, généralement en face-à-face sur les grandes tables brunes qui s’y trouvaient à l’époque. La simplicité de son abord et sa compétence reconnue me l’avaient fait choisir comme conseil, avec un autre ami disparu Bernard TRICOT, lorsque je rencontrais des difficultés dans l’étude d’un dossier. Je l’interrompais dans son propre travail pour lui poser une question. Il laissait alors son stylo, se renversait sur sa chaise, prenait son inspiration le regard levé sur un horizon indéterminé, et commençait par une phrase qui situait mon problème au niveau convenable : « D’abord, clarifions la situation ! ». Il me donnait l’impression que, le premier, je venais de soulever une question majeure du contentieux administratif et qu’il m’était par là reconnaissant de lui faire jouer les premiers rôles dans sa solution. C’était aussi un excellent connaisseur du droit de la fonction publique et il m’est arrivé souvent de le consulter à ce sujet.

La seconde image vient d’Égypte, en 2000, au cours de l’un des nombreux voyages organisés par l’Association des membres du Conseil d’État que nous avons faits ensemble. Il visitait les sites avec son épouse, Hélène, alors mal voyante, et il était particulièrement touchant de l’entendre lui détailler tout ce que nous voyions, avec une infinie précision et une constante délicatesse, en ajoutant des compléments de son cru, tout en prenant, comme il le faisait chaque fois, une quantité de notes d’une écriture fine, assortis de croquis sur de petits carnets, appelés Moleskine, c’est lui qui me l’a appris. Sa présence comptait beaucoup dans ces voyages. L’une des premières questions que l’on se posait lorsqu’ils étaient envisagés était : « Est-ce que Jean FOURRÉ vient ? ». Car c’était pour chacun la promesse de moments de gaîté assurés, comme par exemple en Éthiopie lorsqu’il nous racontait qu’il avait été reçu une fois par l’Empereur Hailé Sélassié, deux lions rugissants à ses côtés, et qu’il avait compris de ce jour pourquoi il fallait prendre congé de l’empereur en sortant à reculons. Et je passe sur quelques espiègleries qui n’étaient pas de notre âge, mais dans lesquelles nous étions complices.

On comprend dans ces conditions que son départ mêle à la tristesse du deuil la remontée du souvenir de moments heureux, voire de franche gaîté, dont il était la cause.

C’est dans cet esprit que je présente mes condoléances personnelles à sa famille et à ses proches, certain d’être aussi le porte parole de tous les collègues et amis qui ont connu ce compagnon attachant, ce collègue valeureux, cet homme véritable.

La fonction publique territoriale : principes, évolution, rôle et avenir au regard des réformes annoncées – Centre d’information de documentation, d’étude et de formation des élus (CIDEFE) – 14 mai 2008

À la veille d’une journée d’action pour la défense du service public et quelques semaines après la publication du livre blanc du conseiller d’État Jean-Ludovic Silicani sur l’avenir de la fonction publique, votre journée de formation est incontestablement dans l’actualité. C’est une raison supplémentaire pour s’interroger au fond, dans un débat où la fonction publique territoriale (FPT) tient une place singulière par son importance quantitative, avec 1 613 000 agents – dont 20% de non-titulaires – sur les 5,2 millions que représentent au total les trois fonctions publiques (2 543 000 pour la fonction publique de l’État – FPE – et 1 023 000 pour la fonction publique hospitalière – FPH), mais aussi par le rôle que le gouvernement entend lui faire jouer comme référence majeure dans l’avenir. C’est pourquoi il est sans doute utile de revenir sur les raisons qui ont conduit à l’organisation statutaire sur la base de principes que je rappellerai, son évolution depuis sa création en 1983-1984 et ses perspectives.

1. Les conditions de constitution de la fonction publique territoriale

Si je savais – en raison de mon activité syndicale antérieure – quelles réformes il convenait d’engager dans la FPE, je n’avais pas en 1981 d’idées préconçues sur les réformes statutaires qui devaient concerner des agents publics qui n’étaient pas sous statut et qui ne relevaient pas de la compétence du ministre de la fonction publique mais du ministère de l’intérieur pour la FPT. C’est la priorité donnée au projet de loi de décentralisation de Gaston Defferre, décidée par le Président de la République, qui a rapidement conduit à la réforme.

Celle-ci s’est rapidement révélée contradictoire, ce qui m’a conduit à exiger du Premier ministre d’intervenir dès le début du débat parlementaire l’Assemblée nationale sur à le projet de Gaston Defferre, le 27 juillet 1981, pour défendre l’idée d’une fonction publique de carrière opposée à une fonction publique d’emploi qui avait la préférence du ministère de l’Intérieur de l’époque et sans doute de la majorité des élus territoriaux. Je rappelle que l’article 1er de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 prévoit que « Des lois détermineront … les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales » ; cet article évoquait également un « statut des élus », et  les moyens de la « participation des citoyens à la vie locale ».

C’est finalement, la conception de la fonction publique de carrière qui l’a alors emporté, dans des conditions que rapporte Olivier Schrameck dans son ouvrage sur la FPT (La fonction publique territoriale, Dalloz, 1995).   Il en rend compte fidèlement en notant à mon sujet : « Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus (le ministre de la fonction publique) était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui lui était constitutionnellement dû ». Et il poursuit : « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant un socle commun (…) fut acquis par l’arbitrage d’un Premier ministre (Pierre Mauroy) particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives ». Il conclut : « Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces ».

À l’époque je dois ajouter que les organisations syndicales de la FPT n’étaient pas toutes sur la même longueur d’onde et que les associations d’élus étaient dans leur majorité réservées, sinon hostiles, mais les conditions de l’époque ne leur donnaient pas l’occasion de le manifester excessivement.

Enfin, j’ai appris seulement il y a quelques jours, à l’occasion de la critique d’un livre que je devais réaliser (1), que François Mitterrand lui-même, qui jusque-là ne s’était pas beaucoup intéressé à la question, avait fini par se déclarer hostile au statut général des fonctionnaires le 29 mai 1985 à l’occasion de l’examen en conseil des ministres du projet de loi sur la FPH. Ce qui montre que nous avions bien fait d’aller vite sachant ce que nous voulions et que nous avons eu la chance de bénéficier du soutien du Premier ministre Pierre Mauroy de 1981 à 1984.

2. Une fonction publique « à trois versants ».

Si la question de garanties statutaires était posée, elle aurait pu conduire simplement à une amélioration de celles qui existaient déjà pour les fonctionnaires de l’État, à la réforme des dispositions du livre IV du code des communes étendu aux agents publics des départements et des régions pour les agents des collectivités territoriales et à la réforme du livre IX du code de la santé publique pour les agents des établissement publics hospitaliers. La question se posait également pour les agents d’autres établissements publics, ceux de la recherche notamment.

Rapidement s’est imposée l’idée d’une architecture d’ensemble rassemblant dans une même conception ces différentes catégories d’agent publics. La difficulté était alors de combiner de la meilleure façon unité du dispositif et diversité des activités et des fonctions. J’ai estimé que l’unité devait être assurée moins par la règle que par des principes fondés sur notre tradition culturelle, historique, de l’intérêt général et du service public. Essentiellement trois principes.

–    le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789 et faisant du concours le moyen de droit commun d’accès aux emplois publics, le principe s’appliquant aussi aux modalités de promotion interne.

–    le principe d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique – je précise qu’il s’agit de celle du fonctionnaire et non de l’administration – associé à la séparation du grade et de l’emploi caractéristique du système dit « de la carrière ». Il s’agissait de la généralisation d’une conception ancienne, mais qui, jusque-là, ne figurait pas expressément dans le statut. La loi de 1834 sur l’état des officiers disposait en effet que « si le grade appartient à l’officier, l’emploi appartient au Roi ».

–    le principe de responsabilité qui trouve sa source dans l’article 15 de la Déclaration des droits et qui fait du fonctionnaire un citoyen à part entière pour assumer pleinement sa responsabilité de service public.

Le respect de la diversité des fonctions publiques, comme les dispositions constitutionnelles (art. 72) imposait une traduction spécifiée des dispositions relatives à chacune d’elles.. D’où cette architecture en quatre Titres :

– Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, titre 1er du SGF.
– Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, titre II du SGF.
– Loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, titre III du SGF.
– Loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière, titre IV du SGF.

À cette construction devait s’ajouter la prise en compte de certains agents d’établissements publics, notamment ceux de la recherche par la loi du 15 juillet 1982.

3. L’évolution de la fonction publique de 1983 à 2008

Je précise au préalable que le Statut de la FPT est constitué des titres 1er  et III. On m’a souvent reproché de n’avoir pas réalisé une loi unique pour l’ensemble des fonctionnaires des trois fonction publiques. Trois raisons s’opposent à cette objection :

Tout d’abord, j’ai dit qu’à l’époque, tout le monde ne marchait pas du même pas ni dans la même direction aussi bien en ce qui concerne les organisations syndicales que les associations d’élus.

Ensuite, l’article 72 de la constitution nous faisait obligation de respecter le principe de libre administration des collectivités territoriales, ce qui avait, entre autres conséquences, que devait être traité par la loi dans la FPT nombre de dispositions qui relevaient du décret dans la FPE (ce qui explique que le titre III est sensiblement plus long que le titre II : 140 articles contre 93).

Enfin, il suffit de mettre bout à bout les quatre titres pour obtenir une construction législative unique. C’est si vrai que chaque fois qu’une modification du titre III a eu des conséquences sur les autres titres, le gouvernement et le législateur n’ont pas hésité à opérer les modifications nécessaires à l’harmonisation.

J’ajouterai, que c’est aujourd’hui le gouvernement qui évoque l’hypothèse d’une unification plus poussée du dispositif statutaire, mais dans l’optique d’une réduction des garanties pour tous les fonctionnaires, amorcée d’ailleurs par l’évolution observée depuis la création de la fonction publique « à trois versants » et que l’on peut retracer de façon résumée de la manière suivante.

– 1984 à 1986 : la reforme statutaire se poursuit, notamment pour la FPH, mais de façon relativement lente. Les statuts particuliers des corps de la FPT se mettent progressivement en place.
– 1986-1988 : a première alternance politique permet au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la FPT, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, recrutement de contractuels, etc.) dans l’ensemble du statut général. À  la même époque, la loi du 19 octobre 1982 sur les prélèvements en cas de grève a été abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc.
– 1988-1993 : l’accent est mis sur la notion de « métier » par le gouvernement de Michel Rocard qui ne revient pas sur les atteintes portées au SGF lors de la période précédente (pas plus que ne le fera le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002). La Poste et France-Télécom sont transformés en établissements publics en 1990. Le droit européen intervient en droit interne de la fonction publique en permettant à des étrangers communautaires d’avoir accès à certains emplois de fonctionnaires (loi du 21 juillet 1991).
– 1993-1997 : la loi Hoëffel du 27 décembre 1994 s’inscrit dans la même orientation que la loi Galland, mais on peut aussi considérer qu’elle consacre une conception de fonction publique de carrière pour la FPT. La stratégie de « mise en extinction » du statut général se poursuit néanmoins par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation.
– 1997-2008 : attaque frontale du rapport annuel du Conseil d’État en 2003 tentant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ». Depuis il y a eu la loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 tentant par diverses mesures de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » actuellement en discussion au Parlement qui dans une grande confusion développe la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme  des entreprises de déstabilisation avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée et qu’annonce le livre blanc de Jean-Ludovic Silicani.

4. Le statut général attaqué de front

À l’évidence, l’élection du nouveau président de la République marque une nouvelle étape significative. J’ai pu parler à son sujet de « forfaiture » (2). Je considère en effet que Nicolas Sarkozy n’a pas été mandaté pour engager ce qui est en réalité une « contre-révolution » dans la fonction publique.

Le « livre blanc sur l’avenir de la fonction publique » remis au gouvernement par Jean-Ludovic Silicani à la mi-avril applique fidèlement les orientations présidentielles du discours de Nantes, fin septembre 2007. Je relève tout d’abord que le livre blanc n’hésite pas à se prévaloir des turpitudes de ses commanditaires pour justifier les orientations proposées : développement anarchique des corps, maquis les primes, désordres indiciaires, suppression des correspondances entre fonctions publiques.

Le fond du problème est que l’existence en France (c’est une exception) de 5,2 millions d’agents de la fonction publique et de plus de 7 millions de personnes qui occupent un emploi de service public (soit au total plus du quart de la population active) (3), constitue un môle de résistance à la logique dévastatrice d’ « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée », ce qui est jugé inadmissible par les autorités libérales qui ont fait de la concurrence et de la sélection leur credo. On peut encore relever que ce rapport s’inscrit dans un contexte plus général d’abandon aux lois du marché de la régulation des politiques publiques sous couvert de révision générale des politiques publiques (RGPP). La rationalité tend à être chassée de la conduite de ces politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, là aussi sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques qui s’est tenu le 12 décembre 2007 comme celui qui a eu lieu le 4 avril dernier ont conduit à la suppression de plusieurs organismes chargés de la conduite des politiques publiques, dans la seule perspective de la réduction des dépenses publiques en dehors de toute réflexion sur l’efficacité sociale des politiques conduites.

S’agissant de la fonction publique, comment caractériser les réformes envisagées ? J’avancerai trois caractéristiques qui constituent une démarche cohérente.

* Le contrat opposé au statut
– Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle (art. 4, titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3, titre 1er) ?  Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du code civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers. Il y a des précédents : le pdg de La Poste Jean-Paul Bailly n’a-t-il pas annoncé (Le Figaro, 25 octobre 2007) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ? Or on sait que le statut général qui n’écarte pas, par dérogation au principe, le recrutement de contractuels en circonscrit strictement les motifs (art. 4, titre II pour la FPE). La réforme proposée est donc franchement contraire au principe d’égalité.

* Le métier opposé à la fonction – En 1982 je faisais référence, pour définir le fonctionnaire, à la conception de la magistrature dans l’ancienne Rome. Aujourd’hui on nous propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. Je ne considère pas la notion de métier comme péjorative dans la fonction publique ; elle peut avoir une utilité pour analyser les fonctions et synthétiser un ensemble d’activités élémentaires, mais son usage n’est pas neutre selon qu’il s’agit d’activités régies par le marché ou relevant d’une fonction publique. Dans le premier cas c’est la donnée de base des activités participant à la production de biens ou de services. Dans le second cas c’est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général. Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière (4). Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut. Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.

* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale – Le mérite  est mis en avant pour mettre en accusation les pratiques actuelles. Personne n’a jamais contesté que le mérite doive être pris en considération pour rémunérer les fonctionnaires. Ce que le livre blanc remet en cause, c’est d’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. Si la pratique n’est pas satisfaisante, les possibilités statutaires de mobilité existent par la voie du détachement, de la mise à disposition et ce n’est pas ceux qui, par la loi Galland du 13 juillet 1987, ont supprimé la comparabilité entre FPE et FPT de se plaindre du défaut de mobilité, pas davantage ceux qui ont pratiqué d’année en année le gel indiciaire pour critiquer ensuite la rigidité des carrières. Ensuite, les modalités de rémunérations sur la suggestion faite par le rapport du Conseil d’État en 2003 (p. 360) : en trois parties dépendant respectivement de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire de la rémunération pourrait dans ces conditions croître considérablement en dehors de tout contrôle. Enfin, cette atomisation salariale, s’ajoutant l’atomisation fonctionnelle et contractuelle, m’apparaît dangereuse en tant qu’elle isole le fonctionnaire des travailleurs collectifs auxquels il appartient dans l’organisation statutaire. Elle le rend par là plus vulnérable dans un contexte qui tendra à devenir plus clientéliste, plus sensible aux pressions administratives, politiques ou économiques. C’est donc aussi le principe de responsabilité qui est mis en cause et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

5. La responsabilité des élus et des fonctionnaires des collectivités territoriales.

Au-delà des modalités de gestion des personnels, dont je ne sous-estime pas l’importance, cette journée d’études pourrait aussi avoir pour objet de dégager des lignes de conduite permettant de faire face efficacement à l’offensive en cours contre le statut général dont la FPT est partie prenante. Toutes les fonctions publiques sont concernées, mais il me semble qu’une responsabilité particulière incombe à la FPT.

Pour tous, il convient sans doute de combattre de façon appropriée l’entreprise actuelle de dénaturation de la conception française de la fonction publique fondée sur les principes que j’ai évoqués. Il nous faut assumer notre tradition historique d’une administration forte, structurée et intègre, composante majeure du pacte républicain. Plus généralement, je considère qu’une vaste opération tendant à soumettre le service public aux dérèglements du marché est en cours ; elle a conduit au cours des derniers mois à la suppression de toute une série d’instances de rationalisation voire de planification de l’action publique qui, si leur fonctionnement n’était pas à l’abri de critiques, témoignaient par leur existence d’une volonté de rationalisation que l’on veut, à l’évidence supprimer. L’idéologie managériale tend à se substituer au sens du service public et de l’État. Il revient aux responsables des collectivités publiques, dirigeants, élus et fonctionnaires de prendre en charge à la fois notre histoire, nos principes et le choix de la démarche scientifique dans la gestion des affaires publiques.

La défense du SGF ne saurait se réduire à la préservation de l’existant. Un texte qui n’évoluerait pas en fonction des besoins, des technologies, voire du monde n’aurait pas d’avenir. Au regard de l’état des lieux, des propositions de réformes statutaires ou non statutaires sont indispensables. De mon point de vue, elle pourraient concerner, par exemple : la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétence (en lieu et place de cet aveugle non remplacement de la moitié des départs en retraite) ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Mais je voudrais pour terminer mettre l’accent sur ce qui m’apparaît constituer une responsabilité propre de tous ceux qui sont impliqués dans la FPT, élus et fonctionnaires. Alors que pendant des décennies, la FPE a été pour tous les agents publics la référence de garanties maximales, c’est la FPT qui devrait dorénavant constituer le modèle pour l’ensemble de l’administration, mais dans une acception minimale des conditions morales et matérielles des fonctionnaires. Cela tient au fait qu’elle a évolué depuis 1984 vers le système d’une fonction publique d’emploi, que le recrutement de personnels non titulaires s’y est développé plus qu’ailleurs, que la notion de métier y est courante et que les considérations et relations personnelles y sont sans doute plus prégnantes qu’ailleurs. Ces caractéristiques rejoignent les tendances dominantes dans la majorité des autres pays de l’Union européenne et elles correspondent aux orientations que cherche à promouvoir le Président de la République et le gouvernement. C’est dire la responsabilité particulière des acteurs de la FPT qui sont appelés ainsi à faire la clarté sur les enjeux et à tenir leur place dans le mouvement amorcé pour la défense du service public, notamment autour de l’appel « Le service public est notre richesse » lancé à la mi-avril par une soixantaine de personnalités (dont le président du CNFPT, Bernard Derosier) et signé aujourd’hui par quelque 28 000 personnes. C’est le vœu que je formule.

 

(1)   Jacques Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008.

(2) Le Monde, « La « révolution culturelle » est une forfaiture », 26 septembre 2007.

(3) Le secteur public regroupe 6 355 000 personnes et 7 165 000 occupent un emploi de service public, 1 010 000 sont employées par des personnes morales de droit privé chargées de missions de service public.

(4) Une étude du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) énumère ainsi les caractères respectifs des fonctions publiques de carrière et d’emploi et les dominantes dans certains pays :
* Fonction publique de carrière : nomination unilatérale du fonctionnaire et/ou contrat de droit public – recrutement en début de carrière – exigences légales de qualification ou de diplômes pour des carrières spécifiques –  reconnaissance limitée de l’expérience professionnelle acquise dans le secteur privé – système de rémunération statutaire par avancement selon l’ancienneté – emploi à vie – code de bonne conduite comprenant des règles de discipline spécifiques – processus de travail reposant davantage sur les procédure que sur les objectifs – accent mis sur la fidélité, l’impartialité et le respect de la règle de droit – régimes de pension de retraite spécifiques. (Belgique, Espagne, France, Grèce, Portugal).
* Fonction publique d’emploi : relation contractuelle fondée en partie sur le droit commun du travail – quelle que soit la position, le recrutement est toujours pour un emploi spécifique – reconnaissance de l’experience professionnelle acquise dans le secteur privé – facilité de mobilité – absence de principe de l’ancienneté pour la détermination de la rémunération – système de promotion non formalisé – absence de l’emploi à vie – absence d’un régime spécifique de pension –  gestion par la performance avec accords sur les objectifs à atteindre. (Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède).
CNFPT – Les fonctions publiques locales dans les 25 pays de l’Union européenne, Dexia, 2006.

Trop de fonctionnaires ? – FSU Région Provence Côte d’Azur – 6 mai 2008

La réduction du nombre des fonctionnaires n’est pas le moyen pertinent de la réduction des dépenses publiques

S’en tenir à la réduction du nombre des fonctionnaires comme moyen de réduction des dépenses publiques est une vision simpliste, non scientifique. Certes, le bilan coûts-avantages est difficile à réaliser en raison du caractère souvent immatériel des finalités (la recherche de la cohésion sociale, par exemple). Quelques exemples simples le montrent :

– la réduction voire la quasi inexistence de la corruption dans une fonction publique définie par la loi et fondée sur des principes républicains est un avantage considérable pour les finances publiques ;
– La rentabilité d’un euro de dépense dans un service comme la météorologie nationale peut être considérable : on estime qu’un euro d’investissement entraîne un retour de cinq à dix euros.
– le rayonnement de la France à l’étranger : comme j’ai pu le constater lors d’un récents voyage dans les Pays Baltes, le besoin de professeurs de français est en expansion en Lituanie, mais ils manquent de professeurs de français et de formateurs ;

Ces exemples montrent que la seule considération des dépenses est une vision erronée du problème de leur efficacité sociale. En tout état de cause, il convient de procéder à une juste évaluation des dépenses de la fonction publique.

Pour cela, il suffit de se reporter aux chiffres officiels et à l’expérience pour montrer que la réduction du nombre des fonctionnaires et la compression de leurs rémunérations n’est la solution du problème de la dépense publique. La part des dépenses de personnel de la fonction publique de l’État (133 milliards d’euros en 2006) dans le budget général est remarquablement stable : 44 %. Le total des dépenses de la fonction publique en pourcentage du produit intérieur brut est passé de 8 % en 2000 à 7,3 % en 2006 ; elles ne peuvent donc en aucune façon expliquer un déficit budgétaire croissant. Si l’on considère maintenant la comparaison des rémunérations entre la fonction publique et le secteur privé on relève bien que le salaire moyen dans la fonction publique de l’État est supérieur de 16 % au salaire moyen dans le secteur privé, mais c’est tout simplement parce que la fonction publique contient relativement plus de cadres supérieurs, de salariés qualifiés et de professions intermédiaires. Mais si l’on compare les salaires moyens par catégorie, les salaires des cadres sont 53 % plus élevés dans le privé que dans la fonction publique, 6% pour les professions intermédiaires. Ajoutons enfin que les hausses de prix ont toujours précédé les hausses de salaires des fonctionnaires qui ne peuvent donc être accusés ne nourrir l’inflation.

Mais au-delà, la fonction publique devrait donc faire l’objet d’évaluations sérieuses susceptibles de cerner l’efficacité sociale des activités qu’elle regroupe. Tel était l’objectif affiché par la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) dans les années 1960 auquel ne répondent ni la LOLF entrée en vigueur au 1er janvier 2006, ni la Révision générale des politiques publiques (RGPP) aujourd’hui engagée, essentiellement centrées sur la réduction des coûts, dans l’ignorance de la notion d’efficacité sociale nécessairement multidimensionnelle des services publics. De même parle-t-on plus volontiers de GRH que de GPEC que je m’étais efforcé de modéliser (modèle CHEOPS). À l’inverse, des activités régulées par les lois du marché, la fonction publique pourrait et devrait être le lieu d’une exigence supérieure de rationalité (caractère structurel, long terme, multidimensionnalité) induisant une recherche théorique et la promotion de l’efficacité sociale.

Pour autant aussi importants, sérieux et divers soient les raisons que l’on ait de contester la réduction du nombre des fonctionnaires et la politique de rigueur opposée à leurs traitements, ce n’est pas dans le seul univers de la fonction publique que doit être cantonné le raisonnement. C’est ailleurs qu’il faut mettre le centre de gravité du débat : dans le partage d’ensemble des richesses de notre pays, en rappelant au préalable que la France n’a jamais été aussi riche avec un PIB de l’ordre de 1800 milliards d’euros, alors qu’un nombre toujours plus grand de nos concitoyens ont plus de mal à vivre, que les inégalités s’accroissent, et que l’avenir des nouvelles générations apparaît plus incertain.

La plupart des organismes statistique et d’étude économique montrent que la part des salaires dans le PIB a diminué depuis un quart de siècle. Selon le FMI, cette part a baissé de 5,8 %  de 1983 à 2006 pour les pays du G7. D’après la Commission européenne, cette part a chuté de 8,6 % pour l’ensemble de l’Europe, de 9,6 % pour la  France. L’INSEE, avec un mode de calcul différent arrive à une baisse de 8,4 %. On retiendra donc que, depuis 25 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de près de 10 %. L’IRES confirme ce basculement en estimant que c’est « 120 à 170 milliards d’euros qui ont ripé du travail vers le capital » (Jacky Fayolle). C’est une rupture considérable avec les périodes antérieures. Un indicateur de cette évolution pour l’essentiel favorable au capital : le CAC 40 créé en 1987 à 1000 points est aujourd’hui aux environs de 5000 points, malgré la crise financière ! Ces quelque 150 milliards détournés des salaires devraient être au centre du débat politique concernant les retraites, les régimes spéciaux, la sécurité sociale et, bien sûr … la politique salariale dans la fonction publique.

Il n’est pas sans intérêt, pour les fonctionnaires, de marquer l’origine de cette évolution. Pour ma part, je la situerais au 16 mai 1983 lorsque Jacques Delors, alors ministre de l’économie et des finances accepte de signer un accord à Bruxelles par lequel il obtient un prêt de 4 milliards d’écus en échange d’un engagement du gouvernement français de supprimer l’indexation des salaires et des prix. C’était marquer la fin de la pratique des négociations salariales dans la fonction publique qui ne s’en est jamais véritablement remise et qui a eu les graves conséquences que l’on a rappelées sur l’ensemble des salaires des secteurs public et privé. Dans ce domaine comme en d’autres on peut regretter qu’aucun des gouvernements qui se sont succédés n’ait remis en cause ce funeste engagement.

Fonction publique : un choix politique et social – FSU Région Provence-Côte d’Azur – 6 mai 2008

Quels enjeux ? Quelles missions ? Pour quelle société ?

La fonction publique se trouve aujourd’hui au centre de l’actualité en raison de l’offensive aggravée du gouvernement contre les services publics et plus précisément contre ceux qui répondent le plus directement aux missions d’intérêt général qu’assument les différentes fonctions publiques. Car si la fonction publique est au cœur de la notion de service public, celui-ci est le vecteur de l’intérêt général dont la prise en compte très ancienne dans notre histoire : sous l’Ancien Régime, c’était le « bien commun » que le roi avait la charge de défendre pour son peuple. C’est l’ « utilité commune » évoqué dès l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », tandis que l’article 17 évoque une notion voisine, celle de « nécessité publique ». C’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Sous cette inspiration historique, s’est créée, en France, à la fin du XIX° siècle une école du service public. L’un de ses fondateurs, Léon Duguit écrivait : « L’État est une coopération de services publics, organisés et contrôlés par des gouvernements ». C’est dans ce cadre général qu’il convient de situer préalablement la défense de la fonction publique et de ses statuts.

1. La conception française de l’intérêt général

Les économistes se sont intéressés à l’intérêt général. Ainsi, dans la théorie économique néoclassique, si les agents économiques agissent rationnellement, la poursuite de leurs intérêts particuliers aboutit à la réalisation d’un « optimum social », mais celui-ci n’est que la « préférence révélée des consommateurs », or le citoyen est irréductible au consommateur.

Le juge administratif et le juge constitutionnel font un usage fréquent de la notion d’intérêt général, sans cependant lui donner un contenu propre. Il y a à cela deux raisons. La première est que l’intérêt général est finalement une notion essentiellement politique, qui peut varier d’une époque à l’autre et qu’il ne faut donc pas figer, mais dont l’appréciation incombe d’abord au pouvoir politique, notamment au législateur. La seconde est que le juge ne fait généralement référence à l’intérêt général que de manière subsidiaire par rapport au principe d’égalité. Si le principe d’égalité peut conduire à des solutions différentes dans des situations différentes, l’intérêt général peut le justifier également pour des situations semblables ou peu différentes.

Pour autant, le juge administratif ne s’est jamais désintéressé du contenu de l’intérêt général. La jurisprudence comme la doctrine ont tôt considéré que l’intérêt général était l’objet même de l’action de l’État et que l’administration ne devait agir que pour des motifs d’intérêt général. L’intérêt général est alors assimilé aux grands objectifs, voire aux valeurs de la nation : la défense nationale, le soutien de certaines activités économiques, la continuité du service public. Toutefois, le juge administratif veille à ce que l’invocation de l’intérêt général ne recouvre pas un acte arbitraire, un détournement de pouvoir, et que la dérogation au principe d’égalité justifiée par une raison d’intérêt général soit bien en rapport avec l’objet poursuivi.

C’est ainsi que l’intérêt général est présent dans la décision d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais celle-ci ne peut être légalement déclarée que « si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente » (CE Ass. 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est). L’intérêt général siège aussi dans l’exercice du pouvoir de police des autorités administratives, qui peuvent s’opposer à l’exercice de certaines libertés individuelles pour des motifs d’ordre public. Ainsi, le respect de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie n’a pas fait obstacle à ce qu’un maire puisse interdire l’attraction dite du « lancer de nain » (CE Ass. 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). L’intérêt général n’est pas, au demeurant, l’exclusivité des personnes publiques, et il peut prendre en compte des intérêts privés ; lorsqu’elle invoque l’intérêt général, l’autorité administrative doit veiller à ce qu’il ne leur soit pas porté une atteinte excessive (CE Ass. 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne c. Bernette). Enfin, il peut y avoir divergence entre l’intérêt général, identifié à l’intérêt national, et l’interprétation que font les juridictions internatio¬nales de certaines dispositions de conventions internationales, par exemple en ce qui concerne le droit à une vie familiale normale posé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, à la limite, l’intérêt général pourrait confiner à la raison d’État.

Si le juge constitutionnel – comme le juge administratif – a fait preuve d’une certaine prudence dans la définition de l’intérêt général, considérant qu’il n’a pas un pouvoir général d’appréciation comparable à celui du Parlement, une partie importante de ses décisions y fait référence. C’est ainsi qu’au fil du temps, il a retenu une succession d’intérêts que l’on peut regarder comme autant de démembrements de l’intérêt général : le caractère culturel de certains organismes, une bonne administration de la justice, des limitations au droit de grève dans les services de la radio et de la télévision, le logement des personnes défavorisées, une meilleure participation du corps électoral, les nationalisations et la validation rétroactive de règles illégales.


2. La conception française du service public

Dans la conception française, l’intérêt général ne saurait donc se réduire à la somme des intérêts particuliers ; il est d’une autre qualité, associé à la constitution ancienne de l’État-nation, à la forme centralisée que celui-ci a rapidement pris, et aux figures historiques qui l’ont incarné tels Richelieu, Colbert, Robespierre, Napoléon ou de Gaulle. Il s’ensuit, traditionnellement, une distinction franche public-privé que l’on fait remonter habituellement au Conseil du roi de Philippe Le Bel à la fin du XIII° siècle et que matérialise un service public important, fondé sur des principes spécifiques. Cette tradition a donné naissance fin XIX° début du XX° siècle à l’ « école française » du service public et du droit administratif illustrée par d’éminents juristes (Duguit, Laferrière, Hauriou, Romieu, etc.).

2.1. Une notion simple devenue complexe

Pendant longtemps, la notion de service public a été caractérisée par la réunion de trois conditions : une mission d’intérêt général, l’intervention d’une personne morale de droit public, un droit et un juge administratifs. Son objectif n’était donc pas la seule rentabilité, mais l’accomplissement de missions diverses ressortissant à l’idée que le pouvoir politique se faisait de l’intérêt général. Les sujétions de services public correspondantes devaient faire l’objet d’un financement par l’impôt et non par les prix, ce qui entraînait, en contrepartie, l’existence de prérogatives de service public telles que, par exemple, la responsabilité de l’État ne pouvait le plus souvent être recherchée que sur la base d’une faute d’une certaine gravité.

Cette conception de base, simple à l’origine, s’est complexifiée sous l’effet d’un double mouvement. D’une part, le champ du service public s’est étendu à de nouveaux besoins, à des activités jusque-là considérées comme relevant du privé (régies, services publics industriels et commerciaux). D’autre part, des missions de service public ont été confiées à des organismes privés (assurances sociales et sécurité sociale, compétence en matière disciplinaire d’ordres professionnels ou de fédérations sportives, concession et délégation de service public). En outre, l’extension du secteur public, base matérielle d’une partie importante du service public, a rendu l’un et l’autre plus hétérogènes. Le service public économique s’est plus franchement distingué du service public administratif. De nombreuses associations ont proliféré à la périphérie des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Le champ ouvert à la contractualisation a affaibli l’autorité du règlement.

2.2. Service public et construction européenne

Cependant, c’est le conflit entre la conception française de l’intérêt général et du service public, d’une part, et les principaux objectifs de la construction européenne, d’autre part, qui alimentent aujourd’hui ce que l’on peut appeler une crise du service public ou du service d’intérêt économique général (SIEG), selon la terminologie communautaire courante. Alors que la conception française du service public s’est traditionnellement référée à trois principes, égalité, continuité et adaptabilité, une autre logique lui est opposée, de nature essentiellement économique et financière, l’option d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » dont les critères sont essentiellement monétaires : taux d’inflation et fluctuations monétaires, déficit des finances publiques, taux d’intérêt à long terme.

La traduction juridique de cette démarche conduit à une marginalisation des mentions relatives à l’intérêt général ou au service public dans le traité instituant la Communauté européenne (aujourd’hui traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). De fait, le service public n’est expressément mentionné qu’à l’article 73, au sujet du remboursement de servitudes dans le domaine des transports. Les quelques articles qui font référence à la notion, sous des vocables divers, traduisent son caractère d’exception. Ainsi, l’article 86, relatif aux entreprises chargées de la gestion de « services d’intérêt économique général », les assujettit aux règles de la con¬cur¬rence en ne formulant qu’une réserve de portée limitée, « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Il donne mandat à la Commission de veiller au respect des règles de concurrence, en adressant « les directives ou décisions appropriées aux États membres ». L’objectif de « renforcement de la cohésion économique et sociale » figure, par ailleurs, à l’article 158.

On peut toutefois noter, au cours des dernières années, une certaine prise de conscience favorable à la notion de service d’intérêt général, traduite notamment par des arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. L’arrêt Corbeau du 19 mai 1993 décide qu’un opérateur, distinct de l’opérateur du service d’intérêt général, peut offrir des services spécifiques dissociables du service d’intérêt général de distribution du courrier, mais seulement « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt général ». L’arrêt Commune d’Almélo du 27 avril 1994, prévoit qu’une entreprise régionale de distribution d’énergie électrique peut passer une clause d’achat exclusif « dans la mesure où cette restriction à la concurrence est nécessaire pour permettre à cette entreprise d’assurer sa mission d’intérêt général ». Un arrêt intervenu sur une action en manquement, Commission des Communautés européennes c. République française, du 23 octobre 1997, a admis l’existence de droits exclusifs d’importation et d’exportation de EDF et de GDF, en considérant qu’ils n’étaient pas contraires aux échanges intracommunautaires d’électricité et de gaz.

Cela dit, c’est une conception restrictive du service d’intérêt général qui continue de prévaloir au sein de l’Union européenne, comme en témoigne la réforme structurelle des services de télécommunications, qui a fait éclater ce service public en trois catégories : le service universel (le téléphone de poste fixe à poste fixe, la publication de l’annuaire), les missions d’intérêt général (relatives aux fonctions de sécurité de l’État, armée, gendarmerie) et les services obligatoires imposant l’existence d’une offre de nouveaux services sur l’ensemble du territoire, mais sous la contrainte de l’équilibre financier, ce qui ôte toute garantie que le principe d’égalité soit effectivement ¬respecté.

Suite à la ratification du traité d’Amsterdam, l’article 16 du traité instituant la Communauté européenne associe valeurs communes et services d’intérêt économique général : « Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »

Cette conception restrictive de la notion de service public par l’Union européenne a joué un grand rôle dans le rejet par la France, par référendum du 29 mai 2005, du traité constitutionnel européen. En dernier lieu, la Commission européenne vient de refuser d’établir une directive cadre sur les services publics au moment où la Confédération européenne des syndicats lui a remis une pétition de plus de cinq cent mille signatures en faveur d’une telle directive.

2.3. Quelle refondation du service public ?

Que le service public doive s’adapter ne fait pas de doute, c’est même la condition d’application du principe de continuité. Mais la refondation du service public économique, appelée notamment par le progrès technique et la mondialisation, est inséparable de celle de sa base matérielle essentielle, le secteur public.

Les grandes entreprises publiques ont été constituées au lendemain de la seconde guerre mondiale, sur la base d’un principe de spécialisation leur conférant un monopole de production. Ensuite, ces entreprises ont acquis un savoir-faire dans un grand nombre de domaines connexes dont l’exercice est indispensable à leur équilibre financier. Cette évolution a conduit à définir de nouveaux concepts et à prévoir qu’une « certaine marge de diversification » était admissible, autorisant, par exemple, EDF à développer des activités d’ingénierie, mais non de télésurveillance. La complexification du service public se manifeste aussi de multiples façons : difficulté grandissante à rendre compatibles les différents schémas d’aménagement du territoire, opacité des documents soumis aux enquêtes en vue des déclarations d’utilité publique (ce qui oblige à rédiger des résumés non techniques des études d’impact), multiplication des lois « transversales » (eau, montagne, littoral, air) parfois mal articulées aux lois déjà existantes.

Les justifications du service public reposent sur l’idée que c’est en son sein que l’on rencontre les tâches les plus nobles, car finalisées par l’intérêt général, et les plus difficiles, en raison de l’ampleur des processus de socialisation qui s’y développent. Le service public aurait ainsi une vocation spécifique à servir de référence en matière de modernité (poids des dépenses de recherche, progrès de la science économique, de l’informatique, Concorde, Airbus, TGV, etc.), de rationalité (choix multicritères, gestion prévisionnelle des effectifs, rationalisation des choix budgétaires, évaluation des politiques publiques) et d’équité (relations administration-usagers, accès aux documents administratifs, motivation des actes administratifs). La demande de service public n’a cessé de croître au cours des dernières décennies, en relation avec la crise de l’État-providence, les atteintes à la cohésion sociale, le développement de l’exclusion, notamment dans les domaines de la sécurité, de la justice, de la solidarité sociale et de la diffusion du savoir. Seul le service public peut développer sur le long terme les politiques publiques nécessaires en ces domaines.

La réponse libérale a consisté en une assez large dérégulation. Un transfert de pouvoir réglementaire a été opéré en faveur d’autorités administratives indépendantes (Commission des opérations de bourse, Commission nationale de l’informatique et des libertés, Conseil supérieur de l’audiovisuel, Autorité de régulation des télécommunications) sans que l’activité réglementaire globale diminue pour autant. Des services administratifs ont été transformés en établissements publics administratifs, en établissements publics industriels et commerciaux et, souvent, en sociétés commerciales à capitaux d’État, mixtes ou privés. De nouvelles catégories d’établissements publics ont vu le jour (La Poste et France Télécom). Dans le même temps, la faible croissance a mis en difficulté les budgets sociaux et a conduit, malgré la pénurie des moyens, à multiplier les organismes de transferts sociaux et de solidarité.

Cette évolution générale a amené les pouvoirs publics à engager une réflexion sur la refondation et les perspectives du service public. Cette réflexion s’est développée dans plusieurs rapports officiels visant, soit à compléter les principes traditionnels (égalité, continuité et adaptabilité) par de nouveaux principes (neutralité, laïcité, transparence, participation et déontologie), soit à séparer la doctrine du service public jugée toujours fondée, du mode d’organisation susceptible de prendre des formes et des statuts variés, soit à concevoir une large réorganisation des structures administratives et gouvernementales.

2.4. L’importance fondamentale de l’appropriation sociale

Le service public ne recouvre pas exactement le secteur public, c’est-à-dire le champ couvert par la propriété publique. D’autre part, le service public dépasse le champ de la fonction publique qui regroupe les principales fonctions de l’État et des collectivités publiques.

Il n’y a pas identité du service public et du secteur public, propriété de l’État ou d’une autre collectivité publique. On a reconnu très tôt aux personnes publiques la possibilité de se livrer à des actes de gestion privée et de contracter (CE 6 février 1903, Terrier). Réciproquement, des organismes privés peuvent être chargés de missions de service public, par la voie de la concession, par exemple (CE 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Deville-les-Rouen), mais même en dehors de tout système contractuel (CE Ass. 13 mai 1938, Caisse primaire « Aide et protection »). Pourtant, si, au niveau micro-économique, il est possible, en certains cas, d’opérer une nette dissociation entre service public et secteur public, cette séparation n’est guère soutenable au niveau macro-éco¬nomique, car c’est dans le cadre de la société tout entière que se définit l’intérêt général et que le service public comme le secteur public trouvent leurs justifications principales.

La propriété privée est un attribut de la citoyenneté, mais elle peut connaître des limitations qui elles-mêmes font partie de la citoyenneté. Ainsi, après l’article premier qui évoque l’ « utilité commune », l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité », tandis que l’article 545 du Code civil indique également que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique ». L’ « utilité publique » ou « commune », la « nécessité publique », transcendent donc le droit individuel de propriété, parce qu’elles participent de l’intérêt général justifiant parfois l’existence d’une propriété publique par expropriation pour cause d’utilité publique. Le concept de propriété change alors de nature : d’un droit (usus, fructus, abusus), il devient une fonction sociale.

Cette fonction a vu ses justifications s’élargir. Le préambule de la Constitution de 1946 prévoit ainsi que : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la collectivité. » Plus tard, en 1972, le Programme commun de gouvernement du parti communiste, du parti socialiste et du mouvement des radicaux de gauche précisera les critères de nationalisation dans le secteur industriel. C’est par application de ces critères qu’ont été nationalisées, totalement ou partiellement, plusieurs dizaines de sociétés en 1982.

Depuis, un mouvement constant de privatisations s’est développé. Toutefois, l’existence d’un secteur public, qui reste très vaste et joue un rôle stratégique dans la vie économique et sociale, conserve à la question de la propriété publique, et plus généralement au concept d’appropriation sociale, une importance certaine, à la fois économique et politique. Elle demeure un sujet de réflexion et d’étude pouvant prendre diversement appui sur des notions comme celles de « patrimoine commun de l’humanité » ou de « destination universelle des biens ». D’ailleurs, le traité instituant la Communauté européenne n’y fait pas obstacle puisque son article 295 dispose que « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ».


3. La conception française de la fonction publique

Il y a un appauvrissement idéologique de la réflexion sur le service public et la fonction publique ; il est particulièrement sensible dans le mouvement syndical (faible commémoration du 60° anniversaire de la loi du 19 octobre 1946).

3.1. Mise en perspective de l’élaboration statutaire

Le statut général des fonctionnaires n’a cessé d’évoluer de se transformer (1946, 1959, 1983-1986) ; d’environ 1 million à 5,2 millions ; de 145 articles en 1946, 57 en 1959, plus de 500 aujourd’hui pour la fonction publique « à trois versants » respectant l’extrême diversité des fonctions et des activités.

Il est encore utile de rappeler les trois principes que j’évoquais alors pour fonder cette unité.

D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents » c’est-à-dire de la capacité des candidats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique.

Ensuite, le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration ; principe ancien que l’on retrouve déjà formulé dans la loi sur les officiers de 1834.

Enfin, le principe de responsabilité qui confère au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens et reconnaît la source de sa responsabilité dans l’article 15 de la Déclaration des droits de 1789, lequel indique que chaque agent public doit rendre compte de son administration ; conception du fonctionnaire-citoyen opposée à celle du fonctionnaire-sujet que Michel Debré définissait ainsi dans les années 1950 : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

C’est sur cette base qu’a donc été construite cette fonction publique « à trois versants », à la fois ensemble unifié et respectueux des différences comme l’indiquent ses quatre titres adoptés successivement de 1983 à 1986, l’un après l’autre car tout le monde ne marchait pas du même pas. Des conceptions contradictoires existaient aussi au sein même du gouvernement, Gaston Deferre, ministre de l’Intérieur inclinant en faveur d’une fonction publique d’emploi pour les agents des collectivités territoriales alors que je défendais le système de la carrière. On peut discuter de l’équilibre ainsi retenu entre une unification intégrale (au demeurant impraticable sans modification constitutionnelle en raison du principe de libre administration de l’article 72) et une séparation complète des fonctions publiques qui aurait consacré une « balkanisation » conduisant inévitablement à leur hiérarchisation. Je pense pour ma part que la solution retenue était, dans l’ensemble, satisfaisante.

Outre cette extension et cette réorganisation d’ensemble de l’architecture statutaire, des apports spécifiques ont été réalisés par la réforme de 1983-1984-1986. Pour l’ensemble des fonctionnaires couverts par le Titre 1er : le remplacement de la bonne moralité comme condition d’accès à la fonction publique par les mentions au bulletin n° 2 du casier judiciaire, la suppression des références à la tuberculose, au cancer et aux maladies mentales (art. 5 actuel) ; la liberté d’opinion (art. 6) ; le remplacement de la nature des fonctions par la notion de condition déterminante de l’exercice des fonctions dans les recrutements séparés hommes-femmes, ainsi que la publication tous les deux ans d’un rapport sur l’égalité (art. 6 bis et s.) ; le droit à la négociation sur les rémunérations, les conditions et l’organisation du travail reconnu aux organisations syndicales (art.8) et dépôt d’un rapport tous les deux ans (art. 15) ; le droit de grève (art. 10) ; la mobilité entre et à l’intérieur des fonctions publiques comme garantie fondamentale (art. 14) ; le droit à la formation permanente (art. 22) ; l’obligation d’information (art. 27) ; etc. Pour les fonctionnaires de l’État qui disposaient déjà du statut général dans le Titre II : la 3° voie d’accès à l’ENA (art. 19) ; l’institution de la liste complémentaire (art. 20), de la mise à disposition (art. 41) ; la titularisation des contractuels (art. 73), etc. Par ailleurs, dans le domaine réglementaire ou des circulaires, par exemple : la circulaire du 7 août 1981 sur la pleine compétence des CTP ; la circulaire du 24 août 1981 sur l’utilisation des locaux administratifs pour des activités autres que de service ; les décrets du 28 mai 1982 (droit syndical dont l’heure mensuelle d’information syndicale, les CSFP, CAP, CTP, CHS) ; le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers (abrogé à compter du 1er juillet 2007), etc.

Depuis, le système a résisté face aux multiples attaques dont il a été l’objet, mais pour autant son avenir n’est pas garanti. La première alternance politique entre 1986 et 1988 a permis au pouvoir politique, notamment avec la loi Galland du 13 juillet 1987, de s’attaquer au « maillon faible » du système : la fonction publique territoriale, de réintroduire des éléments de fonction publique d’emploi (listes d’aptitude, cadres d’emploi, recrutement de contractuels, etc.), de clientélisme, dans l’ensemble du statut général. La loi du 19 novembre 1982 sur les prélèvements en cas de grève a été abrogée par l’amendement Lamassoure, de même que la création de la 3° voie d’accès à l’ENA réservée aux détenteurs de mandats électifs, associatifs et syndicaux, etc. Je n’aurais garde d’oublier la mise hors fonction publique des PTT et de France-Télécom en 1990. Les attaques ont repris de 1993 à 1997 avec la réforme Hoëffel, et une stratégie de « mise en extinction » du statut général par la déréglementation, les privatisations, la contractualisation, etc., jusqu’à l’attaque frontale du rapport du Conseil d’État en 2003 tentant une théorisation d’un autre modèle de fonction publique érigeant, par exemple, le contrat en « source autonome du droit de la fonction publique ». Depuis il y a eu la loi dite de « modernisation » de la fonction publique du 2 février 2007 tentant par diverses mesures de gommer l’interface entre la fonction publique et le privé ; la loi sur la « mobilité » actuellement en discussion au Parlement qui dans une grande confusion développe la précarité de l’emploi public et crée les conditions d’un clientélisme étendu. Ces dernières initiatives peuvent être analysées comme des entreprises de déstabilisation avant la mise sur pied d’une tout autre fonction publique, alignée sur la conception libérale européenne dominante, copiée sur le modèle de l’entreprise privée et qu’annonce le livre blanc de Jean-Ludovic Silicani.

3.2. Le statut général attaqué de front

À l’évidence, l’élection du nouveau président de la République marque une nouvelle étape significative. J’ai pu parler à son sujet de « forfaiture » . Je considère en effet que Nicolas Sarkozy n’a pas été mandaté pour engager ce qui est en réalité une « contre-révolution » dans la fonction publique. Je dois ajouter d’ailleurs que c’est de sa part une constante s’agissant de sa pratique des institutions, mais il s’agit d’un autre sujet que j’ai traité par ailleurs sous le titre de « Dérive bonapartiste ».

Le « livre blanc sur l’avenir de la fonction publique » remis au gouvernement par Jean-Ludovic Silicani à la mi-avril applique fidèlement les orientations présidentielles. Je relève tout d’abord que le livre blanc n’hésite pas à se prévaloir des turpitudes de ses commanditaires pour justifier les orientations proposées : développement anarchique des corps, maquis les primes, désordres indiciaires, suppression des correspondances entre fonctions publiques, etc. Ensuite, l’exemplarité de la gouvernance privée est promue contre toute réflexion approfondie sur l’articulation : intérêt général-service public-fonction publique, jusqu’au vocabulaire managérial puisé dans l’air du temps et un bavardage démagogique sur les valeurs sans portée concrète. Enfin, c’est une réduction du champ de l’intervention de l’État et des collectivités publiques qui est mise en perspective dans un but évident de réduction de la dépense publique et d’accentuation de l’austérité sociale.

Le fond du problème est que l’existence en France (c’est une exception) de 5,3 millions d’agents de la fonction publique et de plusieurs centaines de milliers de travailleurs sous statut des entreprises publiques (soit au total plus du quart de la population active), constitue un môle de résistance à la logique dévastatrice d’ « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée », ce qui est jugé inadmissible par les autorités libérales qui ont fait de la concurrence et de la sélection leur credo.

On peut encore relever que ce rapport s’inscrit dans un contexte plus général d’abandon aux lois du marché de la régulation des politiques publiques sous convers de révision générale des politiques publiques (RGPP). La rationalité tend à être chassée de la conduite de ces politiques finalisées par l’intérêt général. C’est ainsi que, là aussi sous couvert de modernisation, le Conseil de modernisation des politiques publiques qui s’est tenu le 12 décembre 2007 a, parmi les 96 mesures de réforme de l’État qu’il a retenues, prévu : la suppression du Haut conseil du secteur public, du Comité d’enquête sur les coûts et les rendements des services publics, du Conseil national de l’évaluation, du Haut Conseil à la coopération internationale, de huit des neuf centres interministériels de renseignements administratifs (CIRA) ; le transfert de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère du Budget. Ces suppressions venant après l’intégration de la direction de la Prévision dans la Direction générale du Trésor et de la politique économique et surtout l’emblématique disparition du Commissariat général du Plan créé au lendemain de la Libération. Le nouveau Conseil tenu le 4 avril a, par 166 mesures disparates, mis l’accent, en dehors de toute problématique d’efficacité sociale et de service public, sur la réduction de la dépense publique recherchée à travers le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ; l’autre moitié provenant de la révision des politiques d’intervention concernant notamment le logement, l’emploi, la formation professionnelle, la santé et la sécurité.

S’agissant de la fonction publique, comment caractériser les réformes envisagées ?

J’ai rappelé les trois principes républicains fondant l’unité de la fonction publique « à trois versants » : égalité, indépendance, responsabilité. La réforme contrevient à ces trois principes : le contrat est opposé au statut, le métier à la fonction, la performance individuelle à la recherche de l’efficacité sociale.

* Le contrat opposé au statut

Je veux tout d’abord souligner et rappeler que les réformes proposées s’inscrivent dans un contexte de déréglementation et de privatisation dont on ne finirait pas d’exposer les cas multiples et les modalités (La Poste et France Télécom, Service des Poudres, SEITA, GIAT, IN, DCN) ; d’affaiblissement des organismes de programmation (CGP, intégration de la DP dans la DGTPE, disparition du CNE) ; d’extension du champ de la contractualisation au détriment de la loi, y compris dans la fonction publique régalienne.

Pourquoi le fonctionnaire a-t-il été placé par la loi vis-à-vis de l’administration dans une situation statutaire et réglementaire et non contractuelle ( art. 4 Titre 1er) ? et pourquoi les emplois permanents des collectivités publiques doivent-ils être occupés par des fonctionnaires (art. 3 T I) ? Parce que le fonctionnaire est au service de l’intérêt général à l’inverse du salarié de l’entreprise privée lié à son employeur par un contrat qui fait la loi des parties (art. 1134 du Code Civil). Remettre en cause cette spécificité c’est déconnecter le fonctionnaire de l’intérêt général pour le renvoyer vers des intérêts particuliers, le sien ou celui de clients ou d’usagers.

Et c’est aussi parce que la loi est l’expression de la volonté générale qu’aux termes de l’article 6 de la DDHC (art. 6) « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Le choix à l’entrée (avant ou après le concours ?) entre le statut et un contrat de droit privé conclu de gré à gré tourne ainsi le dos au principe d’égalité. En réalité on voit clairement ce qui découle de l’alternative ainsi proposée : la mise en extinction du statut général par recrutement parallèle et de manière croissante de personnels contractuels, le cas échéant bénéficiant de conditions avantageuses ce qui conduira à élever leur proportion comme le mouvement en est d’ailleurs amorcé, jusqu’à ce qu’ils deviennent plus nombreux que les fonctionnaires eux-mêmes. Il y a des précédents : le pdg de La Poste Jean-Paul Bailly ne vient-il pas d’annoncer (Le Figaro, 25 octobre 2007) qu’en 2012 il y aurait autant de salariés de droit privé que de fonctionnaires à La Poste ? Or on sait que le statut général qui n’écarte pas, par dérogation au principe, le recrutement de contractuels en circonscrit strictement les motifs (art.4 TII).

La réforme proposée est donc franchement contraire principe d’égalité.

* Le métier opposé à la fonction

La façon dont on appréhende la notion de fonction publique dépend du niveau où l’on souhaite situer les activités qu’elle regroupe. Pour ma part je déclarais le 15 décembre 1983 : « Dans le système dit de la carrière, propre à la conception française, on ne sert pas l’État comme on sert une société privée. C’est une fonction sociale qui s’apparente aussi bien à la magistrature, au sens donné à ce mot dans l’ancienne Rome, qu’au service public moderne dans toute la gamme des technicités requises pour la mise en œuvre des fonctions collectives d’une société développée comme la société française ». On retiendra de cette quasi-définition la référence de la fonction publique à une magistrature et sa conception globale : le système de la carrière considère des travailleurs collectifs dont l’activité est nécessairement gérée sur l’ensemble d’une vie professionnelle.

Aujourd’hui on nous propose le métier comme concept de référence. C’est celui du secteur privé et assez largement celui de la fonction publique territoriale avant la réforme de 1983-84. Je ne considère pas la notion de métier comme péjorative dans la fonction publique ; elle peut avoir une utilité pour analyser les fonctions, et synthétiser un ensemble d’activités élémentaires, mais son usage n’est pas neutre selon qu’il s’agit d’activités régies par le marché ou relevant d’une fonction publique. Dans le premier cas c’est la donnée de base des activités participant à la production de biens ou de services. Dans le second cas c’est l’éclatement des fonctions en composantes parcellaires qui ne peuvent prendre sens que par rapport aux fonctions publiques intégrées, elles-mêmes ordonnées par rapport à l’intérêt général.

Ainsi la substitution du concept de métier à celui de fonction vise à rien moins que de substituer la logique du marché à celle du service public, une fonction publique d’emploi à une fonction publique de carrière. Elle est accordée à la substitution du contrat à la loi, du contrat au statut.

Elle touche donc au cœur la conception française de fonction publique en remettant en cause le principe d’indépendance.


* L’individualisation de la performance opposée à la recherche de l’efficacité sociale

Le mérite est mis en avant pour mettre en accusation les pratiques actuelles. Personne n’a jamais contesté que le mérite doive être considéré pour rémunérer les fonctionnaires. On ne trouvera aucune déclaration de ma part prônant un égalitarisme généralisé, j’ai toujours affirmé le contraire, c’est-à-dire que le fonctionnaire qui travaille mal ne doit pas être rémunéré comme celui qui travaille bien. Le statut le permet, ce qui manque c’est le courage. En réalité, l’évocation du mérite et le thème de l’individualisation des rémunérations recouvre une remise en cause de l’ensemble des caractéristiques de la conception française de la fonction publique.

D’abord la notion de corps, c’est-à-dire de ces ensembles fonctionnels, regroupant le cas échéant plusieurs métiers dans une structure hiérarchique, organisés pour assumer certaines fonctions publiques spécifiques participant de fonctions publiques plus globales. On en critique le nombre en avançant des chiffres fantaisistes. Selon la DGAFP il y a aujourd’hui 300 à 500 corps et non pas 1500 et il ne faut jamais perdre de vue que 2 % des corps regroupent 70 % des fonctionnaires. Si la pratique n’est pas satisfaisante, les possibilités statutaires de mobilité existent par la voie du détachement, de la mise à disposition et ce n’est pas ceux qui, par la loi Galland du 13 juillet 1987 ont supprimé la comparabilité entre FPE et FPT de se plaindre du défaut de mobilité, pas davantage ceux qui ont pratiqué d’année en année le gel indiciaire pour critiquer ensuite la rigidité des carrières.

Ensuite, les modalités de rémunérations. J’ai connu le temps où des négociations salariales actives bien que conflictuelles avaient lieu chaque année. Elles ont disparu et le système a été profondément dénaturé par la confusion sciemment entretenue entre les différentes composantes de la rémunération : rémunération indiciaire, GVT, primes, bonifications, etc. À l’évidence le gouvernement actuel veut pousser plus loi la confusion par l’individualisation, vraisemblablement sur le modèle que suggérait le rapport 2003 du Conseil d’État (p. 360) : une rémunération en trois parties dépendant respectivement : de l’indice, de la fonction, de la performance. La part discrétionnaire pourrait dans ces conditions croître considérablement, en dehors de tout contrôle.

Enfin, cette atomisation salariale, s’ajoutant l’atomisation fonctionnelle et contractuelle, m’apparaît dangereuse en tant qu’elle isole le fonctionnaire des travailleurs collectifs auxquels il appartient dans l’organisation statutaire. Elle le rend par là plus vulnérable dans un contexte qui tendra à devenir plus clientéliste, plus sensible aux pressions administratives, politiques ou économiques. C’est au bout du compte l’intégrité de la fonction publique qui risque d’être mise en cause et la responsabilité que conférait à l’agent public l’article 15 de la DDHC : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

C’est donc aussi le principe de responsabilité qui est mis en cause et, au-delà, la pleine citoyenneté du fonctionnaire.

3.3. Sur la démarche à développer en réponse à la « contre-révolution culturelle »

Écartons les faux débats : la question n’est pas de savoir s’il faut évoluer ou pas. À cet égard il est peu de texte de l’importance du statut général qui aient autant évolué sur une si longue période. Il n’y a pas de texte sacré et un tel système qui ne s’adapterait pas aux besoins et aux techniques dépérirait. Ce n’est pas, pour autant, une raison pour remettre en cause les principes qui participent du pacte républicain. Fermeté sur les principes, souplesse dans la mise en œuvre.

La « contre-révolution culturelle » introduit en réalité un nouveau modèle, une autre conception de la fonction publique, une fonction publique d’emploi dominante au sein de l’Union européenne. C’est la fonction publique territoriale (« maillon faible » de la fonction publique « à plusieurs versants ») qui devient progressivement la référence et non plus jusqu’à présent la fonction publique de l’État. Il s’agit d’une stratégie cohérente que le rapport annuel du Conseil d’État de 2003 « Perspectives pour la fonction publique » avait déjà théorisée.

À cette cohérence, il faut répondre par une autre cohérence. Celle-ci passe toujours à mon avis par la réaffirmation des principes d’égalité, d’indépendance et de responsabilité. Cet aspect idéologique a malheureusement été négligé au cours des dernières décennies, par le mouvement syndical, les fonctionnaires et l’opinion publique. Pire, lorsque des gouvernements de droite ont porté des atteintes au statut général, comme en 1987 (loi Galland, amendement Lamassoure, 3° voie de l’ENA), les gouvernements de gauche les ont consacrées lorsqu’ils sont revenus au pouvoir. Ce débat droit prendre place dans le cadre du « Pacte service public 2012 » annoncé par le président de la République et, à court terme, dans de multiples conférences jusqu’en mars 2008. C’est alors que doit être rendu public un rapport qui vise à rien moins que de refonder le statut général des fonctionnaires sur les bases que j’ai précédemment indiquées, élaboré par un conseiller d’État, Jean-Ludovic Silicani.

Pour autant cela ne doit pas empêcher la formulation de propositions de réformes statutaires ou non-statutaires. De mon point de vue, elle pourraient concerner, par exemple : la mise en œuvre de la double carrière (sur la base, par exemple, du rapport de Serge Vallemont) ce qui nécessiterait une politique de formation sans commune mesure avec ce qui existe ; les conditions d’affectation, de détachement et plus généralement de mobilité ; une gestion prévisionnelle des effectifs et des compétence (en lieu et place de cet aveugle non remplacement de la moitié des départs en retraite) ; l’amélioration de l’égal accès des femmes et des hommes aux emplois supérieurs de la fonction publique ; la remise en ordre des classements indiciaires et statutaires ; la résorption de la précarité et la titularisation des contractuels indûment recrutés sur des emplois permanents ; l’instauration de modalités sérieuses de négociation et de dialogue social ; le développement de l’évaluation des politiques publiques, etc.

Il y a nécessité d’une mise en mouvement syndical sur ces questions en même temps que sur celles portant sur le pouvoir d’achat et les effectifs qui ne doivent pas occulter la question statutaire. Au-delà, il lui revient également de participer à la formation de l’opinion à une meilleure connaissance de la conception française de la fonction publique, du service public et de l’intérêt général.

S’il est légitime que les fonctionnaires se mobilisent pour défendre leurs intérêts propres, leur action va bien au-delà et joue un rôle éminent dans la défense et la promotion des droits des autres salariés et de l’ensemble des citoyennes et des citoyens. Et ce pour des raisons à la fois sociales, économiques et politiques.

Sociales, car étant dans une position statutaire et réglementaire et non contractuelle, ils échappent aux rapports de forces souvent inégaux qui président aux différentes formes de contractualisation. Ils peuvent ainsi constituer une référence forte pour la progression de la notion de « statut du travail salarié » ou de « sécurisation des parcours professionnels ».

Economiques, car la fonction publique exige encore largement, même si les dérogations tendent à se multiplier, une base matérielle publique, une propriété publique étendue qui tend à faire échapper les activités regroupées dans la fonction publique à la marchandisation des rapports sociaux et à substituer la notion d’efficacité sociale à celle de rendement, de rentabilité financière ou de performance individuelle.

Politiques, car les fonctionnaires sont avant tout au service de l’intérêt général. C’est-à-dire qu’ils sont au service des valeurs cardinales de la citoyenneté, non seulement la conception française de l’intérêt général, mais aussi l’affirmation du principe d’égalité pour que l’égalité sociale rejoigne l’égalité en droit, mais encore l’exigence de responsabilité que fonde le principe de laïcité.

Parce que notre monde est celui d’une prise de conscience de l’unité de destin du genre humain en raison de la finitude de la planète. L’exigence montera de mises en commun des ressources du sol et du sous-sol, du développement des relations et des solidarités entre les hommes, de l’émergence de valeurs universelles. Le XXI° siècle pourrait, dans ces conditions, être « l’âge d’or » des services publics et la France serait en mesure de lui apporter une contribution éminente, notamment dans le domaine de la fonction publique. La mondialisation n’est pas seulement celle du capital. Ce n’est pas sans ridicule que le rapport Silicani tente de récupérer au service de sa mauvaise cause, un philosophe comme Marcel Gauchet dont l’enseignement n’a absolument rien à voir avec l’idéologie managériale du livre blanc.

Les fonctionnaires, qui subissent depuis tant d’années une politique de régression de leur pouvoir d’achat, de réduction des effectifs, de dégradations de leurs conditions matérielles et morales de travail, sont partagés entre la résignation et la révolte. Mais ils disposent aussi, traditionnellement, d’organisations syndicales compétentes et influentes, même si le mouvement syndical des fonctionnaires subit, comme l’ensemble de la société, une perte de repères qui ne favorise pas l’action. Quoi qu’il en soit, il y a dans les fonctions publiques un potentiel de refus des dérives mercantiles qui reste disponible pour contester les réformes que le gouvernement actuel entend traduire en projet de loi pour 2009. Les fonctionnaires ont en main leur destin et leur responsabilité dépasse largement le cadre de la fonction publique.

En dépit de la violence de l’attaque aujourd’hui portée contre le service public et la conception républicaine de la fonction publique nous avons donc de bonnes raisons d’être optimiste. Il y a dans la société française, nous l’avons vu, une conception de l’intérêt général qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, mais qui constitue une catégorie éminente, fondée sur une distinction franche public-privé. Face à la remise en cause de ce patrimoine par des opérations telles que le rapport Silicani, il importe que se lèvent dans l’opinion publique toutes les voix qui refusent la régression promise. Tel est le sens de l’appel « Le service public est une richesse » récemment lancé par une soixantaine de personnalités parmi lesquelles, des syndicalistes, des dirigeants d’associations, des élus, des hauts fonctionnaires, d’anciens ministres et des dirigeants de services ou d’entreprises publiques, des responsables de la culture , etc.

Tant il est vrai qu’il n’y a que les batailles que l’on ne mène pas que l’on est sûr de perdre.